Années de plomb, services secrets, massacres d’État, complot, répression, terrorisme, État d’urgence… Ou bien, au contraire : les plus belles années de notre vie, transformation radicale de la vie quotidienne, utopie, besoin de communisme, révolution sexuelle, lutte armée, etc.
Et encore : Mondo Beat, hippies, situationnistes, mouvement étudiant, Potere operaio, Lotta continua, maoïstes, conseillistes, anarchistes, autonomes… Derrière ces mots, la vie de milliers, de centaines de milliers de personnes qui auront, deux décennies durant, miné jusqu’à leurs fondements les piliers en apparence immuables qui servaient de base à la société italienne. Après cette formidable, cette profonde expérience collective, rien ne peut plus être comme avant.
Pour réduire au silence cette grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle, il a fallu (pour la première fois dans l’histoire de l’après-guerre) la grande alliance du système des partis, le recours aux corps armés de l’État, une modification radicale de « l’État de droit », la transformation de la magistrature en bras séculier du pouvoir politique et des intérêts de la bourgeoisie, industrielle ou non.
À l’appui de ce consensus, la totalité du champ des mass-media a renouvelé la tradition du journaliste policier* du début du siècle. Tous appliqués à démontrer que, pour que rien ne change, il suffisait d’« éliminer » une petite minorité d’exaltés délirants, coupés de la réalité et manipulés par des pouvoirs occultes. Pour défendre la vérité et les droits, un incroyable bataillon d’avocats ingénieux et probablement uniques, un maigre groupe de « garantistes », les restes généreux des mouvements politiques.
40 000 inculpés, 15 000 personnes « passées » par la prison, 6 000 condamnés, presque toujours sans la moindre garantie des droits de la défense. Ce sont les chiffres arides, définitifs, comptables de cette brillante opération de défense de la « démocratie ». Derrière les chiffres, les « prisons spéciales », la torture, l’isolement, le meilleur de deux générations réduites au silence, contraintes à l’exil, ou « rendues » à la société après avoir été humiliées dans leur identité même.
Comment raconter tout cela sans coller des étiquettes et des définitions, sans tomber dans le piège de l’idéologie, sans faire de cadeau à l’adversaire de toujours en reconstituant des plans, en retraçant des géométries ? Peut-être en faisant apparaître des fragments, des parcours, au détour des sentiers labiles de la mémoire, en laissant parler les différences.
Non pas une histoire donc, mais un chemin pour susciter des réflexions, pour insister sur la joie et la richesse, pour aider à chercher les origines de ce long printemps. Le mérite de ces cartes différentes pourrait résider dans leur outrageuse subjectivité.