USA: de la chasse aux sorcières à la Beat generation

Le besoin de références cul­turelles plus pré­cis­es et plus con­sis­tantes se fait forte­ment sen­tir. Comme le dis­ent d’avisés soci­o­logues, « tous les mou­ve­ments nés d’exigences réelles finis­sent tou­jours par par­tir à la recherche de leurs ancêtres ou de leurs pères fon­da­teurs ». C’est pré­cisé­ment à ce moment qu’arrivent en Ital­ie les pro­duc­tions du « mou­ve­ment beat » améri­cain. On com­mence à lire Gins­berg, Ker­ouac, Cor­so, Fer­linghet­ti, en tra­duc­tion ou, laborieuse­ment, dans les revues auto­pro­duites glanées au cours de voy­ages à l’étranger.

Les écrivains et les poètes de la mou­vance beat s’étaient for­més aux États-Unis à la fin des années 1940 et au début des années 1950, en pleine Guerre froide. Le cli­mat social était alors extrême­ment lourd et forte­ment répres­sif. Les États-Unis et l’URSS, qui avaient été alliés pen­dant la guerre et dans la vic­toire con­tre le nazisme, s’étaient partagés la planète. Cha­cun avait établi sa sphère d’influence poli­tique et mil­i­taire et à présent ils se réar­maient l’un con­tre l’autre, avec entre eux la ter­ri­ble vari­able atom­ique. Après la par­en­thèse sanglante de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, les deux grands sys­tèmes, social­iste et cap­i­tal­iste, s’opposaient de nou­veau irré­ductible­ment.

Dans un tel cli­mat, les dirigeants nord-améri­cains, et surtout les chefs mil­i­taires du Pen­tagone, voy­aient des com­mu­nistes infil­trés partout. Les intel­lectuels de gauche qui, dans les années 1930, avaient apporté un large sou­tien au New Deal de Roo­sevelt, avec une pro­duc­tion ciné­matographique et lit­téraire très engagée sur le ter­rain social et poli­tique, étaient tous devenus des agents poten­tiels du com­mu­nisme inter­na­tion­al. La stratégie de la Guerre froide, l’opposition entre les blocs, avaient fait naître une psy­chose de l’ennemi intérieur qu’attisaient encore les instances les plus réac­tion­naires du pou­voir. C’est la péri­ode de la « chas­se aux sor­cières ». La répres­sion sera par­ti­c­ulière­ment acharnée dans le monde de la cul­ture et du ciné­ma (aux États-Unis, le ciné­ma avait tou­jours été con­sid­éré non seule­ment comme une grande indus­trie mais aus­si comme un for­mi­da­ble instru­ment de con­sen­sus) et les intel­lectuels pro­gres­sistes seront con­tin­uelle­ment som­més de faire la preuve de leur loy­auté envers le pou­voir en place.

Après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, plusieurs com­mis­sions d’enquête sur les « infil­tra­tions » extrémistes sont insti­tuées par le Con­grès et les Par­lements de dif­férents États. Des réal­isa­teurs, des scé­nar­istes, des écrivains, sus­pec­tés de com­mu­nisme en rai­son du con­tenu de leurs œuvres, sont con­vo­qués, notam­ment devant la House un-amer­i­can activ­i­ties com­mit­tee (HUAC). Nom­breux sont ceux qui, comme le grand écrivain Dashiell Ham­mett, furent incar­cérés pour avoir refusé ces pra­tiques « inquisi­to­ri­ales »; d’autres ne pour­ront plus tra­vailler pen­dant des années (comme Dal­ton Trum­bo ou John Howard Law­son). D’autres encore quit­teront les États-Unis en signe de protes­ta­tion (Char­lie Chap­lin, Bertolt Brecht, Thomas Mann ou Theodor Adorno). Beau­coup enfin abjureront lam­en­ta­ble­ment leur passé, dénonçant au pas­sage col­lègues et amis (on se sou­vient d’Elia Kazan) et con­tribuant ain­si à légitimer une cul­ture poli­tique « de la repen­tance et du reniement » qui resur­gi­ra sous d’autres formes dans l’histoire des démoc­ra­ties occi­den­tales (notam­ment en Ital­ie, avec l’instauration des lois d’urgence et les procès poli­tiques des années 1980).

Le mac­carthysme – du nom d’un des inquisi­teurs les plus ardents: Joseph McCarthy, prési­dent d’une sous-com­mis­sion du Sénat – était bien sûr un fruit vénéneux de la Guerre froide. Mais c’était aus­si l’expression de ce que les beat appelaient « le fas­cisme mil­i­taire du Pen­tagone », et plus générale­ment des élites de la Mai­son Blanche. Car les États-Unis étaient alors engagés dans la sanglante guerre de Corée, qui risquait de s’étendre à la planète entière. Le sur­gisse­ment des artistes beat, encore jeunes à l’époque, était aus­si une réac­tion à cette page som­bre de la démoc­ra­tie améri­caine. Par leur aspect extérieur (cheveux, vête­ments…) mais surtout par leur mode de vie, ils reje­taient délibéré­ment les mod­èles de l’amer­i­can way of life.

Ils reje­taient égale­ment les mod­èles lit­téraires de la généra­tion des années 1930 (Stein­beck, Dos Pas­sos, Cald­well, etc.) à la fois pour leur para­doxale coopéra­tion avec la poli­tique du New Deal et pour leur com­porte­ment devant la HUAC et McCarthy (on se sou­vient des déc­la­ra­tions de « loy­auté » de Dos Pas­sos et Stein­beck). En quête d’autres références, ils se tour­nent notam­ment vers les mau­dits*, Miller (Hen­ry) et Bur­roughs, qui s’étaient abstenus du sou­tien con­sen­suel à la poli­tique de Roo­sevelt et par­couraient le monde à la recherche d’autres cul­tures, d’expériences dif­férentes. Mais aus­si, dans un passé plus loin­tain, vers le poète Walt Whit­man qui, à la fin du xixe siè­cle, avait chan­té la libre Amérique des indi­vidus et des grands espaces. Le père de la poésie améri­caine, qui dis­ait de son recueil Leaves of Grass qu’il était « le chant d’un grand indi­vidu col­lec­tif, pop­u­laire, homme ou femme », avait écrit, après l’exécution de l’abolitionniste John Brown 

1 Walt Whit­man, Feuilles d’herbe [1855], tr. fr. de Jacques Dar­ras, Poésie/Gallimard..

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Je suis cet homme-là, j’ai souf­fert, j’y étais.

La dédaigneuse sérénité des mar­tyrs,

La marâtre médié­vale con­damnée pour sor­cel­lerie, brûlée sur un bûch­er de bois sec sous les yeux incré­d­ules de ses pro­pres enfants,

L’esclave qui fuit les dogues, qui flanche dans sa course, qui souf­fle, appuyé sur une clô­ture, qui est en sueur

Cette mor­sure d’aiguillon qui le pique aux jambes, au cou, chevro­tine meur­trière ou balles,

Je le suis, je le sens.

« Naturelle­ment, le beat fut con­sid­éré sous tous ses aspects comme un mou­ve­ment de nature moins sociale que lit­téraire. Drogues, cool jazz, sexe inter­ra­cial et ­boud­dhisme zen étaient une manière de man­i­fester le refus de la cul­ture améri­caine dom­i­nante, et donc de créer une con­tre-cul­ture. “Pour épa­ter les bour­geois­es*” devint le slo­gan du style de vie beat: ils reje­taient le con­formisme au nom de l’intégrité artis­tique, ils revendi­quaient la pau­vreté et la mar­gin­al­ité sociale. Les beat vécurent comme des mar­gin­aux dans les quartiers pau­vres de New York et des grandes villes améri­caines, ensem­ble dans la rue ou dans les clubs embrasés par le be-bop. Ils don­nèrent vie à un mou­ve­ment com­mu­nau­taire, né de la rue, tis­sé des vibra­tions de la rue. Mais il y avait tant de roman­tisme chez les auteurs et les grandes fig­ures de la Beat gen­er­a­tion que leur indi­vid­u­al­isme exas­péré finit par ren­dre impos­si­ble toute con­sti­tu­tion com­mu­nau­taire plus poussée 

2 Vivere insieme (il libro delle comu­ni), Arcana, 1975, rééd. DeriveAp­pro­di, 2008.

. »

Une par­tie d’entre eux gagna la côte ouest et for­ma à San Fran­cis­co une sorte de « com­mune intel­lectuelle » autour d’une librairie qui fai­sait aus­si office de mai­son d’édition, la City Lights Books, dirigée par Lawrence Fer­linghet­ti. On y pub­li­ait les œuvres des écrivains et des poètes beat. À par­tir du milieu des années 1950, une par­tie d’entre eux se firent appel­er beat­nik, par provo­ca­tion et par référence au Spout­nik, le pre­mier satel­lite arti­fi­ciel envoyé dans l’espace par les Sovié­tiques à la grande con­ster­na­tion des indus­triels, des généraux et des politi­ciens améri­cains.

Gre­go­ry Cor­so et Allen Gins­berg sont cer­taine­ment les deux plus grands poètes de la Beat gen­er­a­tion. Ker­ouac dis­ait de Cor­so: « Gre­go­ry était un petit dur du Low­er East Side qui s’était élevé comme un ange au-dessus des toits et chan­tait des chan­sons ital­i­ennes avec la douceur de Caru­so ou de Sina­tra, mais en mots. Les “douces collines de Milan

3 « Aretino remem­bers Spring in Milan ; his moth­er, / who now, on sweet milanese hills, sleeps. / No sign of Spring ! No sign ! // Ah, Boti­cel­li opens the door of his stu­dio. » Gre­go­ry Cor­so, « Boticcelli’s Spring », Gaso­line, 13 Une tra­duc­tion par­tielle de Gaso­line a été pub­liée dans le vol­ume Sen­ti­ments élé­giaques améri­cains, Chris­t­ian Bour­go­is, 1977 (rééd. 1996)..

” sont posées sur son âme renais­sante, le soir descend sur les collines. Stupé­fi­ant et mag­nifique Gre­go­ry Cor­so, seul et unique Gre­go­ry. Lisez lente­ment et voyez. »

Cor­so est aus­si l’auteur de quelques entre­tiens fic­tifs à pro­pos de la Beat gen­er­a­tion, dont il est à la fois l’interviewer, l’interviewé et le spec­ta­teur mali­cieux:

Que pensez-vous de la Beat gen­er­a­tion?

Je pense que ce n’est pas un acci­dent. Je pense que ça n’existe pas. Il n’y a rien qui ressem­ble à une Beat gen­er­a­tion.

Vous ne vous con­sid­érez pas comme beat?

Dia­ble non! Je ne me con­sid­ère ni comme beat, ni comme béat­i­fié.

Qu’est-ce que vous êtes alors, si vous n’êtes pas beat?

Un indi­vidu, rien.

Vous vous fichez de l’existence du mou­ve­ment beat?

Je m’en fiche com­plète­ment, mon ami!

Vous n’aimez pas vos sem­blables?

Non, je n’aime pas mes sem­blables, et même ils ne me plaisent pas du tout, sauf l’individu si j’arrive à le con­naître; je ne veux pas gou­vern­er ni être gou­verné.

Mais vous êtes gou­vernés par les lois de la société.

C’est une chose que je cherche à éviter.

Ah, en évi­tant la société vous vous séparez de la société, et être séparé de la société c’est être BEAT.

Vrai­ment?

Vrai­ment.

Je ne com­prends pas. Je ne veux pas y être du tout dans la société, je veux rester dehors.

Regarde la réal­ité, en face mon ami, tu es un beat.

Pas du tout! Ce n’est même pas un désir con­scient de ma part, seule­ment je suis fait ain­si, je suis ce que je suis.

Mon ami, tu es telle­ment beat que tu ne t’en rends même pas compte.

Mais vous, que pensez-vous de la Beat gen­er­a­tion?

Un cer­tain style, si on y repense, de vieilles pho­tos, Fitzger­ald à Paris, 1920, haute société, pro­hi­bi­tion, jazz; ce qui a car­ac­térisé une généra­tion plutôt que ce en quoi elle croy­ait. Les don­nées fon­da­men­tales sont tou­jours les mêmes, le style change, mais les faits, mon ami, les faits demeurent.

En quoi pensez-vous que con­siste la Beat gen­er­a­tion?

Con­siste? Oh, des per­son­nes beat avec des idées beat qui n’ont de lien avec rien sinon les uns avec les autres.

Alors c’est une généra­tion d’amour.

Non, mon ami, nous sommes en pleine mer. Posez-moi une autre ques­tion.

Vous ne croyez pas en l’amour?

Ami, tu es grand. Tiens, laisse-moi tir­er sur ton joint

4 Gre­go­ry Cor­so, Vari­a­tions on a gen­er­a­tion [1959], pub­lié en 1963 dans l’édition ital­i­enne de Gaso­line. À pro­pos de Gre­go­ry Cor­so, on peut lire égale­ment Jacques Josse, La Mort de Gre­go­ry Cor­so, La dig­i­tale, 2008 et Bar­ry Miles, Beat Hotel : Allen Gins­berg, William Bur­roughs & Gre­go­ry Cor­so à Paris, 1957–1963, Le mot et le reste, 2011

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    Walt Whit­man, Feuilles d’herbe [1855], tr. fr. de Jacques Dar­ras, Poésie/Gallimard..
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    Vivere insieme (il libro delle comu­ni), Arcana, 1975, rééd. DeriveAp­pro­di, 2008.
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    « Aretino remem­bers Spring in Milan ; his moth­er, / who now, on sweet milanese hills, sleeps. / No sign of Spring ! No sign ! // Ah, Boti­cel­li opens the door of his stu­dio. » Gre­go­ry Cor­so, « Boticcelli’s Spring », Gaso­line, 13 Une tra­duc­tion par­tielle de Gaso­line a été pub­liée dans le vol­ume Sen­ti­ments élé­giaques améri­cains, Chris­t­ian Bour­go­is, 1977 (rééd. 1996)..
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    Gre­go­ry Cor­so, Vari­a­tions on a gen­er­a­tion [1959], pub­lié en 1963 dans l’édition ital­i­enne de Gaso­line. À pro­pos de Gre­go­ry Cor­so, on peut lire égale­ment Jacques Josse, La Mort de Gre­go­ry Cor­so, La dig­i­tale, 2008 et Bar­ry Miles, Beat Hotel : Allen Gins­berg, William Bur­roughs & Gre­go­ry Cor­so à Paris, 1957–1963, Le mot et le reste, 2011