Des Quaderni rossi à classe operaia

Les affron­te­ments ne sont pas encore ter­minés que déjà cha­cun ou presque, à droite comme à gauche, y va de son expli­ca­tion infail­li­ble, comme si tout avait été prévu, atten­du, radi­ographié, alors même que beau­coup d’ouvriers qui en sont les acteurs en sont les pre­miers sur­pris. La thèse la plus prisée par la gauche ital­i­enne fait état d’une « provo­ca­tion » per­pétrée par « la police », « le patronat », « des voy­ous », « des fas­cistes », aux­quels vien­nent bien­tôt s’ajouter « des groupes extrémistes »; de l’autre bord, on accuse les com­mu­nistes d’avoir excité les ouvri­ers sur les piquets de grève et d’avoir manip­ulé le peu­ple turi­nois dans la rue.

En réal­ité, cha­cun explique « la piaz­za Statu­to » à l’aide de ses pro­pres fan­tasmes, de sorte que dans les nom­breuses déc­la­ra­tions, dénon­ci­a­tions ou pris­es de dis­tance qui se font enten­dre, on aperçoit tous les mon­stres qui peu­plent l’idéologie des uns et des autres, mais rien ou presque ne se dit des sujets réels qui man­i­fes­tent, se révoltent et lut­tent sur la piaz­za Statu­to, ni de leur nou­veauté. À ce jeu de ­l’occultation par­ticipent égale­ment ceux qui dénon­cent « des man­i­fes­ta­tions d’anarchisme sous-pro­lé­tarien » étrangères aux objec­tifs de la lutte ouvrière. La for­mule est de Raniero Panzieri, qui y croy­ait vrai­ment, ce qui n’était pas le cas de tout le monde aux Quaderni rossi. Le pre­mier numéro des Cronache dei Quaderni rossi pub­liera par la suite une analyse appro­fondie de la grève à la FIAT, mais se mon­tr­era extrême­ment pru­dent, pour ne pas dire dis­tant, au sujet des « événe­ments de la piaz­za Statu­to ». Ce texte

1 Gof­fre­do Fofi, « Alcune osser­vazioni sui fat­ti di piaz­za Statu­to », Cronache dei Quaderni rossi, n° 1, sep­tem­bre 1962. Mais c’est Umber­to Seg­re qui a su, lors de ces journées, saisir le mieux les élé­ments de la nou­velle com­po­si­tion de classe et finale­ment le lien entre la piaz­za Sat­u­to et les grèves de Turin. Voir Umber­to Seg­re, « Piaz­za Sat­u­to e altro », Ponte, juil­let 1962, ain­si qu’un arti­cle paru dans Il Giorno du 12 juil­let 1962 [N.d.A.]

recon­naît cepen­dant avec une cer­taine clair­voy­ance la nou­velle com­po­si­tion de la classe ouvrière qui a mené les grèves de Turin, et qui, à par­tir de ses besoins et grâce à sa déter­mi­na­tion, a déblo­qué une sit­u­a­tion au point mort depuis des années, et don­né aux luttes une impul­sion déci­sive.

Toute­fois, dans tous les textes des Cronache, la grève des ouvri­ers de la FIAT est tou­jours rigoureuse­ment dis­jointe des événe­ments et des pro­tag­o­nistes de la piaz­za Statu­to. La vérité était pour­tant à l’exact opposé: les acteurs de la grève de la FIAT étaient bien les mêmes que ceux de la piaz­za Statu­to. C’était pré­cisé­ment cela que, sur le moment, per­son­ne ne voulait com­pren­dre et moins encore accepter, et à quoi on préférait sub­stituer le grand bal masqué des fig­ures de l’explication. Une grande par­tie des ouvri­ers avait changé. Ils n’appartenaient plus, ou plus seule­ment, à la tra­di­tion com­mu­niste qui s’était for­mée pen­dant la Résis­tance. Ils ne se soumet­taient plus à la dis­ci­pline de l’usine et du par­ti qui avait mar­qué la Recon­struc­tion. La mobil­ité de classe, l’immigration mas­sive, le déracin­e­ment cul­turel et les con­di­tions de la vie urbaine avaient com­mencé à avoir rai­son de la com­po­si­tion de classe tra­di­tion­nelle. Les formes de sub­jec­ti­va­tion et de lutte par lesquelles s’exprimait l’insatisfaction au tra­vail et dans la vie com­mençaient à débor­der les règles insti­tu­tion­nelles établies.

Pen­dant les trois jours de la Révolte de la piaz­za Statu­to, au point cul­mi­nant d’une grande grève d’usine à laque­lle elle est étroite­ment liée, la fig­ure de l’ouvrier-masse fait sa pre­mière appari­tion. C’est une fig­ure d’ouvrier déqual­i­fié à haute pro­duc­tiv­ité, jeté dans la pro­duc­tion comme pure force de tra­vail, et qui se rebelle face à son des­tin en por­tant la grève à de très hauts niveaux de ten­sion et de réus­site, sur les piquets de grève et à l’intérieur de l’usine, mais aus­si en déplaçant l’affrontement de l’usine vers le ter­ri­toire urbain. La cen­tral­ité de l’usine c’était aus­si cela: elle se pro­longeait dans la ville.

La com­po­si­tion de classe avait changé et de ce fait les com­porte­ments, les pra­tiques et les rythmes du con­flit de classe com­mençaient à chang­er, tout comme avaient changé les modal­ités de l’accumulation cap­i­tal­iste et de l’extraction de la plus-val­ue pen­dant la Recon­struc­tion. Mais il était plus aisé de recon­naître les trans­for­ma­tions du cap­i­tal que celles de la classe ouvrière. Il était plus facile d’analyser les boule­verse­ments dans la com­po­si­tion du cap­i­tal fixe et les formes de son despo­tisme que d’accepter les formes de sub­jec­ti­va­tion et de révolte ouvrières face à des con­di­tions de vie et de tra­vail intolérables – a for­tiori quand elles s’exprimaient par des com­porte­ments anomaux, imprévus, incon­nus, ingou­vern­ables et com­plète­ment étrangers à la dis­ci­pline et aux règles poli­tiques et syn­di­cales qui avaient pré­valu dans les années 1950, tout au long de l’interminable Recon­struc­tion.

Piaz­za Statu­to est l’indice que les sujets et les formes de la con­flict­ual­ité sont en train de chang­er, qu’ils ne sont plus régis par une péri­od­ic­ité mécanique mais qu’ils sont entrés dans une con­flict­ual­ité per­ma­nente. Celle-ci ne fera que croître jusqu’à la révolte urbaine du cor­so Tra­iano en juil­let 1969: c’est piaz­za Statu­to que com­mence l’histoire du mou­ve­ment de l’autonomie ouvrière en Ital­ie.

Les recherch­es de Panzieri et la ques­tion du rap­port homme-machine sus­citèrent un tra­vail d’enquête qui investit directe­ment le ter­rain des grandes usines. La FIAT et les usines qui présen­tent un degré d’innovation tech­nologique élevé, comme Olivet­ti à Ivrea, font l’objet d’une atten­tion par­ti­c­ulière. Le groupe des Quaderni rossi tra­vaille à par­tir d’entretiens avec les ouvri­ers. L’enquête ouvrière rede­vient – pour repren­dre les ter­mes de Marx – un instru­ment de con­nais­sance de la nature et de la forme du cycle de pro­duc­tion en usine, en même temps que l’expression des exi­gences d’autonomie ouvrière

2 « Quel est votre méti­er ? Est-ce que votre tra­vail est fait à la main ou avec l’aide de machines ? Y a‑t-il des appren­tis ? Com­bi­en ? Décrivez les con­di­tions de l’atelier : dimen­sion des pièces, place assignée à chaque ouvri­er ; lieux d’aisance, etc. Énumérez les acci­dents arrivés durant votre expéri­ence pro­fes­sion­nelle. Tra­vaille-t-on pen­dant les heures de repas ? Quel temps perdez-vous en vous ren­dant à l’atelier et en ren­trant chez vous ? Quels sont les prix des objets néces­saires, tels que : (a) Loy­er de votre habi­ta­tion ; con­di­tions de loca­tion ; le nom­bre de pièces qui la com­posent, des per­son­nes qui y demeurent (b) Nour­ri­t­ure : pain, viande, légumes, pommes de terre, etc., laitage, œufs, pois­sons, beurre, huile, sain­doux, sucre, sel, épiceries, café, chicorée, bière, cidre, vin, etc., tabac. Êtes-vous payé au temps ou à la pièce ? […] Com­bi­en de grèves se sont pro­duites dans votre méti­er pen­dant le cours de votre expéri­ence ? Com­bi­en de temps ces grèves ont-elles duré ? Quels ont été leurs résul­tats ? » Extraits de Karl Marx, « Enquête ouvrière », Œuvres, Tome I, Bib­lio­thèque de la Pléi­ade, Gal­li­mard, 1963, p. 1529

. Dès les pre­miers numéros parus, à par­tir de 1961, les Quaderni rossi ren­dent compte de la richesse de ce rap­port avec l’usine, notam­ment dans les enquêtes menées à Olivet­ti par Romano Alquati

3 L’enquête à Olivet­ti, « menée grâce à l’engagement généreux et mas­sif des cadres ouvri­ers, non seule­ment du PSI mais égale­ment du PCI, act­ifs dans l’usine » (Romano Alquati, Sul­la FIAT e altri scrit­ti, op. cit.) est d’abord parue en deux volets dans les numéros 2 et 3 des Quaderni rossi (1962 et 1963) sous le titre « Com­po­sizione organ­i­ca del cap­i­tale e forza lavoro alla Olivet­ti ». Rédigée avant les grèves de 1962 à Turin, elle com­por­tait en réal­ité trois autres par­ties, qui por­taient sur : « c) la lutte ouvrière, d) la sub­jec­tiv­ité ouvrière, e) l’organisation poli­tique et syn­di­cale en usine. Il est évi­dent que les par­ties les plus impor­tantes et les plus déter­mi­nantes du point de vue des final­ités poli­tiques de la recherche mil­i­tante et de sa social­i­sa­tion étaient les trois dernières, mais elles sont restées dans les tiroirs », ibi­dem

, qui per­me­t­tent déjà, au début des années 1960, de saisir la nature de la ter­tiari­sa­tion en cours en Ital­ie.

Le groupe d’intellectuels des Quaderni rossi, épaulés par des cadres ouvri­ers, con­stitue de cette manière un réseau d’intervention et de recherche qui com­mence à gag­n­er un cer­tain nom­bre de grandes usines du Nord de l’Italie. Ils inter­vi­en­nent d’abord aux côtés du syn­di­cat, mais bien vite ils ne pour­ront faire autrement que d’apparaître de manière autonome. Ain­si, lors de la grève de 1962 à la FIAT, ils dis­tribuent aux portes de l’usine leur pro­pre tract, inti­t­ulé « Aux ouvri­ers de la FIAT

4 Tract daté du 6 juil­let 1962, repris dans Quaderni rossi, Luttes ouvrières…, op. cit.

». Cette ini­tia­tive mar­que de fait le début d’une inter­ven­tion sur le ter­rain de l’usine, et la con­sti­tu­tion d’un dis­cours sur l’organisation ouvrière dans les luttes, en rup­ture avec les ori­en­ta­tions des insti­tu­tions poli­tiques et syn­di­cales.

Sur ces ques­tions se dessi­nent pour­tant au sein du groupe des Quaderni rossi des posi­tions con­trastées, qui con­duiront à la rup­ture. Car s’il y avait, dans le groupe orig­inel, una­nim­ité sur la matu­rité de la ten­dance révo­lu­tion­naire et sur la néces­sité d’en indi­quer les pas­sages organ­i­sa­tion­nels au plus près des intérêts de la classe, la ques­tion de savoir pré­cisé­ment com­ment l’organisation pou­vait acquérir un car­ac­tère poli­tique ne fai­sait pas accord. Panzieri, et avec lui toute une par­tie du groupe, se mon­tre d’une extrême pru­dence – pour ne pas dire réserve – vis-à-vis des groupes qui com­men­cent à inter­venir en usine. Après la révolte de la piaz­za Statu­to en par­ti­c­uli­er, attaqué de toutes parts

5Raniero Panzieri et les Quaderni rossi se trou­vent alors au cen­tre d’attaques de la part des par­tis et des syn­di­cats qui ont vu dans les événe­ments de la piaz­za Statu­to une « man­i­fes­ta­tion pathologique extrême », un « détourne­ment de l’action gréviste de masse » (cité par Dario Lan­zar­do, La riv­ol­ta di piaz­za Statu­to, op. cit.). Mais, comme on le ver­ra par la suite, Panzieri devra égale­ment affron­ter ceux qui avaient partagé l’intérêt des Quaderni rossi pour l’intervention en usine, et pour qui il était devenu néces­saire de tenir compte du fait qu’« une nou­velle phase du cycle des luttes des années 1960 était en train de s’ouvrir » (Romano Alquati, Sul­la FIAT, op. cit.).

, il en arrive presque à des posi­tions de blocage qui ten­dent à gel­er toute ini­tia­tive pra­tique. Mais cela n’était désor­mais plus pos­si­ble. C’est autour de cette ten­sion que se joue la rup­ture au sein du groupe des Quaderni rossi, davan­tage pour des raisons liées à la pra­tique poli­tique que sur des ques­tions de principe. La scis­sion a lieu en 1963, deux ans après la fon­da­tion de la revue. Le courant resté proche de Panzieri con­tribuera par la suite de manière impor­tante au renou­veau de la recherche en soci­olo­gie du tra­vail, en appro­fondis­sant et en élar­gis­sant les thé­ma­tiques syn­di­cales.

Une autre par­tie des Quaderni rossi fera paraître, début 1964, un nou­veau jour­nal: classe opera­ia, sous la direc­tion de Mario Tron­ti. Il met­tra au cen­tre de ses préoc­cu­pa­tions la ques­tion de l’organisation poli­tique de la classe ouvrière et celle de l’intervention théorique et pra­tique néces­saire à sa mise en œuvre.

dans ce chapitre« Piaz­za Statu­to, le début de l’affrontementSan­dro Manci­ni: La scis­sion aux Quaderni rossi et les raisons théoriques de la rup­ture entre Panzieri et Tron­ti »
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    Gof­fre­do Fofi, « Alcune osser­vazioni sui fat­ti di piaz­za Statu­to », Cronache dei Quaderni rossi, n° 1, sep­tem­bre 1962. Mais c’est Umber­to Seg­re qui a su, lors de ces journées, saisir le mieux les élé­ments de la nou­velle com­po­si­tion de classe et finale­ment le lien entre la piaz­za Sat­u­to et les grèves de Turin. Voir Umber­to Seg­re, « Piaz­za Sat­u­to e altro », Ponte, juil­let 1962, ain­si qu’un arti­cle paru dans Il Giorno du 12 juil­let 1962 [N.d.A.]
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    « Quel est votre méti­er ? Est-ce que votre tra­vail est fait à la main ou avec l’aide de machines ? Y a‑t-il des appren­tis ? Com­bi­en ? Décrivez les con­di­tions de l’atelier : dimen­sion des pièces, place assignée à chaque ouvri­er ; lieux d’aisance, etc. Énumérez les acci­dents arrivés durant votre expéri­ence pro­fes­sion­nelle. Tra­vaille-t-on pen­dant les heures de repas ? Quel temps perdez-vous en vous ren­dant à l’atelier et en ren­trant chez vous ? Quels sont les prix des objets néces­saires, tels que : (a) Loy­er de votre habi­ta­tion ; con­di­tions de loca­tion ; le nom­bre de pièces qui la com­posent, des per­son­nes qui y demeurent (b) Nour­ri­t­ure : pain, viande, légumes, pommes de terre, etc., laitage, œufs, pois­sons, beurre, huile, sain­doux, sucre, sel, épiceries, café, chicorée, bière, cidre, vin, etc., tabac. Êtes-vous payé au temps ou à la pièce ? […] Com­bi­en de grèves se sont pro­duites dans votre méti­er pen­dant le cours de votre expéri­ence ? Com­bi­en de temps ces grèves ont-elles duré ? Quels ont été leurs résul­tats ? » Extraits de Karl Marx, « Enquête ouvrière », Œuvres, Tome I, Bib­lio­thèque de la Pléi­ade, Gal­li­mard, 1963, p. 1529
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    L’enquête à Olivet­ti, « menée grâce à l’engagement généreux et mas­sif des cadres ouvri­ers, non seule­ment du PSI mais égale­ment du PCI, act­ifs dans l’usine » (Romano Alquati, Sul­la FIAT e altri scrit­ti, op. cit.) est d’abord parue en deux volets dans les numéros 2 et 3 des Quaderni rossi (1962 et 1963) sous le titre « Com­po­sizione organ­i­ca del cap­i­tale e forza lavoro alla Olivet­ti ». Rédigée avant les grèves de 1962 à Turin, elle com­por­tait en réal­ité trois autres par­ties, qui por­taient sur : « c) la lutte ouvrière, d) la sub­jec­tiv­ité ouvrière, e) l’organisation poli­tique et syn­di­cale en usine. Il est évi­dent que les par­ties les plus impor­tantes et les plus déter­mi­nantes du point de vue des final­ités poli­tiques de la recherche mil­i­tante et de sa social­i­sa­tion étaient les trois dernières, mais elles sont restées dans les tiroirs », ibi­dem
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    Tract daté du 6 juil­let 1962, repris dans Quaderni rossi, Luttes ouvrières…, op. cit.
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    Raniero Panzieri et les Quaderni rossi se trou­vent alors au cen­tre d’attaques de la part des par­tis et des syn­di­cats qui ont vu dans les événe­ments de la piaz­za Statu­to une « man­i­fes­ta­tion pathologique extrême », un « détourne­ment de l’action gréviste de masse » (cité par Dario Lan­zar­do, La riv­ol­ta di piaz­za Statu­to, op. cit.). Mais, comme on le ver­ra par la suite, Panzieri devra égale­ment affron­ter ceux qui avaient partagé l’intérêt des Quaderni rossi pour l’intervention en usine, et pour qui il était devenu néces­saire de tenir compte du fait qu’« une nou­velle phase du cycle des luttes des années 1960 était en train de s’ouvrir » (Romano Alquati, Sul­la FIAT, op. cit.).