Le laboratoire de Trente et l’« Université négative »

Il faut tout de même recon­naître que la volon­té des démoc­rates chré­tiens d’« ouvrir » aux social­istes le com­man­de­ment poli­tique et le gou­verne­ment n’était pas une stricte opéra­tion tac­tique, des­tinée à se garan­tir l’hégémonie des pou­voirs. La nais­sance du cen­tre-gauche avait aus­si été le résul­tat d’un rude con­flit à l’intérieur de la Démoc­ra­tie chré­ti­enne: aux nota­bles qui avaient dirigé le Par­ti depuis la fin des années 1950, jusqu’à l’aventureuse expéri­ence du gou­verne­ment Tam­broni, s’opposait une aile « gauche » émer­gente, dirigée par le député Aldo Moro. Cette sec­onde ten­dance ne visait pas seule­ment à assur­er ses posi­tions de pou­voir, elle se voulait aus­si l’interprète des exi­gences du néo­cap­i­tal­isme, des dynamiques de ­mod­erni­sa­tion qu’il amorçait, et des nou­velles fig­ures sociales qui sem­blaient néces­saires à sa con­sol­i­da­tion.

Il est prob­a­ble que c’est pré­cisé­ment de cette dernière con­sid­éra­tion que naît, pour la pre­mière fois en Ital­ie, une uni­ver­sité de Sci­ences sociales. La soci­olo­gie n’avait con­nu jusque-là aucune dif­fu­sion notable en Ital­ie. Certes, il y avait les édi­tions Comu­nità, fondées par Adri­ano Olivet­ti, mais les ouvrages qu’elles pub­li­aient ne cir­cu­laient que par­mi quelques adeptes

1 Adri­ano Olivet­ti entrete­nait égale­ment des rap­ports étroits avec des intel­lectuels et des écrivains : Pao­lo Volponi (1924–1994) sera engagé après-guerre aux ser­vices soci­aux de l’usine d’Ivrea, et Fran­co For­ti­ni, tra­duc­teur des œuvres de Simone Weil pour les édi­tions Comu­nità, tra­vaillera au ser­vice pub­lic­ité d’Olivetti. En 1958, For­ti­ni par­ticipe à la pub­li­ca­tion aux édi­tions Ivrea d’un ouvrage sur les 50 ans de l’entreprise Olivet­ti, Olivet­ti 1908–1958. On peut voir dans le film La Notte (1961) d’Antonioni, une évo­ca­tion de cette rela­tion, au moment où le per­son­nage de l’industriel éclairé com­mande à un écrivain promet­teur un livre sur l’histoire de son entre­prise.

. Olivet­ti était un indus­triel « éclairé » qui avait for­mulé l’hypothèse d’une alliance entre l’ensemble des pro­duc­teurs (« ouvri­ers et employeurs ») pour con­stru­ire une société du cap­i­tal pour ain­si dire « à vis­age humain », où le con­flit de classe aurait été com­pat­i­ble avec le développe­ment des droits démoc­ra­tiques. De fait, les fig­ures de penseurs et de soci­o­logues comme Weber et Mannheim, les grandes écoles de pen­sée comme l’École de Franc­fort (Adorno, Horkheimer, Mar­cuse, etc.) étaient pour la plu­part restées hors de l’horizon cul­turel ital­ien. La soci­olo­gie, comme du reste la psy­ch­analyse, était sus­pecte à la gauche ortho­doxe, qui la rangeait dans le champ de la cul­ture bour­geoise

2 Romano Alquati rap­porte ces con­sid­éra­tions sur la soci­olo­gie à l’occasion de l’enquête qu’il mène au début des années 1960 à l’usine Olivet­ti d’Ivrea : « À Ivrea, chez les cama­rades, mais égale­ment chez les ouvri­ers, on trou­ve une méfi­ance pro­fonde à l’encontre de la soci­olo­gie. Beau­coup d’activistes savent ce qu’elle représente, ils en ont fait l’expérience directe : beau­coup des soci­o­logues ital­iens les plus con­nus ont été for­més chez Olivet­ti, et en par­ti­c­uli­er ceux “de gauche” ; nos cama­rades les ont ren­con­trés, ils les ont vus à l’épreuve, sur le ter­rain, face au Cap­i­tal, à de nom­breuses occa­sions : ils ne les esti­ment guère. La soci­olo­gie qui fleuris­sait – et fleu­rit encore – chez Olivet­ti, ils nous dis­ent : “nous en avons fait l’expérience sur notre peau” », Romano Alquati, Sul­la FIAT, op. cit

. Au demeu­rant, la sus­pi­cion à l’égard des sci­ences sociales per­sis­tera longtemps, même pen­dant les années 1960, et les thès­es qui voient en Marx le pre­mier « soci­o­logue » de l’histoire seront pour cette même rai­son tenues pour aber­rantes et « petites-bour­geois­es ».

Ce qui est sûr, c’est qu’en fon­dant l’ISSS (Insti­tut supérieur des sci­ences sociales) à Trente en 1962, l’aile pro­gres­siste de la DC entendait con­tribuer à la créa­tion d’une nou­velle fig­ure d’« ingénieur du social » qui pou­vait s’avérer fort utile à la nou­velle phase du développe­ment indus­triel. Le débat qui précède la nais­sance de l’université est à ce titre très éclairant pour com­pren­dre les posi­tions de cha­cun et les enjeux qu’elles sous-ten­dent.

L’été 1962, à la suite d’un vote qua­si unanime (dix-neuf oui, une absten­tion, et un non du PCI aus­si com­préhen­si­ble que révéla­teur), le Con­seil provin­cial de Trente crée l’Institut uni­ver­si­taire des Sci­ences Sociales (en expro­pri­ant au pas­sage une école élé­men­taire et en détour­nant des fonds des­tinés au loge­ment social). C’est Bruno Kessler, le prési­dent du Con­seil provin­cial et le représen­tant de l’aile gauche de la DC locale (pro-Moro) qui défend le pro­jet. En s’appuyant sur des argu­ments local­istes et en faisant miroi­ter la per­spec­tive de la con­tri­bu­tion des futurs soci­o­logues à la ges­tion de la société indus­trielle, il réus­sit à la fois à faire taire les oppo­si­tions à gauche et à obtenir le sou­tien de Flaminio Pic­coli

3 Flaminio Pic­coli (1915–2000), secré­taire nation­al, député puis séna­teur de la DC, est le fon­da­teur du quo­ti­di­en local trentin LAdi­ge.

et de l’aile con­ser­va­trice du par­ti. Les pro­pos, résumés en sub­stance par le quo­ti­di­en L’Adige, du pro­fesseur Bra­ga, alors enseignant en soci­olo­gie à l’université catholique et vice-directeur de l’institut trentin, sont à ce titre élo­quents: « Il est tout d’abord con­venu du dan­ger que le soci­o­logue se trans­forme en poli­tique […]. Mais il a égale­ment affir­mé que les tech­ni­ciens de la soci­olo­gie sont aujourd’hui en mesure d’offrir des ser­vices de haute portée économique, que ce soit au sein des organ­i­sa­tions pro­duc­tives ou des groupes soci­aux. » Et le quo­ti­di­en romain Il Tem­po renchérit: « Le diplôme de soci­olo­gie offrira un instru­ment fiable pour for­mer une nou­velle classe dirigeante, capa­ble d’affronter les nom­breuses mis­sions d’une société engagée dans la com­péti­tion inter­na­tionale

4 Cité par Alessan­dro Silj, Mai più sen­za fucile, Val­lec­chi, 1976

. »

Le choix de Trente tenait à sa sit­u­a­tion géo­graphique « pais­i­ble et excen­trée », à la grande hégé­monie poli­tique et cul­turelle qu’y exerçaient les catholiques, et à la néces­sité (non sub­sidi­aire) de déprovin­cialis­er un ter­ri­toire reculé, aux con­fins de la Nation. Cer­tains poli­tiques locaux iront jusqu’à affirmer: « L’université sera comme un poêle ou une chem­inée dans un salon, elle suf­fi­ra à réchauf­fer tout son envi­ron­nement. » Et Bruno Kessler d’augurer « que les nom­breux jeunes de nos con­trées qui veu­lent étudi­er et sont encore aujourd’hui con­traints d’émigrer pour le faire puis­sent désor­mais suiv­re des études uni­ver­si­taires sur le sol natal ».

Mais la sin­gu­lar­ité de l’université tren­tine ne se résume pas au car­ac­tère inno­vant des cur­sus pro­posés. « C’est à Trente que s’ouvre la pre­mière brèche dans la forter­esse clas­siste du sys­tème uni­ver­si­taire ital­ien. En effet, les étu­di­ants issus des insti­tuts tech­niques (qui n’avaient jusque-là accès qu’aux fac­ultés d’agronomie, d’économie et de com­merce) y sont admis. » Out­re la fas­ci­na­tion qu’exercent la nou­velle dis­ci­pline et le nou­veau diplôme, cette ouver­ture aux étu­di­ants des insti­tuts tech­niques mar­que l’imaginaire de mil­liers de jeunes à tra­vers toute l’Italie. Des grandes provinces mérid­ionales aux régions du cen­tre, des zones indus­trielles aux zones rurales, le « mythe » de Trente est présent dans toutes les têtes. « On va à Trente parce qu’il y a de la soci­olo­gie, parce que les méth­odes d’enseignement sont dif­férentes », parce qu’elle est « ouverte » aux fils de pro­lé­taires (con­damnés par la tri­par­ti­tion des écoles supérieures à des cur­sus déter­minés). Des étu­di­ants fatigués par la fréquen­ta­tion d’universités usées jusqu’à la corde vien­nent y trou­ver quelque chose de nou­veau. Ils sont nom­breux, trop par rap­port aux prévi­sions des fon­da­teurs: après quelques années seule­ment, moins d’un quart des étu­di­ants sont orig­i­naires de la région.

C’est ain­si que, par la com­po­si­tion de sa pop­u­la­tion étu­di­ante, Trente devient la pre­mière uni­ver­sité réelle­ment « nationale ». L’arrivée dans la som­no­lente province tren­tine de tant de sub­jec­tiv­ités, de tant de cul­tures divers­es et hétéro­clites, provoque une sorte de trem­ble­ment de terre. Comme un héris­son, la ville se ferme rapi­de­ment au con­tact de ce corps étranger. Les étu­di­ants se heur­tent à d’énormes dif­fi­cultés pour se loger, « au point qu’un jour, en signe de protes­ta­tion, un groupe d’étudiants monte un vil­lage de tentes devant l’archevêché. À l’université, où les réu­nions se suc­cè­dent pour ten­ter de résoudre le prob­lème, on pro­pose même de deman­der à l’administration des chemins de fer de met­tre à la dis­po­si­tion des étu­di­ants des wag­ons aban­don­nés pour les trans­former en loge­ments […] ».

Les étu­di­ants ten­tent régulière­ment de nouer un dia­logue avec les habi­tants, recourant sou­vent à des méth­odes orig­i­nales. Ils se mêlent à la prom­e­nade vespérale ou domini­cale et cherchent à engager la con­ver­sa­tion: « Nous voudri­ons ouvrir un dia­logue avec vous, vous expli­quer pourquoi nous sommes là. » Mais la plu­part des habi­tants s’y refusent et s’en vont. Ils ten­tent de con­stru­ire des alliances en se joignant aux man­i­fes­ta­tions pour la défense des petits com­merçants con­tre les super­marchés, mais en dépit des ten­ta­tives de médi­a­tion de l’évêque et de quelques prêtres pro­gres­sistes, les préjugés dont ils sont vic­times sem­blent insur­monta­bles. Les étu­di­ants se démè­nent autant qu’ils le peu­vent, ils créent de petites com­mu­nautés débor­dantes et occu­pent des immeubles aban­don­nés, ce qui favorise les dynamiques de socia­bil­ité et la com­mu­ni­ca­tion entre des class­es, des cul­tures et des expéri­ences dif­férentes.

La com­posante « pro­lé­taire » issue des insti­tuts tech­niques ne va pas cess­er de croître. Au cours de l’année uni­ver­si­taire 1968–1969, les sta­tis­tiques devi­en­nent élo­quentes: sur un total de 2813 inscrits, 2230 sont issus d’instituts tech­niques, 360 du lycée clas­sique et 223 du lycée sci­en­tifique

5 Ces chiffres sont extraits du livre d’Alessandro Silj, Mai più sen­za fucile, op. cit

.

Beau­coup de choses ont été dites sur la com­posante « pro­lé­taire » de l’université de Trente, non sans excès par­fois. Le Cor­riere del­la Sera de l’époque étab­lis­sait par exem­ple une cor­réla­tion entre une « carence d’études clas­siques, [l’]enthousiasme soudain pour les human­ités et [la] frus­tra­tion provo­quée par la nature réelle de l’approche soci­ologique. Frus­tra­tion à par­tir de laque­lle se serait dévelop­pée la spi­rale de la rébel­lion ». Ce qui, para­doxale­ment, laisse enten­dre qu’il exis­terait aus­si une « cor­réla­tion néga­tive entre des com­porte­ments révo­lu­tion­naires et les études de sci­ences humaines

6 Aldo Ric­ci, I gio­vani non sono piante, Sug­ar, 1978

».

En tout cas, voici ce qu’on peut lire dans Brigate rosse, che cosa han­no fat­to, che cosa han­no det­to, che cosa se ne è det­to

7 Soc­cor­so rosso, Brigate rosse…, op. cit. Épuisé, l’ouvrage est disponible en ital­ien, sur le site de la Bib­liote­ca mul­ti­me­di­ale marx­ista

(l’unique texte digne de foi sur la nais­sance des BR) : « Pour la pre­mière fois, parce qu’il fal­lait aug­menter le nom­bre des inscrits, les étu­di­ants des insti­tuts tech­niques sont admis dans une fac­ulté qui n’est ni d’agronomie, ni d’économie, ni de com­merce. Erreur impar­donnable que le sys­tème paiera très cher: ceux-là y apporteront bien­tôt tout le poids de leur orig­ine de classe. » Ce à quoi il est fait allu­sion ici, ce n’est pas seule­ment le fait que Margheri­ta Cagol et Rena­to Cur­cio (qui fer­ont par­tie des fon­da­teurs des BR) aient gran­di poli­tique­ment à Trente. Car s’y sont égale­ment for­mées des per­son­nal­ités poli­tiques com­plex­es (comme Mar­co Boa­to et Mau­ro Ros­tag­no), qui vont par­ticiper dans les années suiv­antes à la con­sti­tu­tion d’une nou­velle « généra­tion poli­tique » révo­lu­tion­naire.

Le Mou­ve­ment de Trente noue rapi­de­ment des con­tacts avec des luttes ana­logues dans d’autres pays d’Europe (il sera notam­ment très influ­encé par la Kri­tis­che Uni­ver­sität alle­mande

8 En juil­let 1967, le mou­ve­ment étu­di­ant alle­mand lance à l’université de Berlin des con­tre-cours gérés par les étu­di­ants, en présen­tant une « nomen­cla­ture des sémi­naires de l’Université cri­tique » (Kri­tis­che Uni­ver­sität), mod­èle qui se répand alors dans d’autres uni­ver­sités alle­man­des, mais aus­si à Lon­dres (The anti-Uni­ver­si­ty) et en Ital­ie.

). Pour cette rai­son, et parce que la rad­i­cal­ité de ses con­tenus et ses straté­gies de con­tes­ta­tion sont très en avance sur le reste du mou­ve­ment étu­di­ant ital­ien, il devient bien­tôt un mod­èle qui va favoris­er le développe­ment rapi­de des luttes dans les autres uni­ver­sités. D’ailleurs, à part l’occupation du Palaz­zo Cam­pana à Turin, rares seront celles qui dévelop­per­ont à pareil rythme la stratégie des « con­tre-cours », des « con­tre-leçons » et des « occu­pa­tions blanch­es », et qui en appro­fondiront autant les enjeux poli­tiques et cul­turels

9 Sur les con­tre-cours, les con­tre-leçons et les occu­pa­tions blanch­es, voir infra le man­i­feste de l’Université néga­tive, ain­si que L’Hypothèse révo­lu­tion­naire, doc­u­ments sur les luttes étu­di­antes à Trente, Turin, Naples, Pise, Milan et Rome, Mer­cure de France, 1968

.

Les luttes démar­rent autour d’enjeux cor­po­rat­ifs. « L’université a à peine un an d’existence quand, en mai 1965, à l’occasion du vote de la loi qui entérine la recon­nais­sance de l’Institut, le Sénat déclasse le diplôme de soci­olo­gie et le requal­i­fie en “cur­sus de Sci­ences poli­tiques et sociales, option soci­olo­gie

10 L’ensemble des cita­tions rap­portées dans la suite du texte sont extraites d’Alessandro Silj, Mai più sen­za fucile, op. cit., et de Soc­cor­so rosso, Brigate rosse…, op. cit

. Les étu­di­ants protes­tent. Le 24 jan­vi­er 1966, réu­nis en assem­blée générale (une instance alors presque inédite), ils déci­dent d’occuper l’université. L’occupation dur­era dix-huit jours et se sol­dera par une vic­toire: la “recon­quête” du diplôme de soci­olo­gie. […]

Ce mou­ve­ment, vic­to­rieux sur l’objectif cor­po­ratif du diplôme, est remar­quable à plus d’un titre. Il vide de toute légitim­ité le “petit par­lement” étu­di­ant (l’ORUT, désor­mais en crise, comme toutes les asso­ci­a­tions étu­di­antes tra­di­tion­nelles), les étu­di­ants y pren­nent con­science de leur pro­pre force, ils font le choix d’une nou­velle forme de lutte, l’occupation, jusque-là peu usitée, et à des fins beau­coup plus cir­con­scrites. […]

Toute­fois, une fois con­quis le diplôme de soci­olo­gie, “aucun des prob­lèmes qui tien­nent à la struc­ture du pou­voir à l’intérieur de l’Institut, à l’orientation sci­en­tifique et cul­turelle, à l’organisation académique et à la final­ité pro­fes­sion­nelle de la Fac­ulté, ne sont réso­lus” (tract du Mou­ve­ment étu­di­ant de Trente). La ­sit­u­a­tion est mûre pour la sec­onde occu­pa­tion, tou­jours sur des reven­di­ca­tions cor­po­ra­tives: les étu­di­ants deman­dent à par­ticiper, de manière par­i­taire à l’élaboration des Statuts. Elle se con­clut par une nou­velle vic­toire. […]

Cette pre­mière phase se clôt en novem­bre 1966, avec la pub­li­ca­tion d’un texte inti­t­ulé Obser­va­tions sur le statut et les pro­grammes des études selon les con­cep­tions respec­tives de la direc­tion de l’Institut et de la com­mis­sion étu­di­ante. Il y est ques­tion de la mul­ti­plic­ité des rôles du soci­o­logue, dont on récuse la “neu­tral­ité” […] : dans la mesure où le soci­o­logue opère sur une réal­ité qui ne peut être que poli­tique, le soci­o­logue est néces­saire­ment un “poli­tique”. Le soci­o­logue ne peut ni ne doit être un philosophe ou un tech­nocrate au ser­vice du pou­voir. Au con­traire, les “sci­ences sociales doivent être une sorte d’organe de l’intelligence publique, qui se con­fronte à des prob­lèmes publics et à des dif­fi­cultés d’ordre privé, mais aus­si aux ten­dances struc­turelles implicites qui leur sont inhérentes” […]. C’est là, ­observera Rossana Rossan­da, une vision “éclairée”, opti­miste, dont il restera bien peu de chose dans les phas­es ultérieures du mou­ve­ment. L’assemblée générale sur­vivra comme out­il de démoc­ra­tie directe (elle fini­ra pour­tant elle aus­si par être mise en cause). Mais le rêve de chang­er l’université de l’intérieur va bel et bien dis­paraître. L’université est un instru­ment de la société qui for­mate et instru­men­talise ceux qui la fréquentent. Par­tant, le mythe du “bon soci­o­logue” ne peut que s’effondrer. Ce n’est qu’en créant une société nou­velle qu’on parvien­dra à trans­former l’université. Les occu­pa­tions dis­ent aus­si le refus de “la pop­u­la­tion étu­di­ante de se voir réduite au rang d’objet”. Voici donc l’étudiant qui se dresse, et pas seule­ment en tant qu’étudiant: en tant que sujet, et en tant qu’adversaire. L’ennemi, ce n’est plus seule­ment l’estab­lish­ment uni­ver­si­taire, ce sont aus­si – et surtout – les autres insti­tu­tions de la société cap­i­tal­iste. »

Un saut qual­i­tatif s’opère au print­emps 1967. Les étu­di­ants « sor­tent » de l’université, ils organ­isent une semaine de lutte sur le thème de l’impérialisme et investis­sent la ville. C’est la semaine du Viet­nam, du 12 au 18 mars 1967. Une grève poli­tique de deux jours est proclamée à l’université. Dès le pre­mier jour, alors que se tient une énorme assem­blée, le directeur de l’Institut fait pour la pre­mière fois appel aux forces de police, en nom­bre con­sid­érable. Les étu­di­ants sont en train de vivre leur pre­mier con­flit mas­sif avec les insti­tu­tions. L’un après l’autre, ils sont traînés, pho­tographiés, fichés et inculpés, ce qui par con­tre­coup pro­duit un bond gigan­tesque de la con­science poli­tique. De fait, la ren­trée uni­ver­si­taire suiv­ante (1967–68) ne peut pas même avoir lieu: l’assemblée générale se prononce pour une grève « active », qui a entre autres le mérite de bal­ay­er défini­tive­ment l’ORUT. Durant cette phase, le mou­ve­ment mûrit son tour­nant rad­i­cal. La propo­si­tion d’une « Uni­ver­sité néga­tive » est le fruit le plus emblé­ma­tique et le plus dis­cuté de cette prise de con­science. Dans un man­i­feste édité par le Movi­men­to per una uni­ver­sità neg­a­ti­va, à l’automne 1967, on pou­vait lire entre autres ceci:

Uni­ver­sité et société

Aujourd’hui, dans les faits, la fonc­tion struc­turelle de l’université est de sat­is­faire les dif­férents besoins tech­niques de la société. L’université four­nit des instru­ments (tech­niques) à jour, pour opti­miser l’organisation de la dom­i­na­tion d’une classe sur les autres. Il devient alors pos­si­ble de sub­stituer l’équipement tech­nologique ain­si opti­misé à la « Ter­reur » dis­ci­plinaire exer­cée sur les forces sociales cen­trifuges, et donc de pro­cur­er à la classe sociale qui en dis­pose une supéri­or­ité immense sur le reste de la société…

L’université comme instru­ment de dom­i­na­tion

L’université est un instru­ment de classe. Elle a pour fonc­tion de pro­duire et d’inculquer une idéolo­gie déter­minée – celle de la classe dom­i­nante – qu’elle présente a con­trario comme un savoir objec­tif et sci­en­tifique, mais aus­si des manières d’être et des com­porte­ments pré­cis – ceux de la classe dom­i­nante – qu’elle présente a con­trario comme néces­saires et uni­versels.

Uni­ver­sité et répres­sion

Il arrive par­fois que les instru­ments tech­niques ne suff­isent pas à main­tenir le statu quo; lorsque c’est le cas, des franges non inté­grées trou­blent la paix manip­ulée de l’univers poli­tique. À l’université, on nie aux étu­di­ants le droit de s’exprimer sur des prob­lèmes fon­da­men­taux (ou non) de poli­tique nationale et inter­na­tionale […] RÉPRESSION ET VIOLENCE sont le tis­su con­jonc­tif de notre société. Quant à nous, nous for­mu­lons l’hypothèse générale que le ren­verse­ment rad­i­cal du cap­i­tal­isme avancé est encore matérielle­ment pos­si­ble, à par­tir de nou­velles formes de lutte des class­es internes et externes (nationales et inter­na­tionales). Et nous lançons l’idée d’une UNIVERSITÉ NÉGATIVE qui réaf­firme dans les uni­ver­sités offi­cielles mais de manière antag­o­niste la néces­sité d’une pen­sée théorique, cri­tique et dialec­tique, qui dénonce ce que les bon­i­menteurs mer­ce­naires nom­ment « rai­son » et pose par con­séquent les bases d’un tra­vail poli­tique créatif, antag­o­niste et alter­natif.

La con­tes­ta­tion poli­tique

Seul le ren­verse­ment de l’État per­me­t­tra une réelle restruc­tura­tion du sys­tème d’enseignement […] L’étudiant doit donc, par-delà son statut, agir dans une per­spec­tive de long terme pour la for­ma­tion (stim­u­la­tion) d’un mou­ve­ment « révo­lu­tion­naire » des class­es sub­al­ternes, qui se donne la forme organ­i­sa­tion­nelle la plus adéquate au nou­veau type de luttes qui doivent être menées. Nous définis­sons l’Université néga­tive comme un lieu d’intégration poli­tique et d’analyse cri­tique de l’usage des out­ils sci­en­tifiques tels qu’ils sont pro­posés dans nos uni­ver­sités par la frac­tion intel­lectuelle de la classe dom­i­nante.

À un usage cap­i­tal­iste de la sci­ence, il faut oppos­er un usage social­isé des méth­odes et des tech­niques les plus avancées.

Les formes de la con­tes­ta­tion idéologique

Les formes de la con­tes­ta­tion idéologique se décli­nent de dif­férentes manières:

a) Con­tre-leçons et occu­pa­tions blanch­es. Les con­tre-leçons ont lieu en général à la même heure que les leçons offi­cielles, sur des sujets d’enseignement uni­ver­si­taire; elles visent à leur sous­traire, quand on l’estime oppor­tun, la total­ité de leur audi­toire.

b) Con­tre-cours: ce sont des formes plus organiques de con­tes­ta­tion, avec des final­ités moins immé­di­ates et moins spec­tac­u­laires, qui con­sis­tent en une social­i­sa­tion poli­tique plus pro­fonde et plus con­sciente des étu­di­ants déjà sen­si­bil­isés.

La con­tes­ta­tion syn­di­cale

Nous voudri­ons enfin ajouter […] que notre intérêt pour le mou­ve­ment étu­di­ant n’implique nulle­ment sa suré­val­u­a­tion. Il n’est à notre avis en aucun cas pos­si­ble de con­sid­ér­er le corps étu­di­ant comme une « classe », dont les intérêts seraient objec­tive­ment et poten­tielle­ment con­traires à l’actuel sys­tème économique et social […]. Car si nous con­sid­érons l’université comme un foy­er de lutte, il n’est ni le seul ni le prin­ci­pal. Il ne faut toute­fois pas le sous-éval­uer puisque c’est en elle que prend corps l’opération de nive­lage pro­gram­mée par le cap­i­tal […].

Une manière de s’opposer à cette opéra­tion con­siste, avec les instru­ments que nous avons choi­sis, à « sous­traire » de poten­tielles forces antag­o­nistes (ANTI­PROFESSIONNELLES) au flux tech­nocra­tique, pour se rap­procher chaque fois que c’est pos­si­ble des autres forces antag­o­nistes de notre société.

Pour cela, nous avançons le pro­jet d’une UNIVERSITÉ NÉGATIVE, qui exprime de manière nou­velle dans les uni­ver­sités ital­i­ennes la ten­dance révo­lu­tion­naire qui seule pour­ra men­er notre société de la « préhis­toire » à l’HISTOIRE.

*

C’est ain­si qu’est lancée la con­tre-uni­ver­sité à laque­lle par­ticipent aus­si, ini­tiale­ment, les enseignants. Aux côtés de Marx, Lénine ou Mao, de nou­veaux textes cir­cu­lent dans les amphithéâtres: la Let­tre à une maîtresse d’école, les rap­ports du Tri­bunal Rus­sell sur les dan­gers de la recherche nucléaire et les crimes de l’impérialisme

11 En novem­bre 1966, Bertrand Rus­sell avait fondé avec Jean-Paul Sartre un « Tri­bunal d’opinion » pour dénon­cer les « crimes de guerre de l’armée améri­caine » au Viet­nam. Voir : Col­lec­tif, Tri­bunal Rus­sell, Tome 1 : Le juge­ment de Stock­holm, 1967, et Tome 2 : Le juge­ment final, 1968, Gal­li­mard « Idées »

, Mar­cuse, Mal­colm X, etc.

« Le man­i­feste pro­gram­ma­tique du Movi­men­to per una uni­ver­sità neg­a­ti­va est pétri de références poli­tiques et cul­turelles. Il cite Orte­ga y Gas­set (l’enseignement uni­ver­si­taire est respon­s­able de la for­ma­tion des “nou­veaux bar­bares”, des hommes tou­jours plus instru­its et tou­jours plus igno­rants), Rathenau (sur l’“invasion ver­ti­cale des bar­bares”), Wright Mills (sur la ratio­nal­ité sans rai­son qui, en s’accroissant, n’accroît pas la lib­erté mais la détru­it). Citant Mills, le man­i­feste dénonce la ten­dance actuelle de l’enseignement uni­ver­si­taire: l’IMBÉCILLITÉ TECHNO­LOGIQUE comme con­di­tion intel­lectuelle et la ROBOTISATION des indi­vidus comme com­porte­ment social dif­fus. Il men­tionne aus­si, pour la récuser aus­sitôt, cette phrase de Mar­cuse: “Le suc­cès le plus car­ac­téris­tique de la société indus­trielle avancée tient pré­cisé­ment à sa capac­ité à inté­gr­er ce qui lui est con­traire

12 Her­bert Mar­cuse, L’Homme uni­di­men­sion­nel. Essai sur l’idéologie de la société avancée [1964], Minu­it, 1968

”. » Mais « l’initiative des con­tre-cours est bien­tôt bal­ayée par les événe­ments: les luttes qui explosent de manière qua­si simul­tanée dans toute l’Europe, en par­ti­c­uli­er en France, en Ital­ie et en Alle­magne, appliquent au mou­ve­ment de Trente un coef­fi­cient de mul­ti­pli­ca­tion poli­tique ».

Le man­i­feste pro­gram­ma­tique du Movi­men­to per una uni­ver­sità neg­a­ti­va avait néan­moins posé les fon­da­men­taux tac­tiques et stratégiques d’un pas­sage de l’anti-autoritarisme à la con­tes­ta­tion glob­ale du sys­tème cap­i­tal­iste. L’objectif, qu’il don­nait pour indis­pens­able, d’un solide lien de masse entre les ouvri­ers et les étu­di­ants, domin­era le débat pen­dant 1968.

Tan­dis que l’expérience de l’« Uni­ver­sité néga­tive » se dévelop­pait à Trente, le mou­ve­ment des occu­pa­tions gag­nait l’Italie entière. À Turin, Pise, Naples, Milan, Venise, Bari, etc., les étu­di­ants étof­fent leurs analy­ses, ils créent leurs pro­pres out­ils de liai­son et d’information et com­men­cent à ressen­tir le besoin d’une théorie poli­tique qui donne du poids à leurs luttes. À Pise, les mil­i­tants du groupe Il Potere operaio sont aus­si très sou­vent des étu­di­ants qui font par­tie de l’avant-garde poli­tique; à Turin, pen­dant l’occupation de l’université (le Palaz­zo Cam­pana), on note la présence des intel­lectuels des Quaderni rossi. À Trente, le Movi­men­to per una uni­ver­sità neg­a­ti­va (qui n’est évidem­ment pas l’unique com­posante des luttes) par­ticipe à la fon­da­tion de la revue Lavoro politi­co.

« Pub­lié pour la pre­mière fois au for­mat revue en octo­bre 1967, Lavoro politi­co était à l’origine l’organe men­su­el du Cen­tro d’informazione, fondé en 1962 à ­Vérone à l’initiative de Wal­ter Peruzzi. De ten­dance ini­tiale­ment catholique, il glis­sera pro­gres­sive­ment vers des posi­tions de plus en plus à gauche. Cette évo­lu­tion abouti­ra en 1967 à la ren­con­tre avec les étu­di­ants trentins et à sa trans­for­ma­tion en revue. Accusé dès le pre­mier numéro du péché de dog­ma­tisme, le col­lec­tif de Lavoro politi­co se défend en affir­mant dans le numéro suiv­ant “son adhé­sion com­plète à la pen­sée de Mao Tsé-toung”, qu’il donne pour “la seule façon appro­priée de s’opposer non seule­ment au révi­sion­nisme, mais aus­si au dog­ma­tisme”. Et il ajoute: “Le prob­lème du par­ti révo­lu­tion­naire est de la plus haute impor­tance pra­tique parce qu’il est l’instrument qui per­met de traduire la théorie révo­lu­tion­naire dans la pra­tique de la lutte des class­es, c’est-à-dire d’en faire un usage réel […]” ».

Rena­to Cur­cio fait par­tie des étu­di­ants les plus act­ifs et les plus engagés, aus­si bien dans le Movi­men­to per una uni­ver­sità neg­a­ti­va que dans la rédac­tion de Lavoro politi­co. Mais le man­i­feste de l’Université néga­tive a été en grande par­tie rédigé par Mau­ro Ros­tag­no. En plus d’être un des lead­ers charis­ma­tiques des luttes (on l’appelle le « Che » de Trente), Ros­tag­no a tra­ver­sé des expéri­ences exis­ten­tielles com­plex­es (il a été ouvri­er en Ital­ie et en Alle­magne) et il pos­sède un remar­quable bagage cul­turel (« on dirait qu’il a tout lu », diront cer­tains). Il est por­teur d’une stratégie poli­tique plus diver­si­fiée et plus lib­er­taire que l’austère marx­isme-lénin­isme de Lavoro politi­co. Mal­gré cela, Cur­cio et Ros­tag­no (qui habitèrent longtemps ensem­ble), bien que sou­vent en désac­cord (Ros­tag­no ira jusqu’à men­ac­er Cur­cio de le chas­s­er de l’Université), col­la­boreront sou­vent dans les luttes. Avant l’expérience de Lavoro Politi­co et de l’« Uni­ver­sité néga­tive », Cur­cio était du reste passé, comme beau­coup d’autres, pro­gres­sive­ment d’une réflex­ion de type exis­ten­tial­iste à un engage­ment de plus en plus idéologique. Ayant longtemps vécu dans un envi­ron­nement famil­ial et social de cul­ture vau­doise (à Torre Pel­lice chez sa mère), il avait ren­con­tré Mar­co Boa­to à Trente, qui dirigeait alors une asso­ci­a­tion étu­di­ante de ten­dance catholique. Il y avait fait sa pre­mière expéri­ence mil­i­tante. Et puis l’effervescence intel­lectuelle et la com­plex­ité sociale de l’université tren­tine l’avaient porté à une étude méthodique des clas­siques du marx­isme et à s’intéresser aux débats qui agi­taient le mou­ve­ment com­mu­niste inter­na­tion­al (la polémique sur le révi­sion­nisme). La fas­ci­na­tion pour la « révo­lu­tion cul­turelle chi­noise » fai­sait alors sur­gir des références nou­velles et exal­tait la fig­ure révo­lu­tion­naire de Mao Tsé-toung. C’est d’ailleurs à la Révo­lu­tion cul­turelle chi­noise qu’est con­sacré l’éditorial du pre­mier numéro de Lavoro politi­co (« Sans théorie, pas de révo­lu­tion »). L’ultra-gauche, le trot­skisme et le révi­sion­nisme du PCI y sont ­dure­ment attaqués, mais aus­si le « cryp­to-révi­sion­nisme » de la dis­si­dence de gauche. On peut égale­ment y lire une décon­cer­tante (vue d’aujourd’hui) con­damna­tion des hypothès­es de « guéril­la » en Ital­ie: ceux qui pensent qu’ici et main­tenant la révo­lu­tion peut se réduire au mot d’ordre de guéril­la « ne sont que des petits-bour­geois en quête d’émotions, et non des révo­lu­tion­naires pro­lé­tariens ».

Il est très prob­a­ble qu’en exp­ri­mant de telles posi­tions, Cur­cio et ses cama­rades s’inscrivaient dans la polémique qui oppo­sait alors les dif­férentes for­ma­tions m‑l (cf. le chapitre sur les for­ma­tions marx­istes-lénin­istes) à pro­pos de la dif­fu­sion des ten­dances philo­cas­tristes et gué­varistes en Ital­ie. Mais la con­damna­tion n’en est pas moins nette, comme en témoigne le pas­sage suiv­ant: « L’aventurisme tac­tique, la sim­u­la­tion d’un ultra-gauchisme qui va jusqu’à pro­pos­er de men­er immé­di­ate­ment des actions armées en Ital­ie n’est rien d’autre que de l’opportunisme stratégique. Il apporte au révi­sion­nisme un sou­tien déter­mi­nant, en con­tribuant à dis­simuler son vrai vis­age. Car le révi­sion­nisme n’est pas une sim­ple erreur tac­tique où seraient tombés cer­tains dirigeants révo­lu­tion­naires, il s’agit au con­traire d’une stratégie con­tre-révo­lu­tion­naire menée avec l’aide des agents de la bour­geoisie. » Cur­cio chang­era rad­i­cale­ment de posi­tion au cours des deux années suiv­antes. Mais dans l’intervalle beau­coup de choses se seront passées, les accéléra­tions de l’histoire et ses rup­tures auront lais­sé des mar­ques indélé­biles dans les esprits.

En atten­dant, c’est au cours de ce bouil­lon­nant automne 1967 que s’organisent les prémiss­es du grand « com­mu­ta­teur » de 1968, au plan nation­al et inter­na­tion­al. À Pise, les étu­di­ants s’essaient aux pre­mières formes d’alliances avec les ouvri­ers de Saint-Gob­ain, à Trente les étu­di­ants se joignent aux luttes des ouvri­ers de Miche­lin. À Turin, des représen­tants des ouvri­ers de la Fiat par­ticipent à l’occupation du Palaz­zo Cam­pana.

C’est là, dans le fief de la Fiat où règne le clan Agnel­li, dans la ville qui con­cen­tre le plus grand nom­bre d’« ouvri­ers-masse », que s’écrit un autre épisode de la prise de con­science révo­lu­tion­naire des étu­di­ants.

dans ce chapitre« La crise des asso­ci­a­tions étu­di­antes tra­di­tion­nellesPalaz­zo Cam­pana: les étu­di­ants et les ate­liers Putilov »
  • 1
    Adri­ano Olivet­ti entrete­nait égale­ment des rap­ports étroits avec des intel­lectuels et des écrivains : Pao­lo Volponi (1924–1994) sera engagé après-guerre aux ser­vices soci­aux de l’usine d’Ivrea, et Fran­co For­ti­ni, tra­duc­teur des œuvres de Simone Weil pour les édi­tions Comu­nità, tra­vaillera au ser­vice pub­lic­ité d’Olivetti. En 1958, For­ti­ni par­ticipe à la pub­li­ca­tion aux édi­tions Ivrea d’un ouvrage sur les 50 ans de l’entreprise Olivet­ti, Olivet­ti 1908–1958. On peut voir dans le film La Notte (1961) d’Antonioni, une évo­ca­tion de cette rela­tion, au moment où le per­son­nage de l’industriel éclairé com­mande à un écrivain promet­teur un livre sur l’histoire de son entre­prise.
  • 2
    Romano Alquati rap­porte ces con­sid­éra­tions sur la soci­olo­gie à l’occasion de l’enquête qu’il mène au début des années 1960 à l’usine Olivet­ti d’Ivrea : « À Ivrea, chez les cama­rades, mais égale­ment chez les ouvri­ers, on trou­ve une méfi­ance pro­fonde à l’encontre de la soci­olo­gie. Beau­coup d’activistes savent ce qu’elle représente, ils en ont fait l’expérience directe : beau­coup des soci­o­logues ital­iens les plus con­nus ont été for­més chez Olivet­ti, et en par­ti­c­uli­er ceux “de gauche” ; nos cama­rades les ont ren­con­trés, ils les ont vus à l’épreuve, sur le ter­rain, face au Cap­i­tal, à de nom­breuses occa­sions : ils ne les esti­ment guère. La soci­olo­gie qui fleuris­sait – et fleu­rit encore – chez Olivet­ti, ils nous dis­ent : “nous en avons fait l’expérience sur notre peau” », Romano Alquati, Sul­la FIAT, op. cit
  • 3
    Flaminio Pic­coli (1915–2000), secré­taire nation­al, député puis séna­teur de la DC, est le fon­da­teur du quo­ti­di­en local trentin LAdi­ge.
  • 4
    Cité par Alessan­dro Silj, Mai più sen­za fucile, Val­lec­chi, 1976
  • 5
    Ces chiffres sont extraits du livre d’Alessandro Silj, Mai più sen­za fucile, op. cit
  • 6
    Aldo Ric­ci, I gio­vani non sono piante, Sug­ar, 1978
  • 7
    Soc­cor­so rosso, Brigate rosse…, op. cit. Épuisé, l’ouvrage est disponible en ital­ien, sur le site de la Bib­liote­ca mul­ti­me­di­ale marx­ista
  • 8
    En juil­let 1967, le mou­ve­ment étu­di­ant alle­mand lance à l’université de Berlin des con­tre-cours gérés par les étu­di­ants, en présen­tant une « nomen­cla­ture des sémi­naires de l’Université cri­tique » (Kri­tis­che Uni­ver­sität), mod­èle qui se répand alors dans d’autres uni­ver­sités alle­man­des, mais aus­si à Lon­dres (The anti-Uni­ver­si­ty) et en Ital­ie.
  • 9
    Sur les con­tre-cours, les con­tre-leçons et les occu­pa­tions blanch­es, voir infra le man­i­feste de l’Université néga­tive, ain­si que L’Hypothèse révo­lu­tion­naire, doc­u­ments sur les luttes étu­di­antes à Trente, Turin, Naples, Pise, Milan et Rome, Mer­cure de France, 1968
  • 10
    L’ensemble des cita­tions rap­portées dans la suite du texte sont extraites d’Alessandro Silj, Mai più sen­za fucile, op. cit., et de Soc­cor­so rosso, Brigate rosse…, op. cit
  • 11
    En novem­bre 1966, Bertrand Rus­sell avait fondé avec Jean-Paul Sartre un « Tri­bunal d’opinion » pour dénon­cer les « crimes de guerre de l’armée améri­caine » au Viet­nam. Voir : Col­lec­tif, Tri­bunal Rus­sell, Tome 1 : Le juge­ment de Stock­holm, 1967, et Tome 2 : Le juge­ment final, 1968, Gal­li­mard « Idées »
  • 12
    Her­bert Mar­cuse, L’Homme uni­di­men­sion­nel. Essai sur l’idéologie de la société avancée [1964], Minu­it, 1968