Des messes aux masses: les luttes à l’université catholique

L’université catholique du Sacré Cœur de Milan (la Cat­toli­ca) est l’une des insti­tu­tions d’enseignement supérieur les plus pres­tigieuses du pays. D’illustres per­son­nages de la scène poli­tique ital­i­enne ont été for­més dans ses amphithéâtres. Berceau de la classe dirigeante catholique, elle a comp­té par­mi ses étu­di­ants des « politi­ciens pur sucre », comme Fan­fani, De Mita ou Gui, des écon­o­mistes comme Pro­di et Lizzeri, des juristes du cal­i­bre de Tiziano Treu et Rober­to Ruf­fil­li. Elle est admin­istrée d’une main de fer par des pro­fesseurs armés d’un rigoureux sens moral. « Les étu­di­antes devaient porter une blouse noire et le pan­talon leur était inter­dit. L’été, les étu­di­ants devaient porter la chemise hors du pan­talon pour ne pas laiss­er voir leur taille

1 Clau­dio Rinal­di, « Pater, ave e sto­ria », Panora­ma, 22 novem­bre 1987

»).

Les étu­di­ants vien­nent d’un peu toute l’Italie, attirés entre autres par le fait qu’un diplôme de la Cat­toli­ca con­stitue une solide garantie sur le marché de l’emploi. Beau­coup sont issus de familles pau­vres et doivent leur entrée à l’université aux sac­ri­fices de leurs familles et aux recom­man­da­tions du curé de leur paroisse. La mobil­i­sa­tion étu­di­ante com­mence le 17 novem­bre 1967, lorsque le con­seil d’administration décide d’augmenter les frais d’inscription de 54%. Pour beau­coup c’est une charge insouten­able, et même les plus priv­ilégiés se sol­i­darisent immé­di­ate­ment avec le mou­ve­ment de protes­ta­tion. Dans le con­texte général de cette fin d’année 1967, l’occupation de la Cat­toli­ca, parce qu’elle porte des enjeux spé­ci­fiques, tient une place un peu à part. Comme les autres uni­ver­sités en lutte, elle s’oppose à l’autorité académique, mais il lui appar­tient égale­ment de con­tester l’autorité et le mag­istère de l’Église. De ce point de vue, elle appa­raît comme la décli­nai­son estu­di­antine du long par­cours poli­tique des « chré­tiens du dis­sensus », que la Let­tre à une maîtresse d’école de Don Milani avait portée à la con­nais­sance du plus grand nom­bre.

Les lead­ers de la con­tes­ta­tion sont presque tous très religieux. On peut citer Nel­lo Casali­ni, qui entr­era plus tard chez les Frères mineurs, Francesco Schi­anchi (on lui doit le slo­gan « des mess­es aux mass­es »), Luciano Pero et Mario Capan­na (qui écrit en 1967 un traité de 70 feuil­lets pour con­va­in­cre sa petite amie que les rap­ports sex­uels avant le mariage sont com­pat­i­bles avec l’enseignement de Saint Thomas d’Aquin). Et c’est peut-être dans la rad­i­cal­ité exis­ten­tielle du chris­tian­isme dis­si­dent qu’il faut chercher les sources de cer­tains de leurs choix poli­tiques à venir.

Au cours de l’année uni­ver­si­taire 1967–68, trois occu­pa­tions de la Cat­toli­ca se suc­cè­dent (le 5 décem­bre 1967, le 21 mars et le 24 mai 1968). L’immense majorité des étu­di­ants par­ticipe aux luttes, et à chaque occu­pa­tion les autorités académiques ripos­tent en « bouclant » l’université. C’est ain­si que s’invente, sur le largo Gemel­li, devant l’université, la pra­tique de l’occupation hors les murs: « On plan­ta beau­coup de tentes sur le terre-plein et des cen­taines d’étudiants com­mencèrent à y camper jour et nuit, harangués sans trêve par Mario Capan­na

2 Ibi­dem

. » Mais la Cat­toli­ca dis­pose aus­si de règle­ments intérieurs très par­ti­c­uliers qui per­me­t­tent l’exclusion des indi­vidus indésir­ables, ou du moins leur sus­pen­sion. La plus hon­nie de ces règles porte le numéro 47 (et sera par la suite abolie): « L’étudiant qui, après un aver­tisse­ment oral ou écrit, per­sis­terait, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’établissement, dans une con­duite con­traire à l’esprit qui régit l’Université catholique, peut être invité par le Recteur à déclar­er auprès de quelle uni­ver­sité il entend trans­fér­er son dossier […]. Si l’étudiant ne déclare pas dans un délai de quinze jours dans quelle uni­ver­sité il entend trans­fér­er son dossier, le recteur lui délivr­era son con­gé pour l’université la plus proche. » En ver­tu de ce dis­posi­tif, 150 étu­di­ants sont sus­pendus, et les avant-gardes comme Pero, Spa­da et Capan­na sont pure­ment et sim­ple­ment expul­sés. Ils rejoin­dront l’université d’État (la Statale).

Mais en dépit de la répres­sion, les luttes à la Cat­toli­ca se pour­suiv­ent pen­dant toute l’année 1968. En pré­cisant les objec­tifs de la con­tes­ta­tion, elles tra­vailleront à analyser la fonc­tion spé­ci­fique de l’Université catholique (UC) dans le paysage cul­turel ital­ien. Après la troisième occu­pa­tion, les étu­di­ants pub­lient un long texte d’analyse qui abor­de ces ques­tions

3 Uni­ver­sità cat­toli­ca, Sapere edi­zioni, 1968

:

1) La déf­i­ni­tion ambiguë de l’UC: insti­tu­tion apos­tolique ou insti­tu­tion cul­turelle?

L’UC actuelle, dans ses struc­tures fon­da­men­tales, est encore telle que l’a voulue le padre Gemel­li

4 Agosti­no Gemel­li (1878–1959), fran­cis­cain, médecin et psy­cho­logue, fon­da en 1921 avec Armi­da Barel­li, Francesco Olgiati et Ludovi­co Nec­chi, l’Université catholique du Sacré Cœur de Milan, dont il fut le recteur jusqu’à sa mort.

En 1914 il avait fondé, avec Ludovi­co Nec­chi et Francesco Olgiati, la revue Vita e Pen­siero qui se pro­po­sait de jeter un pont entre la foi catholique et les ques­tions poli­tiques, économiques et sociales. Elle est encore aujourd’hui la revue de l’Université catholique de Milan. Gemel­li rédi­gea, lors de la sor­tie du pre­mier numéro, un man­i­feste qui fit grand bruit : « Médié­val­isme. Voilà notre pro­gramme ! Je m’explique. Nous nous sen­tons pro­fondé­ment éloignés, enne­mis même de ce qu’on appelle la cul­ture mod­erne, telle­ment pau­vre de con­tenus, telle­ment scin­til­lante de fauss­es richess­es toutes appar­entes, aus­si bien lorsqu’elle se pavane dans les dis­cours d’investiture uni­ver­si­taires que lorsque, phil­an­thropique, elle descend dans les uni­ver­sités pop­u­laires pour partager entre les hum­bles le pain de la sci­ence mod­erne. Elle est une jux­ta­po­si­tion de par­ties qui ne sont pas jointes intime­ment mais mis­es ensem­ble sans con­nex­ion intime, organique. Elle est une mosaïque con­stru­ite par un enfant anor­mal, qui n’a pas le sens des couleurs ni des fig­ures. Encore. Nous avons peur, peur de cette cul­ture mod­erne, non pas parce qu’elle élève ses armes con­tre notre foi mais parce qu’elle étran­gle les âmes en tuant la spon­tanéité de la pen­sée. Encore. Nous nous sen­tons infin­i­ment supérieurs à ceux qui procla­ment la grandeur de la cul­ture mod­erne. Car celle-ci est infé­conde et inca­pable de faire naître une seule pen­sée, et à la place de la pen­sée elle a érigé en divinité l’érudition du vocab­u­laire et de l’encyclopédie. »

: une uni­ver­sité capa­ble d’asseoir le solide édi­fice de la cul­ture « catholique » (cf. le man­i­feste fon­da­teur de la revue Vita e Pen­siero: « Medieval­is­mo »). Et la cul­ture catholique, inspirée par les valeurs de la foi, devait être pour les chré­tiens l’instrument apos­tolique sus­cep­ti­ble de pénétr­er la citadelle laïque, en vue de la con­ver­tir.

Il y a trois ans, un demi-siè­cle plus tard, le pro­fesseur Frances­chi­ni (l’actuel Recteur) affichait dans ses lignes pro­gram­ma­tiques des préoc­cu­pa­tions iden­tiques, en faisant usage d’un remar­quable amal­game. Il y com­para­it en effet l’UC à l’Azione cat­toli­ca, ce qui revient à con­cevoir l’Université comme une œuvre stricte­ment apos­tolique5 Fondée en 1906 par Pie X, l’Azione cat­toli­ca (« Action catholique ») est l’unique asso­ci­a­tion catholique laïque ital­i­enne jusqu’à la fin des années 1960. À par­tir de 1964, sous la prési­dence de Vit­to­rio Bachelet, elle va réaf­firmer le pri­mat de sa mis­sion stricte­ment religieuse, con­for­mé­ment à l’esprit du con­cile Vat­i­can II. Implicite­ment, l’UC se trou­vait donc chargée d’une sorte de « man­dat », qui légiti­mait par con­séquent l’intervention directe de la hiérar­chie. L’UC est une œuvre de l’Église, et elle doit rester telle, c’est ce qu’on entend encore aujourd’hui, et on sait ce que cela sig­ni­fie: « L’Université catholique doit rester stricte­ment sub­or­don­née aux volon­tés de la hiérar­chie » (cf. les divers­es let­tres polémiques du Recteur et tout ce qu’a pu écrire l’Osser­va­tore romano au moment de la pre­mière occu­pa­tion).

L’élément de fond qui à notre sens déter­mine la struc­ture de l’UC, c’est la voca­tion ambiguë qui est de fait la sienne: celle d’être à la fois une insti­tu­tion apos­tolique et une insti­tu­tion cul­turelle.

2) L’intégrisme cul­turel comme obsta­cle à la juste lib­erté de la recherche et à la pureté du mes­sage religieux.

Le padre Gemel­li pen­sait qu’il était néces­saire de con­stru­ire la cul­ture catholique en l’opposant aux autres cul­tures

6 Agosti­no Gemel­li se ral­lia avec ent­hou­si­asme au régime fas­ciste de Mus­soli­ni. En 1939, après la pro­mul­ga­tion des lois raciales, il déclare : « Trag­ique, sans doute, et douloureuse, la sit­u­a­tion de ceux qui ne peu­vent faire par­tie, à cause de leur sang et de leur reli­gion, de cette mag­nifique patrie ; trag­ique, la sit­u­a­tion où nous voyons une fois de plus, comme bien d’autres fois dans les siè­cles, cette ter­ri­ble sen­tence que le peu­ple déi­cide a appelé sur lui, et pour laque­lle il va errant par le monde, inca­pable de trou­ver la paix d’une patrie, tan­dis que les con­séquences de l’horrible crime le pour­suiv­ent partout et en tous temps », cité par Ren­zo De Felice, Sto­ria degli ebrei ital­iani sot­to il fas­cis­mo, Ein­au­di, 1993.

. Cette con­vic­tion pro­fonde, et plus encore ­l’affectation per­ni­cieuse de mis­sions apos­toliques à l’UC ont légitimé l’existence d’un rigoureux con­trôle hiérar­chique, lequel s’est révélé extrême­ment néfaste à deux titres:

a) il a fon­da­men­tale­ment empêché, spé­ciale­ment ces dernières années, toutes les ten­ta­tives de recherche et d’expression sur des sujets con­sid­érés comme « com­pro­met­tants », et pour­tant tout à fait prop­ices au débat (la let­tre sur le divorce, le Viet­nam, la cen­sure des Dialoghi, etc.).

b) il a sub­or­don­né le mes­sage religieux à des choix his­toriques et cul­turels pré­cis, et il en a trahi l’esprit uni­versel (cf. Gaudi­um et Spes, 58

7 La con­sti­tu­tion pas­torale Gaudi­um et Spes « sur l’Église dans le monde de ce temps », pro­mul­guée en décem­bre 1965, est l’un des prin­ci­paux doc­u­ments de l’Église catholique romaine issus du con­cile Vat­i­can II. Le para­graphe 58, inti­t­ulé « Nom­breux rap­ports entre la Bonne Nou­velle du Christ et la cul­ture », indique : « Mais en même temps, l’Église, envoyée à tous les peu­ples de tous les temps et de tous les lieux, n’est liée d’une manière exclu­sive et indis­sol­u­ble à aucune race ou nation, à aucun genre de vie par­ti­c­uli­er, à aucune cou­tume anci­enne ou récente. Con­stam­ment fidèle à sa pro­pre tra­di­tion et tout à la fois con­sciente de l’universalité de sa mis­sion, elle peut entr­er en com­mu­nion avec les divers­es civil­i­sa­tions : d’où l’enrichissement qui en résulte pour elle-même et pour les dif­férentes cul­tures. »

). La réflex­ion sur la foi et sur les rap­ports avec la réal­ité mondaine risque ain­si de devenir […] un objet de foi.

Le con­trôle hiérar­chique est d’autant plus oppres­sant que les formes de son inter­ven­tion sont moins définies. La hiérar­chie (cela a été dit claire­ment) est le « maître de mai­son », et le maître de mai­son inter­vient où, quand et comme il veut. Aujourd’hui, ce ne sont pas tant les cas de répres­sion (qui com­men­cent pour­tant à être nom­breux, voir le point suiv­ant) qui pèsent sur le bilan cul­turel de l’UC, que l’inhibition générale, sys­té­ma­tique, et inavouée qui découle d’un con­trôle hiérar­chique per­ma­nent et rien moins qu’éclairé. La hiérar­chie a jusqu’ici nom­mé au poste de Recteur des per­son­nes « sûres », c’est-à-dire tou­jours prêtes à obéir. Le padre Gemel­li était un moine; les deux Recteurs qui lui ont suc­cédé étaient mem­bres de l’Opera del­la regal­ità8 Cet insti­tut, fondé en 1929 par Agosti­no Gemel­li et Armi­da Barel­li, était juste­ment chargé d’enseigner « la messe aux mass­es », c’est-à-dire de trans­met­tre la liturgie aux fidèles, un insti­tut séculi­er: tous étaient liés par le vœu d’obéissance. La hiérar­chie con­trôle la total­ité de l’appareil admin­is­tratif de l’UC, tous les éch­e­lons de déci­sion sont aux mains des mem­bres de la Regal­ità, lesquels se sen­tent qua­si­ment oblig­és, de manière plus ou moins incon­sciente, de veiller sur l’ordre établi et de repér­er les éventuels « can­di­dats à l’hérésie ». Ils con­stituent ain­si, qu’on le veuille ou non, un véri­ta­ble réseau de déla­tion organ­isé. Qu’on ne perde pas de vue cepen­dant, que la hiérar­chie pos­sède des moyens de con­trôle directs, aus­si bien par le patron­age de Son Émi­nence G.B. Colom­bo, archevêque de Milan, que par la présence de Mon­seigneur C. Colom­bo, évêque de Vit­to­ri­ana et prési­dent de l’institut Tonio­lo – con­gré­ga­tion Sacrée pour l’enseignement catholique. Nous par­lerons des effets inhibants de ce con­trôle aux points 4 et 5. ­Revenons pour l’heure à la ques­tion de l’intégrisme cul­turel, qui n’est pas unique­ment fac­teur de stéril­ité.

3) L’intégrisme cul­turel comme instru­ment de répres­sion.

L’intégrisme cul­turel est aus­si une arme effi­cace pour les déten­teurs du pou­voir uni­ver­si­taire. Il est facile de pré­ten­dre élargir les fron­tières de l’esprit chré­tien et d’agiter ensuite l’épouvantail de l’orthodoxie trahie pour liq­uider le dis­sensus. Aux dires du Recteur, il est per­mis d’établir une dis­tinc­tion entre le dis­sensus chré­tien et le dis­sensus non chré­tien. Aujourd’hui, l’occupation est l’expression d’un dis­sensus non chré­tien, et par con­séquent – con­clut-il – ceux qui la pra­tiquent, l’encouragent ou l’approuvent n’ont pas l’esprit chré­tien, et ils seront éloignés de l’Université. Le Recteur est passé maître dans l’art du syl­lo­gisme. Et pourquoi l’occupation est-elle une forme non chré­ti­enne de dis­sensus? C’est sim­ple: parce que l’occupation est une vio­lence et que le chris­tian­isme récuse la vio­lence ou le dis­sensus vio­lent. Et le Recteur s’empresse de citer, presque comme un dogme de la foi, la let­tre de l’archevêque G.B. Colom­bo du 23 avril 1968 qui a servi de pré­texte aux derniers épisodes de répres­sion: l’avertissement solen­nel adressé à Andreoni, le prési­dent de l’ORSUC9 L’Organismo rap­p­re­sen­ta­ti­vo stu­den­tesco uni­ver­sità cat­toli­ca est l’organisme représen­tatif des étu­di­ants de l’université catholique, et aux étu­di­ants Casali­ni et Dente. Et plus graves encore, les exclu­sions de Schi­anchi et Mar­che­t­ti.

Mais il oublie de dire que les étu­di­ants qui ont occupé l’université n’ont jamais eu l’intention d’exercer la moin­dre vio­lence sur qui que ce soit. Ils n’ont fait que cade­nass­er les portes et empil­er des chais­es pour se pro­téger de la vio­lence bien plus grave des groupes fas­cistes qui, eux, entendaient vrai­ment per­pétr­er des agres­sions physiques con­tre les per­son­nes. Le Recteur oublie aus­si que la pire des vio­lences est celle qui s’exerce con­tre la jus­tice. Et les Autorités académiques en ont large­ment usé. Le Recteur oublie qu’on ne peut fonder une accu­sa­tion sérieuse d’hétérodoxie (qui motive l’exclusion de Capan­na, Pero et Spa­da, ain­si que la mesure d’éloignement à l’encontre du dot­tor Natoli10 Sal­va­tore Natoli (1942) était pro­fesseur assis­tant à l’Université catholique. Il avait entamé une grève de la faim pour pro­test­er con­tre l’expulsion des étu­di­ants Pero et Capan­na, ce qui lui val­ut d’être exclu de la rési­dence uni­ver­si­taire des enseignants) sur des argu­ments aus­si dis­cuta­bles, et qui font encore débat dans la pro­duc­tion théologique actuelle. Le Recteur oublie enfin que l’occupation a été le seul moyen d’action du mou­ve­ment qui ait amené les Autorités académiques à pren­dre posi­tion. Le Recteur lui-même n’a‑t-il pas par­lé de « choc salu­taire »? Mal­heureuse­ment, la ges­tion désas­treuse qui nous est opposée se sert de ces procédés absur­des pour cam­ou­fler son inca­pac­ité poli­tique fon­cière, et la lib­erté des per­son­nes comme la vie uni­ver­si­taire en font les frais.

A) L’Université catholique doit être ouverte à tous

Actuelle­ment, pour être admis à l’UC, il faut pro­duire une série de doc­u­ments: cer­ti­fi­cat de bap­tême, attes­ta­tion de bonne con­duite morale et religieuse, déc­la­ra­tion d’engagement au respect du règle­ment de l’université. Ils sont cen­sés d’une part garan­tir l’adhésion à la foi catholique de l’impétrant, et de l’autre, l’engager à respecter par sa con­duite une « morale catholique » qui n’est jamais explicite­ment définie.

Ces doc­u­ments sont une forme imbé­cile de con­trôle bureau­cra­tique. D’une part, on ne voit pas com­ment ils pour­raient attester ou non de la foi de quiconque; de l’autre, ils con­stituent un obsta­cle réel pour ceux dont le pro­jet d’engagement dans le monde s’appuie sur des choix délibérés et respon­s­ables, mais qui ne sont pas partagés par tout ou par­tie de la hiérar­chie.

Nous deman­dons par con­séquent l’abolition de ces doc­u­ments, qui empêchent les non-croy­ants d’accéder eux aus­si aux enseigne­ments de l’UC.

Cette reven­di­ca­tion vise à favoris­er l’entrée à l’Université catholique de per­son­nes émi­nentes dans les domaines de la cul­ture et de la recherche sci­en­tifique, indépen­dam­ment du fait qu’ils soient ou non croy­ants. Leur présence per­me­t­tra d’une part de dévelop­per la recherche au sein de l’UC, et de l’autre d’y expéri­menter les dif­férentes formes de dia­logue entre foi et cul­ture. Seule la présence à l’Université d’orientations cul­turelles divers­es, c’est-à-dire d’interlocuteurs réels, nous préservera de la con­tra­dic­tion dans laque­lle elle se trou­ve aujourd’hui: car tout en pré­ten­dant favoris­er ce dia­logue, elle exclut physique­ment ceux avec qui il devrait avoir lieu.

B) L’autonomie de l’Université catholique à l’égard de la hiérar­chie

C’est une con­di­tion indis­pens­able, dans le moment his­torique que nous tra­ver­sons, pour garan­tir l’autonomie de la recherche et la libre expres­sion dont il a été ques­tion. C’est en ce sens qu’il con­vient de réor­gan­is­er les struc­tures du pou­voir dans notre étab­lisse­ment: elles doivent être lais­sées, à tous les niveaux, aux mains des laïcs.

Nous revendiquons donc:

– l’autonomie de l’établissement uni­ver­si­taire par rap­port à la juri­dic­tion de la Con­gré­ga­tion Sacrée pour l’enseignement catholique;

– l’abolition des pou­voirs de cen­sure exer­cés con­tre les activ­ités libres de ceux qui fréquentent l’UC;

– la refonte totale de l’actuel règle­ment de l’UC, et en par­ti­c­uli­er l’abrogation de l’article 47, dont on a sou­vent con­staté la dou­teuse exploita­tion idéologique.

Il sem­ble très évi­dent que, par rap­port aux pro­duc­tions théoriques de Turin, Trente et Pise, la con­tes­ta­tion des étu­di­ants catholiques appa­raît comme sen­si­ble­ment plus « mod­érée ». Toute­fois, elle boule­verse en pro­fondeur la struc­ture de ce bas­tion du catholi­cisme qu’est l’Université du largo Gemel­li.

Au moment où ce texte est rédigé, pen­dant le énième « bouclage » de la ­Cat­toli­ca, Mario Capan­na, qui s’occupait de la coor­di­na­tion du mou­ve­ment entre les uni­ver­sités occupées ou en lutte, emmène un cortège de plusieurs mil­liers d’étudiants sur le largo Gemel­li. De vio­lents affron­te­ments écla­tent avec les forces de l’ordre.

Capan­na, qui fut décrit à cette occa­sion par le Cor­riere comme « le héros du largo Gemel­li », avait déjà pris ses mar­ques à la Statale, et il jouis­sait d’un grand pres­tige pour son aisance à diriger les assem­blées. Sur le largo Gemel­li, il s’employa à échauf­fer les esprits de manière « don­qui­chottesque » en hurlant au méga­phone: « Policiers, vous avez cinq min­utes pour vous dis­pers­er. » Les affron­te­ments qui eurent lieu sur l’étroite placette furent très durs. Beau­coup prirent des coups, mais comme à Valle Giu­lia, les étu­di­ants réus­sirent un bon moment à tenir tête à la police.

dans ce chapitre« « Cette fois, on ne s’est pas enfuis »: la bataille de Valle Giu­liaAndrea Val­carenghi: 1968, Milan mag­ique »
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    Clau­dio Rinal­di, « Pater, ave e sto­ria », Panora­ma, 22 novem­bre 1987
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    Uni­ver­sità cat­toli­ca, Sapere edi­zioni, 1968
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    Agosti­no Gemel­li (1878–1959), fran­cis­cain, médecin et psy­cho­logue, fon­da en 1921 avec Armi­da Barel­li, Francesco Olgiati et Ludovi­co Nec­chi, l’Université catholique du Sacré Cœur de Milan, dont il fut le recteur jusqu’à sa mort.

    En 1914 il avait fondé, avec Ludovi­co Nec­chi et Francesco Olgiati, la revue Vita e Pen­siero qui se pro­po­sait de jeter un pont entre la foi catholique et les ques­tions poli­tiques, économiques et sociales. Elle est encore aujourd’hui la revue de l’Université catholique de Milan. Gemel­li rédi­gea, lors de la sor­tie du pre­mier numéro, un man­i­feste qui fit grand bruit : « Médié­val­isme. Voilà notre pro­gramme ! Je m’explique. Nous nous sen­tons pro­fondé­ment éloignés, enne­mis même de ce qu’on appelle la cul­ture mod­erne, telle­ment pau­vre de con­tenus, telle­ment scin­til­lante de fauss­es richess­es toutes appar­entes, aus­si bien lorsqu’elle se pavane dans les dis­cours d’investiture uni­ver­si­taires que lorsque, phil­an­thropique, elle descend dans les uni­ver­sités pop­u­laires pour partager entre les hum­bles le pain de la sci­ence mod­erne. Elle est une jux­ta­po­si­tion de par­ties qui ne sont pas jointes intime­ment mais mis­es ensem­ble sans con­nex­ion intime, organique. Elle est une mosaïque con­stru­ite par un enfant anor­mal, qui n’a pas le sens des couleurs ni des fig­ures. Encore. Nous avons peur, peur de cette cul­ture mod­erne, non pas parce qu’elle élève ses armes con­tre notre foi mais parce qu’elle étran­gle les âmes en tuant la spon­tanéité de la pen­sée. Encore. Nous nous sen­tons infin­i­ment supérieurs à ceux qui procla­ment la grandeur de la cul­ture mod­erne. Car celle-ci est infé­conde et inca­pable de faire naître une seule pen­sée, et à la place de la pen­sée elle a érigé en divinité l’érudition du vocab­u­laire et de l’encyclopédie. »
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    Fondée en 1906 par Pie X, l’Azione cat­toli­ca (« Action catholique ») est l’unique asso­ci­a­tion catholique laïque ital­i­enne jusqu’à la fin des années 1960. À par­tir de 1964, sous la prési­dence de Vit­to­rio Bachelet, elle va réaf­firmer le pri­mat de sa mis­sion stricte­ment religieuse, con­for­mé­ment à l’esprit du con­cile Vat­i­can II
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    Agosti­no Gemel­li se ral­lia avec ent­hou­si­asme au régime fas­ciste de Mus­soli­ni. En 1939, après la pro­mul­ga­tion des lois raciales, il déclare : « Trag­ique, sans doute, et douloureuse, la sit­u­a­tion de ceux qui ne peu­vent faire par­tie, à cause de leur sang et de leur reli­gion, de cette mag­nifique patrie ; trag­ique, la sit­u­a­tion où nous voyons une fois de plus, comme bien d’autres fois dans les siè­cles, cette ter­ri­ble sen­tence que le peu­ple déi­cide a appelé sur lui, et pour laque­lle il va errant par le monde, inca­pable de trou­ver la paix d’une patrie, tan­dis que les con­séquences de l’horrible crime le pour­suiv­ent partout et en tous temps », cité par Ren­zo De Felice, Sto­ria degli ebrei ital­iani sot­to il fas­cis­mo, Ein­au­di, 1993.
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    La con­sti­tu­tion pas­torale Gaudi­um et Spes « sur l’Église dans le monde de ce temps », pro­mul­guée en décem­bre 1965, est l’un des prin­ci­paux doc­u­ments de l’Église catholique romaine issus du con­cile Vat­i­can II. Le para­graphe 58, inti­t­ulé « Nom­breux rap­ports entre la Bonne Nou­velle du Christ et la cul­ture », indique : « Mais en même temps, l’Église, envoyée à tous les peu­ples de tous les temps et de tous les lieux, n’est liée d’une manière exclu­sive et indis­sol­u­ble à aucune race ou nation, à aucun genre de vie par­ti­c­uli­er, à aucune cou­tume anci­enne ou récente. Con­stam­ment fidèle à sa pro­pre tra­di­tion et tout à la fois con­sciente de l’universalité de sa mis­sion, elle peut entr­er en com­mu­nion avec les divers­es civil­i­sa­tions : d’où l’enrichissement qui en résulte pour elle-même et pour les dif­férentes cul­tures. »
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    Cet insti­tut, fondé en 1929 par Agosti­no Gemel­li et Armi­da Barel­li, était juste­ment chargé d’enseigner « la messe aux mass­es », c’est-à-dire de trans­met­tre la liturgie aux fidèles
  • 9
    L’Organismo rap­p­re­sen­ta­ti­vo stu­den­tesco uni­ver­sità cat­toli­ca est l’organisme représen­tatif des étu­di­ants de l’université catholique
  • 10
    Sal­va­tore Natoli (1942) était pro­fesseur assis­tant à l’Université catholique. Il avait entamé une grève de la faim pour pro­test­er con­tre l’expulsion des étu­di­ants Pero et Capan­na, ce qui lui val­ut d’être exclu de la rési­dence uni­ver­si­taire des enseignants