Les villes deviennent des métropoles

À par­tir de la fin des années 1950 et tout au long des années 1960, entre 1 et 1,5 mil­lion d’émigrants afflu­ent dans les régions indus­trielles du Nord (surtout à Milan et Turin). Ils vien­nent pour la plu­part des régions mérid­ionales et de la grande Vénétie. Dans les usines désor­mais com­plète­ment tay­lorisées, un mil­lion de nou­veaux ouvri­ers tra­vail­lent à des cadences exténu­antes. D’immenses cités dor­toirs, véri­ta­bles lieux de stock­age de la force de tra­vail, sur­gis­sent à la périphérie des villes et dans leurs hin­ter­lands. Milan enreg­istre une aug­men­ta­tion de 500000 à 600 000 habi­tants sur son seul ter­ri­toire com­mu­nal, et d’autant sur ­l’ensemble de sa ban­lieue.

La rente immo­bil­ière, qui a tou­jours été un point fort des bour­geoisies du Nord (à la fin des années 1950, la valeur de la pro­priété immo­bil­ière dans la seule ville de Milan était très supérieure à la valeur totale de la bourse), est désor­mais bien plus qu’une garantie de prof­it. Elle est dev­enue un instru­ment de con­trôle, de ratio­nal­i­sa­tion de l’implantation de l’habitat et de strat­i­fi­ca­tion des class­es sociales. Les couch­es pop­u­laires sont expul­sées des cen­tres-villes, et font place à l’expansion des activ­ités du secteur ter­ti­aire supérieur. On con­stru­it des zones rési­den­tielles pour les employés et des ghet­tos en ban­lieue pour les ­pro­lé­taires.

Le tis­su des rela­tions humaines et sociales est boulever­sé. La plu­part des quartiers mixtes, où cohab­itaient des arti­sans, des pro­lé­taires et des petits-bour­geois dis­parais­sent. La sépa­ra­tion entre les class­es, les écarts de revenus, la dif­férence entre les niveaux de bien-être devi­en­nent matérielle­ment per­cep­ti­bles, à même le ter­ri­toire. L’important réseau de lieux d’agrégation informelle et de trans­mis­sion de la mémoire (bistrots, restau­rants de quarti­er, ami­cales de boulistes, bals, etc.) est bal­ayé ou pro­fondé­ment altéré. En lieu et place du tis­su microé­conomique des com­merces de quarti­er, de gigan­tesques super­marchés s’implantent et con­tribuent à accélér­er les dynamiques de sépa­ra­tion. La fameuse « cul­ture » des ban­des de rue est déman­telée en l’espace de quelques années. Les rues se sont trans­for­mées en chaînes de trans­port de la force de­ tra­vail.

Le cap­i­tal indus­triel ital­ien sem­ble avoir trou­vé son mod­èle de développe­ment. Ses axes maîtres sont « le cycle auto­mo­bile », la pro­duc­tion de « biens de con­som­ma­tion » (surtout élec­tromé­nagers), l’extension du crédit aux entre­pris­es et donc, pour les salariés, du paiement par traites, et l’augmentation de la masse moné­taire. Tout ceci sig­ni­fie pour les ouvri­ers: aug­men­ta­tion de la pro­duc­tiv­ité, aug­men­ta­tion des cadences.

La thé­ma­tique du « développe­ment » inin­ter­rompu se fonde essen­tielle­ment sur les car­ac­téris­tiques suiv­antes:

– l’accélération des rythmes de tra­vail et de la pro­duc­tiv­ité, c’est-à-dire l’augmentation démesurée de la pro­duc­tion de marchan­dis­es échange­ables, et donc l’augmentation démesurée du cap­i­tal;

– la poli­tique des revenus

1 Poli­tique économique keynési­enne de sou­tien à la « demande solv­able » par la hausse des salaires, qui vise à inté­gr­er la pres­sion ouvrière sur les salaires aux intérêts du cap­i­tal : « Le but de la poli­tique économique con­sis­tera à impos­er une révo­lu­tion con­tin­uelle des revenus pour soutenir la propen­sion à con­som­mer ain­si que la pro­duc­tion glob­ale et les investisse­ments, et par­tant, à déter­min­er le seul équili­bre poli­tique­ment accept­able dont l’efficacité ne repose que sur le fait que [l’État] accepte d’assumer en lui-même au grand jour tout le risque et la pré­car­ité d’un rap­port de force », Toni Negri, « John M. Keynes et la théorie cap­i­tal­iste de l’État en 1929 », op. cit..

et l’augmentation des salaires en fonc­tion de la ­pro­duc­tiv­ité;

– l’expansion de la con­som­ma­tion, qui dérive de la poli­tique des revenus;

– l’innovation tech­nologique per­ma­nente, avec l’introduction de machines qui réduisent l’ouvrier à un rôle sec­ondaire au sein du proces­sus de pro­duc­tion.

Les médias de masse garan­tis­sent à ce pro­jet un très large con­sen­sus en dif­fu­sant l’image d’une « société du bien-être » (qu’on nom­mera plus tard « société de con­som­ma­tion »). La petite et moyenne bour­geoisie en crise d’identité décou­vre « l’aliénation » dans les films de Michelan­ge­lo Anto­nioni. C’est ce qu’on appellera le « boom économique », et que les polémistes nom­meront « la République des ­let­tres de change ».

Dans les faits, l’industrie four­nit des marchan­dis­es diver­si­fiées, ajustées à la ­dynamique des salaires: le nom­bre de foy­ers qui pos­sè­dent un poste de télévi­sion aug­mente sans dis­con­tin­uer, la FIAT 500 fait son appari­tion: elle coûte huit mois de salaire ouvri­er. La pub­lic­ité (notam­ment avec l’émission Carosel­lo2 En français « Car­rousel », émis­sion à suc­cès de dix min­utes, retrans­mise de 1957 à 1977 le soir sur la chaîne de télévi­sion RAI 3. Elle dif­fuse des mes­sages pub­lic­i­taires dans une mise en scène théâ­trale où inter­vi­en­nent égale­ment des vedettes de l’époque. C’est la pre­mière fois qu’un espace dédié à la « réclame » est intro­duit à la télévi­sion ital­i­enne.. qui fait grimper l’audience) est entrée dans sa phase indus­trielle et s’emploie à mul­ti­pli­er les besoins courants

3 « [Chaque cap­i­tal­iste] s’efforcera donc par tous les moyens pos­si­bles de stim­uler les tra­vailleurs à la con­som­ma­tion, en parant ses marchan­dis­es de charmes nou­veaux, en cher­chant à les con­va­in­cre qu’ils ont des besoins nou­veaux, etc. Cet aspect du rap­port entre le cap­i­tal et le tra­vail est un élé­ment fon­da­men­tal du pro­grès civ­il : c’est à la fois la jus­ti­fi­ca­tion his­torique et la source de la puis­sance actuelle du cap­i­tal », Karl Marx, Grun­drisse (Man­u­scrits de 1857–1858), Édi­tions Sociales, 2011. « Celui qui n’a pas de voiture en aura une, et puis nous en don­nerons deux par famille, et puis une par tête ; nous don­nerons aus­si un téléviseur à cha­cun, deux téléviseurs, deux réfrigéra­teurs, deux machines à laver, trois radios, le rasoir élec­trique, le pèse-per­son­ne, le sèche-cheveux, le bidet et l’eau chaude. À tous. Pourvu que tout le monde tra­vaille, pourvu que tout le monde soit prêt à piétin­er, à brass­er de l’air, à se marcher sur les pieds et à se harcel­er l’un l’autre du matin au soir. Je m’y oppose », Luciano Bian­cia­r­di, La Vie aigre [1962], Actes Sud, 2007.

. Le titre de l’essai de Vance Packard, La Per­sua­sion clan­des­tine

4 Vance Packard, La Per­sua­sion clan­des­tine, Cal­mann-Lévy, 1958. Pub­lié la même année chez Ein­au­di..

, passe immé­di­ate­ment dans le lan­gage com­mun.

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    Poli­tique économique keynési­enne de sou­tien à la « demande solv­able » par la hausse des salaires, qui vise à inté­gr­er la pres­sion ouvrière sur les salaires aux intérêts du cap­i­tal : « Le but de la poli­tique économique con­sis­tera à impos­er une révo­lu­tion con­tin­uelle des revenus pour soutenir la propen­sion à con­som­mer ain­si que la pro­duc­tion glob­ale et les investisse­ments, et par­tant, à déter­min­er le seul équili­bre poli­tique­ment accept­able dont l’efficacité ne repose que sur le fait que [l’État] accepte d’assumer en lui-même au grand jour tout le risque et la pré­car­ité d’un rap­port de force », Toni Negri, « John M. Keynes et la théorie cap­i­tal­iste de l’État en 1929 », op. cit..
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    En français « Car­rousel », émis­sion à suc­cès de dix min­utes, retrans­mise de 1957 à 1977 le soir sur la chaîne de télévi­sion RAI 3. Elle dif­fuse des mes­sages pub­lic­i­taires dans une mise en scène théâ­trale où inter­vi­en­nent égale­ment des vedettes de l’époque. C’est la pre­mière fois qu’un espace dédié à la « réclame » est intro­duit à la télévi­sion ital­i­enne..
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    « [Chaque cap­i­tal­iste] s’efforcera donc par tous les moyens pos­si­bles de stim­uler les tra­vailleurs à la con­som­ma­tion, en parant ses marchan­dis­es de charmes nou­veaux, en cher­chant à les con­va­in­cre qu’ils ont des besoins nou­veaux, etc. Cet aspect du rap­port entre le cap­i­tal et le tra­vail est un élé­ment fon­da­men­tal du pro­grès civ­il : c’est à la fois la jus­ti­fi­ca­tion his­torique et la source de la puis­sance actuelle du cap­i­tal », Karl Marx, Grun­drisse (Man­u­scrits de 1857–1858), Édi­tions Sociales, 2011. « Celui qui n’a pas de voiture en aura une, et puis nous en don­nerons deux par famille, et puis une par tête ; nous don­nerons aus­si un téléviseur à cha­cun, deux téléviseurs, deux réfrigéra­teurs, deux machines à laver, trois radios, le rasoir élec­trique, le pèse-per­son­ne, le sèche-cheveux, le bidet et l’eau chaude. À tous. Pourvu que tout le monde tra­vaille, pourvu que tout le monde soit prêt à piétin­er, à brass­er de l’air, à se marcher sur les pieds et à se harcel­er l’un l’autre du matin au soir. Je m’y oppose », Luciano Bian­cia­r­di, La Vie aigre [1962], Actes Sud, 2007.
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    Vance Packard, La Per­sua­sion clan­des­tine, Cal­mann-Lévy, 1958. Pub­lié la même année chez Ein­au­di..