Le refus du travail

L’expression « refus du tra­vail » ren­voie à deux sig­ni­fi­ca­tions dis­tinctes, deux ori­en­ta­tions théoriques et pra­tiques sur lesquelles il nous faut à présent nous attarder.

Le refus du tra­vail c’est à la fois: a) une grille d’interprétation por­tant sur l’ensemble du proces­sus qui voit s’affronter les luttes ouvrières et le développe­ment cap­i­tal­iste, l’insubordination et la restruc­tura­tion tech­nologique; b) une con­science dif­fuse assor­tie d’un com­porte­ment social antipro­duc­tif, qui par­ticipe de la défense de la lib­erté et du bien-être de cha­cun. Cette con­science devient peu à peu prég­nante et c’est elle qui, dans les faits, a con­sti­tué jusqu’au milieu des années 1970 la base intan­gi­ble de la résis­tance ouvrière face aux ten­ta­tives de restruc­tura­tion cap­i­tal­iste.

Exam­inons à présent de manière plus ana­ly­tique le sens de ces deux per­spec­tives dans lesquelles s’inscrit l’expression « refus du tra­vail ». Le refus du tra­vail, c’est avant tout une forme de com­porte­ment immé­di­at: celui de ces pro­lé­taires jetés dans le cir­cuit de la pro­duc­tion indus­trielle avancée sans avoir subi la longue et défor­mante réduc­tion per­cep­tive, exis­ten­tielle et psy­chologique qui accom­pa­gne l’histoire de la mod­erni­sa­tion indus­trielle, et qui se rebel­lent presque instinc­tive­ment.

Un Pié­mon­tais élevé dans le culte des valeurs de l’industrialisme, habitué depuis l’enfance à con­sid­ér­er le tra­vail à la FIAT comme un des­tin famil­ial, pou­vait peut-être sup­port­er la per­pétuelle inten­si­fi­ca­tion de l’exploitation qui avait car­ac­térisé les années de boom de la pro­duc­tion auto­mo­bile. Mais pour un Cal­abrais qui avait gran­di au soleil au bord de la mer, cette vie de merde était immé­di­ate­ment insup­port­able. C’est naturelle­ment la per­cep­tion du Cal­abrais qui était la plus juste: parce qu’elle lui don­nait la pos­si­bil­ité de s’émanciper de cet abrutisse­ment. Dans cette per­spec­tive, le refus du tra­vail est à la fois une réac­tion immé­di­ate et l’expression de la con­science sub­tile et clair­voy­ante de ceux qui affir­ment: non seule­ment cet esclavage est inhu­main pour les ouvri­ers mais il est aus­si inutile pour la société.

Cela nous amène à l’autre dimen­sion du refus du tra­vail, à l’horizon du refus du tra­vail comme mod­èle per­me­t­tant d’interpréter les dynamiques sociales et les trans­for­ma­tions his­toriques. Toute l’histoire du pro­grès sci­en­tifique, tech­nologique et pro­duc­tif peut être lue comme l’histoire d’un refus, le refus des hommes de con­sacr­er leurs efforts, leur atten­tion, leur habileté et leur créa­tiv­ité à la repro­duc­tion matérielle. Ce refus a pro­duit la divi­sion en class­es (cer­tains refusent le tra­vail et font tra­vailler les autres à leur place, en les réduisant à l’esclavage). Mais le principe du refus du tra­vail, pour peu qu’il soit aux mains de l’intelligence sociale col­lec­tive, pour­rait aus­si à l’inverse autoris­er un usage de la tech­nique et des machines à même de libér­er les hommes de l’esclavage du tra­vail salarié.

Au début des années 1970, la réflex­ion sur la tech­nique, sur son usage en tant qu’il est déter­miné par le prof­it à des fins de con­trôle poli­tique ou d’agression mil­i­taire, devient cen­trale dans le débat poli­tique et philosophique. Il s’agit en somme d’une réflex­ion sur la struc­ture du savoir sci­en­tifique, qui s’articule à la prob­lé­ma­tique du saut tech­nologique et à celle de la com­po­si­tion de classe, deux expres­sions fon­da­men­tale­ment nou­velles dans la pen­sée révo­lu­tion­naire et dans l’aire du marx­isme.

La notion de com­po­si­tion de classe visait à faire appa­raître les formes sociales, poli­tiques et organ­i­sa­tion­nelles au moyen desquelles le pro­lé­tari­at con­stru­it son iden­tité sub­jec­tive, sa con­science pro­pre, en fonc­tion de la struc­ture du sys­tème pro­duc­tif, du rap­port entre le tra­vail vivant et le tra­vail mort, des con­di­tions tech­nologiques et de l’organisation du proces­sus de tra­vail. En sub­stance, par l’expression com­po­si­tion de classe, on référait à l’élaboration sub­jec­tive et con­sciente des con­di­tions objec­tives du rap­port de pro­duc­tion.

Dans une cer­taine mesure, la notion de com­po­si­tion de classe s’enracine philosophique­ment dans la pen­sée de la gauche marx­iste des années 1920, et en par­ti­c­uli­er dans la notion lukác­si­enne d’« onto­genèse de la con­science sociale ». Com­ment se con­stitue la con­science sociale? Quels sont les proces­sus par lesquels une masse de per­son­nes atom­isées, séparées, indi­vid­u­al­isées, aus­si bien dans le proces­sus de pro­duc­tion que dans leur sit­u­a­tion économique et sociale, réus­sit à se trans­former en un mou­ve­ment act­if, à pro­duire un point de vue poli­tique com­mun, à éla­bor­er des modes de com­porte­ments et des hori­zons de pen­sée dont ils parta­gent l’essentiel tout en respec­tant les dif­férences de sen­si­bil­ité et de for­ma­tion de cha­cun?

Com­ment survient ce mir­a­cle par lequel la force de tra­vail se trans­forme en classe ouvrière, la dis­ci­pline en rébel­lion organ­isée, la sépa­ra­tion des champs soci­aux en mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, en vague irré­press­ible capa­ble de sub­merg­er et d’emporter l’état présent des choses?

On avait cher­ché une réponse à ces ques­tions en for­mu­lant le proces­sus de « recom­po­si­tion de classe », à par­tir des con­di­tions tech­nologiques déter­minées du proces­sus de tra­vail. Mais si la notion de com­po­si­tion de classe ren­voie à la sub­jec­ti­va­tion con­sciente et organ­isée des com­porte­ments col­lec­tifs d’une com­mu­nauté prise dans le proces­sus de tra­vail mas­si­fié, alors une analyse appro­fondie du sys­tème tech­nologique, c’est-à-dire du rap­port entre les tech­nolo­gies et l’activité sociale pro­duc­tive, l’activité con­sciente, l’attention, la per­cep­tion, la mémoire, l’imagination, devient néces­saire.

Com­ment se fait-il, par exem­ple, qu’à cer­taines con­di­tions tech­nologiques et organ­i­sa­tion­nelles du proces­sus pro­duc­tif cor­re­spon­dent tel ou tel type de con­science et d’organisation poli­tiques, d’idéologie et d’imaginaire social? Com­ment se fait-il que la struc­ture pro­duc­tive des pre­mières décen­nies du siè­cle ait don­né lieu à des mod­èles d’organisation de type con­seil­liste? Pour répon­dre à cette ques­tion, il faut com­pren­dre le proces­sus de recom­po­si­tion de classe à par­tir des con­di­tions matérielles de l’usine mécanique pré-tay­lo­ri­enne; il faut com­pren­dre les car­ac­téris­tiques du tra­vail indi­vid­u­al­isé et qual­i­fié de l’ouvrier pro­fes­sion­nel. Il faut com­pren­dre les formes de socia­bil­ité qui peu­vent se nouer dans l’usine des années 1920, où les ouvri­ers dis­po­saient d’un espace de socia­bil­ité et d’autonomie pro­duc­tive, où le rap­port homme-machine était indi­vid­u­al­isé et rel­a­tive­ment per­son­nal­isé, où l’habileté fai­sait la dif­férence.

Alors, on com­pren­dra aus­si pourquoi les ouvri­ers de cette péri­ode revendi­quaient avec fierté leur fonc­tion pro­duc­tive, pourquoi ils revendi­quaient le droit de gér­er, de con­trôler et d’organiser le tra­vail, de déter­min­er sa valeur sociale et son util­ité. Mais dans les grandes usines des années 1960, plus rien de tout cela n’existe. Le tay­lorisme et l’introduction des tech­niques automa­tisées, la chaîne de mon­tage, la stan­dard­i­s­a­tion des temps et des cadences de tra­vail, tout cela a fait de l’usine un lieu absol­u­ment aso­cial. Les com­mu­ni­ca­tions entre les tra­vailleurs y sont presque impos­si­bles à cause de la dis­tance, du bruit, de la sépa­ra­tion physique; le poste de tra­vail est déper­son­nal­isé, son organ­i­sa­tion, despo­tique et répéti­tive, est conçue pour impos­er rythmes, mou­ve­ments, gestes et réac­tions à un opéra­teur tou­jours moins humain, tou­jours plus mécanique.

La recom­po­si­tion de classe des ouvri­ers des chaînes de mon­tage part pré­cisé­ment de cette déshu­man­i­sa­tion. La révolte de l’ouvrier-masse, c’est la révolte de l’homme mécan­isé qui prend à la let­tre sa pro­pre mécan­i­sa­tion et affirme: s’il faut que je sois totale­ment déshu­man­isé, si je ne dois avoir ni âme, ni pen­sée, ni indi­vid­u­al­ité, alors je le serai jusqu’au bout, résol­u­ment, de manière illim­itée, sans la moin­dre réserve. Je ne par­ticiperai plus intel­lectuelle­ment au proces­sus de tra­vail. Je serai étranger, froid, indif­férent. Je serai bru­tal, vio­lent, inhu­main, comme le patron a voulu que je sois. Je le serai au point de ne plus con­céder une once de mon intel­li­gence, de ma disponi­bil­ité et de mon intu­ition, au tra­vail, à la pro­duc­tion.

Ce que les philosophes avaient décrit comme une alié­na­tion subie par l’ouvrier se trans­forme dès lors en extranéité délibérée, organ­isée, inten­tion­nelle, créa­tive. Une extranéité qui sig­nifi­ait: pas un gramme d’humanité à la pro­duc­tion. Toute l’humanité à la lutte. Aucune com­mu­ni­ca­tion, aucune socia­bil­ité pour la pro­duc­tion. Toute la com­mu­ni­ca­tion, toute la socia­bil­ité pour le mou­ve­ment. Aucune disponi­bil­ité pour la dis­ci­pline. Toute la disponi­bil­ité pour la libéra­tion col­lec­tive. Recom­po­si­tion de classe voulait donc dire, sim­ple­ment et logique­ment: sab­o­tage, blocage, destruc­tion des marchan­dis­es et des infra­struc­tures, vio­lence con­tre les con­trôleurs des cadences esclavagistes.

L’intelligence ouvrière se refu­sait à être une intel­li­gence pro­duc­tive; elle s’exprima com­plète­ment dans le sab­o­tage, dans la con­struc­tion d’espaces de lib­erté antipro­duc­tive. La vie com­mença à refleurir pré­cisé­ment là où elle avait été le plus totale­ment éradiquée, là où elle avait dis­paru: sur les chaînes de mon­tage, dans les ate­liers, dans les chiottes où les jeunes pro­lé­taires avaient com­mencé à fumer des joints, à faire l’amour, à atten­dre les chefs d’ateliers charognes pour leur lancer des boulons à la tête. L’usine avait conçue comme un lager inhu­main, elle com­mença à devenir un lieu d’études, de dis­cus­sion, de lib­erté et d’amour. C’était cela le refus du tra­vail. C’était cela, la recom­po­si­tion de classe.

Aux ques­tions de la recom­po­si­tion et du refus du tra­vail s’ajoute, comme on l’a dit, la prob­lé­ma­tique de la restruc­tura­tion pro­duc­tive et du saut tech­nologique. Qu’est-ce que c’est que la « restruc­tura­tion »? C’est la réor­gan­i­sa­tion d’un sys­tème, la reprise en main de ses fonc­tion­nal­ités et de ses per­for­mances afin de répon­dre à des fac­teurs de trou­ble (internes ou externes) qui ont brouil­lé, altéré ou com­plète­ment boulever­sé son fonc­tion­nement et sa struc­ture.

À la fin des années 1960, les luttes ouvrières avaient totale­ment boulever­sé le sys­tème dis­ci­plinaire de l’usine sociale et le sys­tème économique du prof­it. À la même péri­ode, au beau milieu de ce trem­ble­ment de terre, le grand patronat et les écon­o­mistes – c’est-à-dire le cerveau organ­i­sa­tion­nel du cap­i­tal – ten­taient de réac­tiv­er cer­taines des fonc­tions fon­da­men­tales de la repro­duc­tion cap­i­tal­iste. Il fal­lait avant tout relancer la pro­duc­tiv­ité – sévère­ment mise en crise par l’insubordination et l’absentéisme – et rétablir la dis­ci­pline – sévère­ment mise en crise par la sol­i­dar­ité ouvrière, l’égalitarisme et le cli­mat anti­au­tori­taire. Mais pour cela, l’intelligence cap­i­tal­iste savait par­faite­ment qu’elle ne pou­vait pas recourir à la force bru­tale sous peine de s’exposer à une riposte pré­cise et déter­minée, à la hau­teur de l’attaque. C’est ce qui s’était passé cor­so Tra­iano, c’est ce qui s’était passé via Larga, c’est ce qui était en train de se pass­er sur des cen­taines de piquets de grève et lors de man­i­fes­ta­tions dures dans toutes les villes d’Italie.

Il fal­lait donc engager une restruc­tura­tion de grande ampleur, pour réduire sub­stantielle­ment le poids quan­ti­tatif de la force de tra­vail dans la pro­duc­tion (c’est-à-dire mod­i­fi­er la com­po­si­tion organique du cap­i­tal en recourant davan­tage aux machines et aux tech­nolo­gies de labor sav­ing) afin de réduire le poids qual­i­tatif de la classe ouvrière con­sciente. L’intelligence plan­i­fi­ca­trice du cap­i­tal­isme inter­na­tion­al (et du cap­i­tal­isme ital­ien en par­ti­c­uli­er) s’attela sérieuse­ment à ce pro­jet pen­dant toute la pre­mière moitié des années 1970. Et, de fait, les pre­miers résul­tats de cette offen­sive et de cette restruc­tura­tion com­mencèrent à se faire sen­tir au milieu de la décen­nie, pour se man­i­fester de manière fra­cas­sante dans sa sec­onde moitié, et pen­dant toutes les années 1980 – mais c’est une autre his­toire.

En atten­dant, en 1969, on com­mençait à entrevoir le cadre dans lequel ce proces­sus allait se déploy­er. On com­mençait à par­ler de saut tech­nologique, on com­mençait à envis­ager la pos­si­bil­ité d’une trans­for­ma­tion post-indus­trielle de la société tout entière, de la pro­duc­tion. Le cap­i­tal devait faire fond sur le refus du tra­vail, il fal­lait, par l’automation, trans­former le refus ouvri­er en un place­ment avisé. La pen­sée révo­lu­tion­naire com­mença à réfléchir à ces ques­tions, for­mu­la la notion de saut tech­nologique et se mit à four­bir un arse­nal con­ceptuel à même de faire front.

La caté­gorie de saut tech­nologique est l’une des obses­sions fécon­des qui pour­suiv­ent le courant « opéraïste » révo­lu­tion­naire dans les années 1968–69. « L’échéance c’est le cap­i­tal lui-même qui nous l’offre. La pré­pa­ra­tion du saut tech­nologique, dans la mesure où elle investit la réal­ité de classe dans toutes ses dimen­sions, ne peut pas ne pas représen­ter pour nous les con­di­tions évi­dentes d’un con­flit général­isé. Le pro­grès tech­nologique, qui est pure vio­lence des patrons et de leur État, n’est pas et ne peut pas être un élé­ment sur lequel nous pou­vons négoci­er. Sur cette base, il nous faut anticiper la rup­ture, pour l’emporter sur le patron et con­stru­ire l’unité pour con­solid­er et relancer notre organ­i­sa­tion poli­tique

1 La Classe, 24 mai 1969

. » Organ­i­sa­tion poli­tique con­tre saut tech­nologique. Mais que sig­nifi­ait ce « saut tech­nologique » dans les prévi­sions et dans l’imaginaire des révo­lu­tion­naires et des avant-gardes ouvrières? Et pourquoi fal­lait-il s’y oppos­er comme au pire des enne­mis?

C’est en réal­ité ici que s’origine une dis­jonc­tion qui se man­i­festera au plan théorique et pra­tique dans les mou­ve­ments ouvri­ers des années 1980, la plu­part du temps incon­sciem­ment. C’est ici que s’enracine l’ambivalence irré­solue de ces mou­ve­ments à l’égard de l’innovation cap­i­tal­iste, de la révo­lu­tion tech­nologique et sym­bol­ique per­ma­nente que le cap­i­tal intro­duit dans la société, en manip­u­lant sans cesse ses con­tours, en décom­posant les formes organ­isées, en boulever­sant les iden­tités sociales et poli­tiques.

Dès lors le refus du tra­vail peut être envis­agé comme un ressort fon­da­men­tal du développe­ment cap­i­tal­iste. Sans luttes ouvrières, sans refus ouvri­er de l’exploitation, sans sab­o­tage, sans absen­téisme, pas de développe­ment. Le développe­ment, c’est d’abord le pil­lage de l’innovation ouvrière, la cap­ture par le cap­i­tal de l’inventivité de l’ouvrier qui pour fumer tran­quille­ment une cig­a­rette trou­ve le moyen de se débar­rass­er plus rapi­de­ment de sa tâche. L’innovation tech­nologique est avant tout une inven­tion patronale qui vise à élim­in­er un mail­lon du tra­vail vivant, un opéra­teur, une sec­tion entière, une fonc­tion. En somme, l’innovation tech­nologique est la forme qui per­met d’économiser le tra­vail, c’est la réponse patronale au refus du tra­vail. Cela sig­ni­fie-t-il que la restruc­tura­tion, l’innovation, le saut tech­nologique doivent être con­sid­érés comme des enne­mis? N’est-il pas pos­si­ble d’y trou­ver les prémiss­es de la lib­erté, les con­di­tions per­me­t­tant de réduire la sub­or­di­na­tion de la vie au tra­vail? Cette ques­tion mérite d’être abor­dée dans toute sa com­plex­ité. Dans les faits, quand le patron trans­forme un ate­lier ou automa­tise un seg­ment de tra­vail, son inten­tion est de mas­si­fi­er le prof­it glob­al, d’éliminer des poches d’insubordination, d’autoriser un con­trôle mécanique plus étroit sur le tra­vail humain. L’usage cap­i­tal­iste de la tech­nolo­gie peut se résumer ain­si: soumet­tre la struc­ture de la machine, de l’outil de tra­vail, mais soumet­tre aus­si la struc­ture cog­ni­tive et sci­en­tifique néces­saire à la pro­duc­tion de cette machine; la soumet­tre à une final­ité de con­trôle, impos­er une soumis­sion tou­jours plus par­faite, tou­jours plus totale, tou­jours plus étouf­fante. L’usage cap­i­tal­iste de la ­tech­nolo­gie – la restruc­tura­tion enten­due comme révo­lu­tion cap­i­tal­iste de l’outil de tra­vail et du sys­tème tech­nologique – pénètre les struc­tures, la forme et la fonc­tion des objets, et imprègne indi­recte­ment les esprits, les rela­tions sociales, le monde de la pro­duc­tion.

La pen­sée et la pra­tique opéraïstes révo­lu­tion­naires se retrou­vent rapi­de­ment face à une con­tra­dic­tion dont elles vont rester, dans une cer­taine mesure, pris­on­nières. L’intense révo­lu­tion tech­nologique qui se déploie tout au long des années 1970 et qui parvient à matu­rité à la fin de la décen­nie avec les grandes vagues de licen­ciements de masse, est la cause de la crise de l’autonomie ouvrière. Mais en réal­ité, elle est aus­si la cause de la dis­so­lu­tion ten­dan­cielle de la classe ouvrière d’usine et de la pré­dom­i­nance de l’industrie comme sys­tème de pro­duc­tion. La restruc­tura­tion, l’innovation tech­nologique sont une réponse au refus du tra­vail, mais elles en sont aus­si l’accomplissement. Car à tra­vers la restruc­tura­tion, l’objectif ouvri­er de réduc­tion du tra­vail néces­saire se réalise, mais les con­di­tions sociales et poli­tiques dans lesquelles se pro­duit ce déplace­ment sont dom­inées par l’intérêt cap­i­tal­iste, ori­en­tées vers la dom­i­na­tion et le prof­it et non vers l’utilité sociale.

Ain­si, la restruc­tura­tion aura pour effets un accroisse­ment de l’exploitation et de la dépen­dance, et une divi­sion poli­tique­ment ruineuse entre salariés et chômeurs. Mais ils se font sen­tir dès les années 1970, dans la mesure où le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire ne parvient pas à faire porter son pro­gramme de direc­tion ouvrière sur la total­ité du proces­sus de trans­for­ma­tion pro­duc­tive; la médi­a­tion syn­di­cale et l’extrémisme s’affronteront sur ce point sans par­venir à trou­ver l’issue: la réduc­tion général­isée du temps de tra­vail et la redis­tri­b­u­tion sociale du temps de tra­vail néces­saire – c’est-à-dire le pou­voir ouvri­er sur les con­di­tions de la tran­si­tion post-indus­trielle, sur les con­di­tions de la désin­dus­tri­al­i­sa­tion et de la trans­for­ma­tion de l’ensemble du monde pro­duc­tif.

Mais ce n’est pas ici le lieu de dévelop­per ces ques­tions. Nous nous pro­posons pour l’heure de retrac­er les grandes lignes d’un proces­sus qui com­mence avec l’explosion des luttes spon­tanées de 1968, avec la con­ver­gence du mou­ve­ment étu­di­ant et des organ­i­sa­tions ouvrières de base – qui se généralis­era à l’automne 1969. C’est au cours de ce proces­sus que se con­stituent les élé­ments que l’on retrou­vera, à un tout autre degré de con­sis­tance et de com­plex­ité, dans l’explosion de l’autonomie ouvrière des années 1970.

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    La Classe, 24 mai 1969