« Cette fois, on ne s’est pas enfuis »: la bataille de Valle Giulia

L’engagement des jeunes lead­ers du nou­veau mou­ve­ment étu­di­ant est fréné­tique, pas­sion­né, et à temps plein. Pour faire cir­culer l’information et tiss­er des liens entre les luttes, ils font de longs et exténu­ants voy­ages en train ou en petites cylin­drées, d’une uni­ver­sité occupée à l’autre. Les théoriciens de la con­tes­ta­tion se ren­dent par­faite­ment compte (ils l’écriront en novem­bre 1968 dans un arti­cle des Quaderni pia­cen­ti­ni inti­t­ulé « Matéri­aux pour une uni­ver­sité cri­tique ») que le développe­ment et la coor­di­na­tion des luttes sont l’un des enjeux majeurs du mou­ve­ment, qu’un « excès » d’intervention idéologique des groupes extérieurs à l’université ne peut que recréer de la sépa­ra­tion entre les cadres dirigeants et les mil­i­tants de base, au risque d’une insti­tu­tion­nal­i­sa­tion de type réformiste de la con­tes­ta­tion.

À l’université de Rome, les luttes sont par­ties de la fac­ulté de let­tres. Elles ont tout d’abord été pris­es en main par des groupes marx­istes-lénin­istes qui préex­is­taient au mou­ve­ment. La dif­fu­sion de la pro­duc­tion théorique de Trente, de Pise et de Turin con­tribuera à chang­er la donne. En jan­vi­er 1968, Bob­bio et Ros­tag­no s’expriment con­tre la logique ver­ti­cale de la représen­ta­tion, et insis­tent sur la néces­sité de don­ner pri­or­ité à l’extension du mou­ve­ment plutôt qu’au per­pétuel peau­fi­nage d’une idéolo­gie abstraite – qui est aus­si un inévitable frein à la mobil­i­sa­tion. Ici encore, le rap­port entre spon­tanéité et organ­i­sa­tion reste irré­solu. Fran­co For­ti­ni par­le à ce pro­pos d’« un prob­lème de type nou­veau dans notre pays depuis une ving­taine d’années. […] Ce prob­lème, c’est la con­tra­dic­tion entre une vision poli­tique de type minori­taire (qui ne se lim­ite ni au con­flit avec les autorités académiques ni à une protes­ta­tion indéfinie) et les out­ils néces­saires pour com­mencer à la met­tre en actes

1 Fran­co For­ti­ni, « Il dis­senso e l’autorità », Quaderni pia­cen­ti­ni, n° 34, 1968

».

À Rome en tout cas, comme dans beau­coup d’autres sit­u­a­tions de lutte, la pra­tique de l’assemblée com­mence à per­dre petit à petit de sa cen­tral­ité, et les étu­di­ants préfèrent s’organiser en com­mis­sions ou en groupes de tra­vail. C’est ain­si que s’imposent les principes de l’autogestion de la lutte et du refus de la représen­ta­tion, qui impliquent la mise à dis­tance des groupes idéologiques déjà con­sti­tués, même s’ils sont forte­ment enrac­inés dans la réal­ité étu­di­ante romaine. Le refus de la représen­ta­tion s’étend à la cri­tique des par­tis de la gauche tra­di­tion­nelle et se conçoit pleine­ment comme un principe révo­lu­tion­naire. Il passe donc aus­si néces­saire­ment par le refus de l’« auto-instru­men­tal­i­sa­tion », c’est-à-dire d’une forme de délé­ga­tion interne au mou­ve­ment, antithé­tique avec la ligne de masse. Lin­ea di mas­sa: ce sera égale­ment le titre d’une série de textes poli­tiques pub­liés un peu plus tard par Potere operaio

2 Sur les brochures Lin­ea di mas­sa, voir chapitre 6 – Ser­gio Bologna : 68 en usine, note 26 (p. 293)

.

Le 28 févri­er, le Con­seil de la fac­ulté de let­tres accepte que les exa­m­ens se tien­nent dans l’université occupée. Les étu­di­ants imposent les « exa­m­ens de l’égalité », c’est-à-dire qu’ils sont publics, qu’il est pos­si­ble de refuser la note, que celle-ci fait l’objet d’une dis­cus­sion publique avec l’examinateur et les étu­di­ants présents, et que l’on ne signe pas le procès-ver­bal sans en con­naître le résul­tat. Ces exa­m­ens d’un genre nou­veau ne durent pas plus d’une mat­inée: le recteur D’Avack leur récuse toute légitim­ité et appelle la police, qui expulse les étu­di­ants. Le 303 Long mois de févri­er… l’épisode a lieu en réal­ité le 1er mars, ceux-ci déci­dent de réoc­cu­per et se rassem­blent aux abor­ds de l’université. Le cortège s’est à peine ébran­lé que des affron­te­ments écla­tent avec les forces de l’ordre. Des affron­te­ments vio­lents, que rien ne lais­sait prévoir.

Cet épisode restera sous le nom de « bataille de Valle Giu­lia » et devien­dra une référence pour les étu­di­ants dans toute l’Italie. « Cette journée n’a servi à rien » com­mentent Car­lo Oli­va et Alber­to Ren­di, deux obser­va­teurs atten­tifs du mou­ve­ment, « elle n’a mené à rien et ceux qui y ont été le plus impliqués ont été les pre­miers à en con­venir. Mais il s’est passé quelque chose de résol­u­ment nou­veau: pour la pre­mière fois depuis 1960, on a osé affron­ter la lon­ga manus armée de l’oppression gou­verne­men­tale, et ceux qui ont fait cela, ce ne sont ni des ouvri­ers, ni les par­tis organ­isés

4 Car­lo Oli­va, Aloisio Ren­di, Il movi­men­to stu­den­tesco et le sue lotte, Fel­trinel­li, 1969

».

Oreste Scal­zone, qui par­tic­i­pa au mou­ve­ment romain, se sou­vient de cet épisode:

« 1968, pour nous, cela a été la fin du minori­tarisme, la sor­tie des cat­a­combes. La lib­erté de men­er une qua­si-révo­lu­tion. Avant, nous étions des mar­gin­aux sub­al­ternes, con­traints à chercher l’affrontement avec l’État par per­son­ne inter­posée: nous avions tou­jours face à nous l’État-PCI, l’État-syndicat, sans jamais par­venir à auto­gér­er des luttes indépen­dantes, autonomes.

La lib­erté, c’étaient les assem­blées de masse à l’université. La lib­erté, c’était de décider d’appeler à une man­i­fes­ta­tion et de se retrou­ver des mil­liers dans la rue. La lib­erté, c’était de ne pas avoir de com­man­de­ment général auquel il fal­lait obéir ou désobéir.

La lib­erté a com­mencé un matin de févri­er par une man­i­fes­ta­tion qui était par­tie de la fac de let­tres et qui s’est ter­minée par une grosse assem­blée dans l’amphi prin­ci­pal, où on débat­tait de tout: du pou­voir étu­di­ant et de la guerre du Viet­nam, du gou­verne­ment Moro, de la réforme 2314 et de l’offensive du Têt […].

Quand nous sommes sor­tis, comme un fleuve en crue, par les hautes portes de noy­er, la fac était occupée. L’occupation, c’était comme une four­mil­ière mys­térieuse, comme si cha­cun cir­cu­lait sans but appar­ent, mais pris tous ensem­ble cela fai­sait comme un grand lab­o­ra­toire, une ruche en proie à une activ­ité intense et féroce.

Je ne me rap­pelle plus si les con­tre-cours ont com­mencé tout de suite. Je me sou­viens que le pré­texte de l’assemblée avait été l’expulsion de la fac de Flo­rence, demandée et obtenue par le recteur Devo­to. Comme cela arrive sou­vent, cette déci­sion avait fait débor­der le vase et le mou­ve­ment se trans­for­mait en raz-de-marée.

Je me sou­viens que ce fut pour moi et pour Lucia – nous étions ensem­ble depuis quelques mois – le début d’une ver­tig­ineuse ker­messe. Les assem­blées suc­cé­daient aux assem­blées, les col­lec­tifs aux col­lec­tifs. Nous suiv­ions le fil rouge, les sen­tiers des occu­pa­tions, comme une mer­veilleuse par­tie de Monop­oly. L’université était en même temps une ago­ra et un car­refour, extrater­ri­to­r­i­al en un cer­tain sens. L’université occupée était aus­si un lieu d’agrégation pour les nou­veaux immi­grés – les pen­dolari, les provin­ci­aux comme nous

5 Les pen­dolari rési­dent hors des grands cen­tres urbains et font chaque jour ou chaque semaine la navette entre leur lieu de rési­dence et leur lieu de tra­vail ou d’étude

. […].

Je com­mençais à faire par­tie de ceux qui par­laient le plus dans les assem­blées, j’avais pris la parole dans un énorme meet­ing au palais des sports.

Qu’est-ce que nous voulions? Que tout change – que les uni­ver­sités soient auto­gérées, qu’il n’y ait plus de sélec­tion, […] que les Viêt-Cong tri­om­phent, que les con­tenus de la cul­ture changent, mais surtout que cet extra­or­di­naire mou­ve­ment qui trans­for­mait rad­i­cale­ment notre quo­ti­di­en ne s’arrête jamais.

La lib­erté, c’était le matin de Valle Giu­lia. Ils avaient bouclé la fac d’architecture, qui était à présent aux mains de la police. Le soir, la nuit, lors de la réu­nion du comité d’agitation de l’université, nous avions décidé que nous iri­ons la repren­dre. Nous nous sommes lev­és tôt et nous sommes par­tis, fiers d’avoir mis en place un embry­on de ser­vice d’ordre (il avait pour emblème l’insigne de l’équipe la Roma, qui avait con­nu ce matin-là un franc suc­cès). Nous sommes arrivés au pied du talus her­beux et nous avons com­mencé à lancer des œufs sur les policiers, engoncés dans leur uni­forme, pris au dépourvu, habitués à dis­pers­er les man­i­fes­ta­tions sans ren­con­tr­er de résis­tance. Lorsqu’ils ont chargé, on ne s’est pas enfuis. On se repli­ait et on con­tre-attaquait, pier­res con­tre grenades lacry­mogènes, en avançant et en rec­u­lant à tra­vers les allées et les pelous­es, avec des armes de for­tune: des cail­loux, des planch­es arrachées aux bancs publics, des choses de ce genre. Quelques jeeps furent incendiées, il y eut des arresta­tions et une pluie de coups. Un groupe que je con­dui­sais avec Mas­si­m­il­iano Fuck­sas a réus­si à pénétr­er sous un porche de la fac. Là, nous nous sommes retrou­vés coincés, pris entre deux feux: à l’intérieur les policiers qui oppo­saient une résis­tance forcenée, et les cara­biniers qui nous arrivaient par der­rière. Nous sommes sor­tis entre deux rangées de cara­biniers qui nous frap­paient avec leurs ban­doulières. Une fille s’est accrochée au revers de mon man­teau, nous avons glis­sé sur l’écume des canons à eau, dégringolé l’escalier et nous nous sommes retrou­vés hors de ce cauchemar. Toute la mat­inée, les charges ont suc­cédé aux con­tre-charges et à la fin, en loques, sales, fatigués, nous avons réus­si à organ­is­er une man­i­fes­ta­tion jusqu’au palaz­zo Chi­gi6 Le palaz­zo Chi­gi est le siège de la Prési­dence du Con­seil. Mon­tecito­rio, dont il est ques­tion plus bas est la cham­bre des députés […]. Je me sou­viens être mon­té sur l’obélisque de la piaz­za Colon­na qui est par la suite devenu pour nous une sorte de podi­um naturel, en cri­ant: « Cama­rades! Seules qua­tre rangées de policiers nous sépar­ent de nos enne­mis. » Les policiers avaient des mitrail­lettes, per­son­ne ne bougea. Et puis la ten­sion dis­parut quand quelques députés com­mu­nistes descen­dus de Mon­tecito­rio nous invitèrent à for­mer une délé­ga­tion pour dis­cuter avec eux. Lorsque nous sommes sor­tis, on pou­vait lire sur les devan­tures des kiosques à jour­naux: Bataille à Valle Giu­lia […]. »

Ces inci­dents firent 150 blessés du côté des policiers et plusieurs cen­taines du côté étu­di­ant, mais la police avait bat­tu en retraite à de nom­breuses repris­es et la base étu­di­ante avait tenu l’affrontement sans fuir, en opposant une résis­tance active.

Quelque temps après, Vitavisia et Pietrangeli com­posèrent une chan­son sur les événe­ments de Valle Giu­lia, qui sera longtemps chan­tée dans l’euphorie des grandes man­i­fes­ta­tions.

Place d’Espagne splen­dide journée

la cir­cu­la­tion blo­quée, la ville engorgée

et tous ces gens, com­bi­en y en avait-il?

les pan­car­tes brandies bien haut et tous on cri­ait:

« non à l’école des patrons

le gou­verne­ment dehors, démis­sion » eeh

Et toi tu me regar­dais avec des yeux fatigués

pen­dant qu’on était encore là devant

et tes sourires parais­saient éteints

mais il y avait des choses bien plus impor­tantes

« non à l’école des patrons

le gou­verne­ment dehors, démis­sion » eeh

Onze heures et quart, tous à la fac d’architecture

on n’avait pas encore de rai­son d’avoir peur

et on était vrai­ment très très nom­breux

et les policiers face aux étu­di­ants

« non à l’école des patrons

le gou­verne­ment dehors, démis­sion » eeh

Ont empoigné leurs matraques

et ils ont cogné comme ils le font tou­jours

et alors tout à coup il s’est passé

quelque chose de nou­veau, quelque chose de nou­veau, quelque chose de nou­veau

cette fois on ne s’est pas enfuis

cette fois on ne s’est pas enfuis

Le pre­mier mars si je m’en sou­viens

on devait bien être mille cinq cents

et la police nous tombait dessus

mais les étu­di­ants la fai­saient reculer

« non à l’école des patrons

le gou­verne­ment dehors, démis­sion » eeh

Et toi tu me regar­dais avec des yeux fatigués

– mais il y avait des choses bien plus impor­tantes

mais qu’est-ce que tu fais ici mais ne reste pas là

tu ne vois pas que la police nous tombe dessus?

« non à l’école des patrons

dehors le gou­verne­ment, démis­sion » eeh

Les camion­nettes les brigades mobiles

nous ont dis­per­sés, arrêtés en masse et puis ils nous ont frap­pés

mais que ce soit bien clair, et ça on le savait

c’était sûr, on n’en resterait pas là

cette fois on ne s’est pas enfuis

cette fois on ne s’est pas enfuis

Le pre­mier mars si je m’en sou­viens

on devait bien être mille cinq cents

et la police nous tombait dessus

mais les étu­di­ants la fai­saient reculer

« non à l’école des patrons

le gou­verne­ment dehors, démis­sion » eeh

« Non à la classe des patrons

il n’y aura pas de con­di­tions », non!

La bataille de Valle Giu­lia provo­qua une vague d’enthousiasme et de luttes dans toutes les uni­ver­sités ital­i­ennes (Bari, Naples, Cagliari, Milan, Turin, Pise, etc.). Elle eut égale­ment de fortes réper­cus­sions sur le mou­ve­ment lycéen nais­sant (à Milan, au mois de févri­er, quinze lycées avaient été occupés). Sous la pres­sion du mou­ve­ment et des secteurs « démoc­ra­tiques », le gou­verne­ment deman­da que les étu­di­ants arrêtés lors des affron­te­ments soient relâchés, et imposa au recteur D’Avack de rou­vrir l’université et de négoci­er avec les étu­di­ants.

dans ce chapitre« La prise de con­scienceDes mess­es aux mass­es: les luttes à l’université catholique »
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    Fran­co For­ti­ni, « Il dis­senso e l’autorità », Quaderni pia­cen­ti­ni, n° 34, 1968
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    Sur les brochures Lin­ea di mas­sa, voir chapitre 6 – Ser­gio Bologna : 68 en usine, note 26 (p. 293)
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    Long mois de févri­er… l’épisode a lieu en réal­ité le 1er mars
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    Car­lo Oli­va, Aloisio Ren­di, Il movi­men­to stu­den­tesco et le sue lotte, Fel­trinel­li, 1969
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    Les pen­dolari rési­dent hors des grands cen­tres urbains et font chaque jour ou chaque semaine la navette entre leur lieu de rési­dence et leur lieu de tra­vail ou d’étude
  • 6
    Le palaz­zo Chi­gi est le siège de la Prési­dence du Con­seil. Mon­tecito­rio, dont il est ques­tion plus bas est la cham­bre des députés