Giuliano Scabia: notes sur des représentations aux marges

La nuit du 5 décem­bre 1968, en sor­tant du Pic­co­lo Teatro où allait être présen­té un étrange spec­ta­cle dont j’étais le dra­maturge et en par­tie l’auteur

1 Il s’agit très prob­a­ble­ment de la Visi­ta a una pro­va dell’Isola pur­purea, d’après le texte de Mikhaïl Boul­gakov, dans une tra­duc­tion de Giu­liano Scabia, avec des musiques Ser­gio Liberovi­ci, don­né au Pic­co­lo Teatro de Milan le 4 décem­bre 1968

, je me dirigeai sans hâte vers l’ex-hôtel Com­mer­cio, sur la piaz­za Fontana et j’y entrai. La tra­mon­tane était sèche, le gel mor­dait la peau. L’hôtel désaf­fec­té et voué à la destruc­tion avait été occupé par des jeunes et des moins jeunes qui vivaient là, dans des cham­bres nues – mate­las et lits de camp – tapis­sées de vert pâle, dis­cu­tant et rêvant beau­coup – par­fois jusqu’au délire.

Pas loin du dernier étage, dans une cham­bre vide à l’exception d’un petit miroir rec­tan­gu­laire et de deux chais­es, assis sur un lit de camp, se trou­vait Gian­car­lo Cel­li, la quar­an­taine, qui avait fondé le groupe de théâtre Dion­iso Milano. Il m’attendait.

Le directeur du Pic­co­lo Teatro, Pao­lo Gras­si, m’avait par­lé de ces occu­pants un soir, peu aupar­a­vant: j’y suis allé, ils m’ont invité. Tu les as vus? Du pur Dos­toïevs­ki.

Avec Cel­li, il y avait un jeune homme mai­gre, la jambe droite raide, un représen­tant des locataires en grève des loy­ers (qui n’était peut-être pas locataire lui-même), un activiste ten­dance marx­iste-lénin­iste et un mil­i­tant véni­tien qui fai­sait la navette entre Milan et Franc­fort pour organ­is­er des occu­pa­tions de loge­ments. Nous dis­cutâmes longue­ment et ils me demandèrent d’écrire la trame d’une saynète sur la ques­tion de la cherté des loy­ers, pour la présen­ter dans la rue à Quar­to ­Oggia­ro et dans d’autres quartiers où des mobil­i­sa­tions visaient la régie autonome des loge­ments soci­aux (IACP)2 Depuis le mois de jan­vi­er 1968, des mobil­i­sa­tions s’opposent aux poli­tiques d’expulsions, d’augmentation des loy­ers du bailleur social IACP (Isti­tu­to autonomo case popo­lari). En févri­er 1969 l’IACP demande de cess­er la lutte et promet des réduc­tions de loy­ers. Les grèves de loy­ers con­tin­u­ent pour­tant de s’étendre. En août 1969, la mairie de Milan con­cède 11% de réduc­tions de loy­ers, mais les locataires dénon­cent ces dis­po­si­tions qui ne résol­vent pas, selon eux, les injus­tices struc­turelles de la ges­tion com­mu­nale des loge­ments soci­aux. Une fois le canevas rédigé, nous répétâmes de nuit au rez-de-chaussée, der­rière les vit­rines qui don­naient sur la rue. Et puis un same­di, Cel­li et sa petite troupe par­tirent jouer. Il jouait le rôle du prési­dent de l’IACP qui venait annon­cer une baisse de loy­er, juché sur un cageot de fruits et légumes. Ils com­mencèrent la représen­ta­tion devant le super­marché au cen­tre d’un petit attroupe­ment (jamais on n’avait vu de théâtre en pareil endroit). Mais après quelques répliques, la cagette s’effondra sous le poids de son corps ges­tic­u­lant, et le prési­dent se brisa le tib­ia. La représen­ta­tion ne put con­tin­uer. La pièce reprit quand la jambe fut guérie.

Ce sont les marges. Des lieux d’agrégation semi-spon­tanée, sou­vent mêlée de poli­tique. Cen­tre et marges (de la ville). Recherche de lieux rad­i­cale­ment dif­férents, qui étaient sou­vent ceux dont nous prove­nions (on le cachait par­fois, par pudeur). Son­der ce lan­gage des marges, qui était aus­si le sur­gisse­ment du quo­ti­di­en. Entr­er avec le théâtre dans des espaces inex­plorés – ou peut-être dans sa pro­pre mai­son. Roman­tisme de fuites illu­soires. Métrique et rythme. La métrique (à Milan) des boule­vards extérieurs. Poésie/théâtre au-delà de la Bag­gi­na ou de San Dona­to3 La Bag­gi­na est un quarti­er de Milan. San Dona­to Milanese est une com­mune du sud de la petite cein­ture milanaise. . Roman­tisme lin­guis­tique. L’horizon (lim­ites) s’ouvre soudaine­ment, et chaque lieu (soudaine­ment) donne l’impression de s’animer, de réap­pa­raître, de soulever des ques­tions. De toutes parts, sem­blent sur­gir de petits groupes d’écriture, poli­tique, théâtre, ani­ma­tion, dis­cus­sion, ami­tié, ini­tia­tive, prédi­ca­tion, affec­tiv­ité, illu­sion.

Très aux marges:

goût pour les cagettes de fruits, boîtes en car­ton, résidus, bouts de bois, tis­sus pau­vres très col­orés, papiers / beau­coup de vent / petits feux et grands feux / mont­golfières de papi­er / cortèges de pan­tins petits et grands, des jours et des jours durant: ren­con­tres avec des groupes, des familles, des curés, des cham­bres pleines de malades, des salles de classe; un par­ler qui se trans­met et se dif­fuse, qui des­sine un paysage, une ville plus vaste; des marges habitées par des vil­lages reliés entre eux: mais tout ou presque reste pré­caire.

Pour beau­coup, il y a eu un long voy­age de réap­pren­tis­sage de soi-même, d’autoformation sur le ter­rain, dans des lieux insti­tu­tion­nels ou pas: des myr­i­ades de noy­aux en fis­sion, mis en mou­ve­ment par des images sœurs / jusqu’à ce que beau­coup per­dent la tête et par­tent « loin », dog­ma­tique­ment, recon­stituer un noy­au fer­mé, enc­los dans les lim­ites de l’image poli­tique qui le déter­mine. Les pan­tins, les mar­i­on­nettes, les masques, les géants, l’homme sauvage et les bêtes demeurèrent per­plex­es et se retirèrent en voy­ant arriv­er les armes puis la répres­sion. Mais ils ne s’arrêtèrent pas de danser.

dans ce chapitre« « Un poignard dans le cœur de la ville cap­i­tal­iste »Cham­pagne et tomates: la nuit de la Bus­so­la »
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    Il s’agit très prob­a­ble­ment de la Visi­ta a una pro­va dell’Isola pur­purea, d’après le texte de Mikhaïl Boul­gakov, dans une tra­duc­tion de Giu­liano Scabia, avec des musiques Ser­gio Liberovi­ci, don­né au Pic­co­lo Teatro de Milan le 4 décem­bre 1968
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    Depuis le mois de jan­vi­er 1968, des mobil­i­sa­tions s’opposent aux poli­tiques d’expulsions, d’augmentation des loy­ers du bailleur social IACP (Isti­tu­to autonomo case popo­lari). En févri­er 1969 l’IACP demande de cess­er la lutte et promet des réduc­tions de loy­ers. Les grèves de loy­ers con­tin­u­ent pour­tant de s’étendre. En août 1969, la mairie de Milan con­cède 11% de réduc­tions de loy­ers, mais les locataires dénon­cent ces dis­po­si­tions qui ne résol­vent pas, selon eux, les injus­tices struc­turelles de la ges­tion com­mu­nale des loge­ments soci­aux
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    La Bag­gi­na est un quarti­er de Milan. San Dona­to Milanese est une com­mune du sud de la petite cein­ture milanaise.