Franco Bolelli: La révolution culturelle de la musique

« Pas besoin d’un Mon­sieur Météo pour savoir d’où vient le vent

1 « You don’t need a weath­er man / To know which way the wind blows », Bob Dylan, Sub­ter­ranean Home­sick Blues, 1965

» chan­tait, il y a vingt ans, un poète guer­ri­er qui n’avait pas encore été domes­tiqué. À l’époque, pour dire les méta­mor­phoses du temps, il y avait la musique. Les années 1960 sont peut-être les dernières où la musique ait eu cette fonc­tion pré­moni­toire, ce rôle annon­ci­a­teur des trans­for­ma­tions à venir, qui sont sa rai­son d’être. À l’heure où Mar­shall McLuhan

2 Her­bert Mar­shall McLuhan (1911–1980) est un théoricien de la com­mu­ni­ca­tion et un des fon­da­teurs des études con­tem­po­raines sur les médias. Il est l’auteur de La Galax­ie Guten­berg [1962], Mame, 1967

annonce l’avènement d’une époque de cul­ture glob­ale, la musique appa­raît d’instinct comme la pre­mière langue réelle­ment plané­taire. Partout dans le monde, les mou­ve­ments de révolte bat­tent au rythme de la même bande-son. Elle ne se lim­ite pas à les accom­pa­g­n­er, elle est leur étin­celle. Car, c’est d’abord avec la musique que la tem­péra­ture monte, et que s’embrase cet esprit de rébel­lion qui ali­mentera l’imaginaire poli­tique et cul­turel des mou­ve­ments.

Mais atten­tion: il n’y a pas « une » musique. Il y a la con­jonc­tion, momen­tanée et irre­pro­ductible de con­stel­la­tions cul­turelles, émo­tives et sonores rien moins qu’homogènes. La ligne de masse (les Bea­t­les en tête) empha­tise le renou­veau ­euphorique des com­porte­ments et des mœurs, ou tout au plus (d’Elvis Pres­ley aux Rolling Stones) écorne avec effron­terie les super­sti­tions du sens com­mun le plus provin­cial. Vien­nent ensuite les chanteurs enragés, dans la tra­di­tion de la beat ­gen­er­a­tion (Bob Dylan), les groupes rad­i­caux à la poé­tique de l’extrémisme le plus incon­di­tion­nel (des MC5 aux Fugs), mais aus­si les paci­fistes de ce rock plus mod­éré qui célébr­era à Wood­stock ses dernières illu­sions. Les surfers à l’énergie ray­on­nante (les Beach Boys) côtoient les prophètes du vice et de l’excès (The Vel­vet Under­ground) et les explo­rateurs de vibra­tions cos­miques (Pink Floyd). L’irrésistible sen­si­bil­ité vitale de la black music se partage entre insou­ciance joyeuse (Supremes, Temp­ta­tions), pas­sions et tour­ments de l’âme (Otis Red­ding), et bouf­fées incen­di­aires d’un jazz lib­er­taire (John Coltrane, Albert Ayler). Jusqu’à l’imprudence aven­tureuse d’un rock poli­tique et psy­chédélique, qui dilate la per­cep­tion et ouvre les con­sciences (de Jef­fer­son Air­plane à Jimi Hen­drix).

Tant que la tem­péra­ture du temps reste idéale­ment élevée, cette con­stel­la­tion con­cen­tre une énergie qui est en soi une véri­ta­ble révo­lu­tion cul­turelle. Entre le rad­i­cal­isme musi­cal et les mou­ve­ments de libéra­tion, les affinités sont dev­enues élec­tives, et lorsque Gins­berg, Leary et Rubin bat­tent le rap­pel de toutes les tribus de la cul­ture alter­na­tive, ce sont Jef­fer­son Air­plane et Grate­ful Dead qui don­nent une con­sis­tance sonore à cet assaut du ciel. Mais dès lors que la chaleur com­mence à décroître, si la musique con­tin­ue d’avoir une fonc­tion pré­moni­toire, c’est cette fois pour annon­cer un déclin. Nulle trahi­son ici, plutôt un essouf­fle­ment du lan­gage qui réap­pa­raît inex­orable­ment lorsque la haute marée de l’imaginaire col­lec­tif se retire. Une bonne par­tie de ces musiques ne font plus que se sur­vivre, répé­tant des recettes tou­jours plus prévis­i­bles, et pour qui veut rester à la hau­teur du mythe, la scène musi­cale de la fin des années 1960 sem­ble n’avoir rien d’autre à offrir que la cru­elle chance* de mourir (physique­ment pour Hen­drix, Coltrane, Red­ding, Jim Mor­ri­son ou Bri­an Jones, artis­tique­ment pour ceux qui font le choix de dis­paraître plutôt que de don­ner en spec­ta­cle leur paralysie créa­tive). C’est une péri­ode de grand froid qui s’annonce, où les dif­férentes tribus musi­cales s’emploient surtout à con­serv­er leur iden­tité homo­loguée. Les avant-gardes s’engagent tête bais­sée dans l’impasse d’une révo­lu­tion pure­ment syn­tax­ique. Le rock, comme tous les lan­gages trans­gres­sifs, est con­traint par sa nature même à répéter pour sur­vivre: à répéter, en repous­sant tou­jours plus loin les lim­ites qu’il faudrait cette fois franchir; à répéter la recette tou­jours plus rit­uelle de la trans­gres­sion, jusqu’à la réduire à un lieu com­mun. Du We want the world and we want it NOW des Doors, on en arrive au It’s only rock and roll but I like it des Rolling Stones ren­trés dans le rang. Car trop sou­vent, les déc­la­ra­tions trans­gres­sives ne sont que les résur­gences éphémères d’une poé­tique dev­enue trop frag­ile pour ouvrir des hori­zons réelle­ment autonomes, par-delà l’orbite du réel.

Si l’on porte le regard au-delà du champ de l’histoire, il appa­raît claire­ment que les seuls pro­jets musi­caux des années 1960 qui ne s’épuisent pas au cours de cette brève péri­ode sont ceux qui font l’expérience des boule­verse­ments les plus pro­fonds du lan­gage, ceux qui se hasar­dent du côté de poé­tiques plus glob­ales. À com­mencer par Miles Davis, qui autour de 1968 offre à l’imaginaire de la méta­mor­phose la vision ful­gu­rante d’une syn­thèse « par analo­gie », où la métro­pole se fond avec la jun­gle, la langue noire avec l’électronique, le plaisir du rythme avec le raf­fine­ment esthé­tique. Et tou­jours les Jef­fer­son Air­plane qui, avant de s’enliser dans les sables mou­vants des habi­tudes, captent au vol l’intuition lumineuse d’un rock trans­fig­uré et sur­réal­iste, pro­jeté vers de plus grands hori­zons men­taux et émo­tion­nels. Toute référence au réel est aban­don­née, dans une pré­mo­ni­tion qui touche au cœur non seule­ment de la musique, mais du mou­ve­ment même de libéra­tion. Il n’est plus ques­tion ici d’avant-gardes ou de trans­gres­sions, mais d’amorcer de nou­velles formes de lan­gage et de vie. Comme tout art véri­ta­ble, la grande musique des années 1960 met elle aus­si en scène le ver­tig­ineux pas­sage du monde conçu comme unité de mesure à l’invention d’une sen­si­bil­ité pour d’autres, pour une infinité de mon­des pos­si­bles.

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    Her­bert Mar­shall McLuhan (1911–1980) est un théoricien de la com­mu­ni­ca­tion et un des fon­da­teurs des études con­tem­po­raines sur les médias. Il est l’auteur de La Galax­ie Guten­berg [1962], Mame, 1967