Rossana Rossanda: irréductibles d’État

Chaque fois que se repose la ques­tion de l’indul­to

1 Le Lit­tré définit ce terme comme le « par­don accordé aux vain­cus » (sic). Cette mesure aboutit à l’annulation d’une peine pronon­cée et se dif­féren­cie en cela de l’amnistie qui se con­clut par l’annulation de la peine comme du délit. Ces mesures se dis­tinguent de la grâce, accordée à titre indi­vidu­el. Sur ces ques­tions voir égale­ment Pao­lo Per­sichet­ti, Oreste Scal­zone, « Qui a peur de l’amnistie ? » dans La Révo­lu­tion et l’État, op. cit

pour les années de plomb, les pas­sions se déchaî­nent. De très dignes per­son­nages, comme Pier­san­ti Mattarel­la2 Pier­san­ti Mattarel­la a été assas­s­iné par la mafia en 1980. C’est vraisem­blable­ment de son frère Ser­gio qu’il s’agit : député DC proche d’Aldo Moro, passé à l’Ulivo en 1996, il est l’actuel prési­dent de la République ital­i­enne. en trem­blent: c’est telle­ment pré­cip­ité! Et pour­tant, plus de vingt ans au moins se sont écoulés depuis les faits, les détenus en ont purgé en moyenne dix-sept – davan­tage que ceux qui sont incar­cérés pour d’autres dél­its –, une vie; et l’indul­to, on en par­le au moins depuis deux lég­is­la­tures, ou plutôt depuis que Cos­si­ga, alors prési­dent de la République, saisit le Par­lement d’un texte solen­nel3 Le min­istre de l’Intérieur hon­ni du mou­ve­ment de 77 a été élu à la Prési­dence de la République ital­i­enne en juin 1985. En 1991, il pro­pose publique­ment de graci­er Rena­to Cur­cio, ce qui déclenche une polémique dans les sphères du pou­voir. Gio­van­ni Moro, le fils de la vic­time la plus illus­tre, s’est récrié: pas encore, parce que trop de mys­tères entourent encore la mort de mon père. Trop de mys­tères, c’est vrai, mais pas du côté de ceux qui l’ont séquestré et exé­cuté: même une douleur incon­solable peut se ren­dre à cette évi­dence. Ce qui reste mys­térieux, c’est plutôt com­ment et pourquoi on a décidé de ne pas faire ce que demandait Moro, ce qu’il aurait fait lui; et c’est à ce qu’il reste de la Démoc­ra­tie chré­ti­enne et du Par­ti com­mu­niste qu’il faut pos­er la ques­tion.

Il y a un nerf à vif dans la classe poli­tique ital­i­enne – je ne par­le pas ici des familles des vic­times –, qui lui per­met de com­pren­dre le passé fas­ciste, le présent tan­gen­tiste ou la trans­for­ma­tion des frères Brus­ca en aux­il­i­aires de jus­tice

4 À l’époque où Rossana Rossan­da écrit ce texte, l’Italie est sec­ouée d’un côté par le scan­dale Tan­gen­topoli qui touche depuis 1992 la classe dirigeante ital­i­enne et de l’autre par les grands procès anti-mafia. En 1996, Gio­van­ni Brus­ca, un chef mafieux réputé pour sa féroc­ité, et son frère Enzo ont été con­damnés pour avoir entre autres organ­isé l’attentat qui causa, en 1992, la mort du juge Fal­cone. Rapi­de­ment pro­mus « col­lab­o­ra­teurs de jus­tice », ils ont obtenu un allége­ment con­séquent de leurs peines, au grand scan­dale des familles de leurs vic­times.

, mais pas les mou­ve­ments sub­ver­sifs et armés des années 1970. Je dis « com­pren­dre », et pas « absoudre ». Je dis: restituer leur véri­ta­ble et trag­ique image à ceux qui ont levé la main, à ce moment, sur l’organisation de la société et de l’État, dans une guerre civile qui n’est pas très dif­férente de celle que mènent l’ETA ou l’IRA ou le Hamas – que l’on con­damne, mais que l’on com­prend. Et pour­tant, il s’agit bien là d’organisations ter­ror­istes au sens pro­pre, qui frap­pent les pop­u­la­tions, tan­dis que les mil­i­tants armés ital­iens, non: chez nous, les mas­sacres appar­ti­en­nent à la veine obscure des appareils fas­cistes au sein de l’État. On peut s’écrier que l’extrême-gauche n’avait pas le droit de tuer, mais on ne peut nier le car­ac­tère poli­tique du délit, son con­texte, sa tra­jec­toire et sa fin. Pourquoi est-ce si dif­fi­cile?

Parce que ces luttes étrangères sont des luttes armées pour l’indépendance ou la séces­sion alors que les nôtres visaient une organ­i­sa­tion sociale et un État con­sid­érés comme injustes? Ce soulève­ment a été moins archaïque: l’organisation sociale n’est-elle pas, n’était-elle pas injuste? Qu’elle fut parée des atours de la démoc­ra­tie rendait-il impens­able qu’elle fût attaquée? Pour­tant, l’Espagne, la Grande-Bre­tagne, Israël le sont aus­si. Chez nous, ceux qui se sont soulevés au péril de leur vie et de celle d’autrui ont été une minorité par­mi tous ceux qui avaient espéré une grande sai­son de change­ments, de manière peut-être utopique mais cer­taine­ment pas indigne. Cela a été une erreur, et aus­si la preuve d’une arro­gance obstinée vis-à-vis de ceux qui ressen­taient les choses de la même manière qu’eux, mais qui ne leur avaient pas délégué les armes. Mais cela n’a vrai­ment pas été affaire de cru­auté ou d’argent. On ne peut pas non plus dire d’eux qu’ils étaient com­mu­nistes, mem­bres du Par­ti, ten­tac­ule de l’odieux total­i­tarisme russe: c’étaient les enfants de la généra­tion de l’après-guerre, que les bombes de la piaz­za Fontana et l’issue chili­enne d’une ten­ta­tive tout à fait légal­i­taire, tout à fait par­lemen­taire, avaient con­va­in­cu qu’il n’y avait plus de voie prat­i­ca­ble pour le mou­ve­ment ouvri­er.

Est-ce qu’ils se sont trompés? Cela ne fait pas de doute. Non seule­ment dans la méth­ode, dans l’analyse des rap­ports de force, mais aus­si sur la matu­rité du change­ment. Ce qu’ils avaient par­faite­ment iden­ti­fié, en revanche, c’est cette vio­lence sans écoule­ment de sang qui allait causer la défaite de cette généra­tion ouvrière et étu­di­ante, de ses espoirs et même de ce qu’elle avait cru vivre, et qu’un sys­tème poli­tique fort et libre de toute cul­pa­bil­ité aurait pris en compte et mis au tra­vail à temps, avant que ne survi­enne la dérive dés­espérée.

Cela, tout le monde l’a com­pris à l’époque, jusqu’à l’enlèvement de Moro. Tout le monde voy­ait que la vio­lence n’était pas d’un seul côté, ni du côté le plus vis­i­ble. Il suf­fit de lire les jour­naux de l’époque. C’est plus tard que nous sommes devenus un pays de belles âmes, qui nie la vio­lence d’un sys­tème jusque devant l’évidence de ses dévas­ta­tions. Et lorsque cer­tains d’entre nous dis­ent que cette époque est révolue, que depuis 1987, les mil­i­tants armés ont déposé toutes les armes, mêmes intérieures, que nom­bre d’entre eux réfléchissent à l’erreur qu’ils ont faite et qu’ils ont payée de toutes les manières sinon de leurs vies, et bien sou­vent aus­si de leur vie, cela fait bondir la classe poli­tique et une cer­taine base ex-com­mu­niste qui, pour trou­ver la paix, doit absol­u­ment croire qu’il s’agissait d’agents de la CIA ou du KGB.

Ce n’est pas seule­ment avec les pro­tag­o­nistes – désor­mais plus très jeunes – de cette époque qu’il s’agit de clore cette his­toire: c’est une page d’histoire que le pays lui-même doit tourn­er. Rien de tout cela n’a à voir avec la douleur des familles, privée et irrémé­di­a­ble, qui ne mérite pas d’être util­isée pour dis­simuler l’incapacité publique à faire lec­ture de ce qui est advenu. Et moins encore avec le droit qui, depuis longtemps, a inven­té le délit poli­tique. Cela a à voir avec un État qui était faible, qui s’est déglin­gué, qui n’a pas de lui-même une idée suff­isante pour adopter un pro­fil his­torique et humain de quelque enver­gure. La dure Alle­magne y est par­v­enue. Pourquoi pas nous?

Il Man­i­festo, 2 août 1997.

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    Le Lit­tré définit ce terme comme le « par­don accordé aux vain­cus » (sic). Cette mesure aboutit à l’annulation d’une peine pronon­cée et se dif­féren­cie en cela de l’amnistie qui se con­clut par l’annulation de la peine comme du délit. Ces mesures se dis­tinguent de la grâce, accordée à titre indi­vidu­el. Sur ces ques­tions voir égale­ment Pao­lo Per­sichet­ti, Oreste Scal­zone, « Qui a peur de l’amnistie ? » dans La Révo­lu­tion et l’État, op. cit
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    Pier­san­ti Mattarel­la a été assas­s­iné par la mafia en 1980. C’est vraisem­blable­ment de son frère Ser­gio qu’il s’agit : député DC proche d’Aldo Moro, passé à l’Ulivo en 1996, il est l’actuel prési­dent de la République ital­i­enne.
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    Le min­istre de l’Intérieur hon­ni du mou­ve­ment de 77 a été élu à la Prési­dence de la République ital­i­enne en juin 1985. En 1991, il pro­pose publique­ment de graci­er Rena­to Cur­cio, ce qui déclenche une polémique dans les sphères du pou­voir
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    À l’époque où Rossana Rossan­da écrit ce texte, l’Italie est sec­ouée d’un côté par le scan­dale Tan­gen­topoli qui touche depuis 1992 la classe dirigeante ital­i­enne et de l’autre par les grands procès anti-mafia. En 1996, Gio­van­ni Brus­ca, un chef mafieux réputé pour sa féroc­ité, et son frère Enzo ont été con­damnés pour avoir entre autres organ­isé l’attentat qui causa, en 1992, la mort du juge Fal­cone. Rapi­de­ment pro­mus « col­lab­o­ra­teurs de jus­tice », ils ont obtenu un allége­ment con­séquent de leurs peines, au grand scan­dale des familles de leurs vic­times.