Underground et opposition

La cul­ture under­ground a con­sti­tué par beau­coup d’aspects le fonds com­mun où se sont enrac­inées les dif­férentes cul­tures de la jeunesse (de la cul­ture punk à l’usage des espaces soci­aux urbains). Mais elle a égale­ment pro­fondé­ment influ­encé et large­ment con­tribué à dévelop­per la cri­tique des « insti­tu­tions totales », la révolte con­tre l’autoritarisme, le refus de la marchan­di­s­a­tion du quo­ti­di­en et de la sur-idéol­o­gi­sa­tion sec­taire des grou­pus­cules néostal­in­iens. Dans la péri­ode qui précède 1968, les beat-hip­pies se ral­lieront sou­vent au mou­ve­ment étu­di­ant nais­sant (en par­ti­c­uli­er dans les lycées), dont ils par­ticiper­ont à com­plex­i­fi­er les dynamiques exis­ten­tielles « anti-autori­taires », alors bal­bu­tiantes. Leur choix de men­er une vie « provo­ca­trice », en marge du sys­tème dom­i­nant, ne pou­vait qu’exercer une fas­ci­na­tion pro­fonde sur une jeunesse en proie au malaise. Leur façon, utopique et com­mu­nau­taire, d’expérimenter des modes de vie col­lec­tive com­plex­es et var­iés, le par­ti-pris d’arracher, ici et main­tenant, de petits morceaux d’une pos­si­ble société future, tout cela impo­sait de con­fron­ter de manière rad­i­cale la mis­ère du « vécu quo­ti­di­en » et des petites reven­di­ca­tions à la néces­sité de la rup­ture avec les pou­voirs et à l’exigence d’une cul­ture nou­velle.

Le mot « Hip » sig­ni­fie « habile », « débrouil­lard ». Les hip­pies améri­cains l’avaient emprun­té à l’argot des jazzmen noirs. « Ce terme con­te­nait toute l’expérience noire de l’oppression exer­cée par la société blanche, et en même temps il expri­mait la volon­té de lut­ter con­tre la répres­sion, par le sim­ple fait d’exister aux marges du sys­tème: “je suis le plus malin et je fini­rai par m’en tir­er”. Les hip­pies l’adoptèrent et ils se retirèrent du sys­tème

1130. Wal­ter Holl­stein, Der Unter­grund. Zur Sozi­olo­gie jugendlich­er Protest­be­we­gun­gen, Luchter­hand, 1969. Traduit en ital­ien chez San­soni en 1975

. »

Le choix de con­stru­ire une « con­tre-société » et donc de pro­duire une « con­tre-cul­ture » entre en réso­nance pro­fonde avec les aspi­ra­tions des lycéens et des étu­di­ants qui con­tes­tent pour leur part les con­tenus bour­geois du savoir et les valeurs dom­i­nantes de la société cap­i­tal­iste. De cette affinité élec­tive en actes nais­sent des imag­i­naires com­muns et des proces­sus d’identification – même si les par­cours ne coïn­ci­dent pas tout à fait.

Si en Ital­ie, l’étroitesse du cadre intel­lectuel offi­ciel n’avait pas lais­sé prévoir l’importance de cette alliance fon­da­men­tale entre l’aire du refus et celle de la con­tes­ta­tion, dans le reste du monde la chose était beau­coup plus évi­dente. Hal Drap­er, dans son analyse de la révolte de Berke­ley, par­le par exem­ple d’« un under­ground » qui aux États-Unis a pris la forme d’une sorte de con­tre-société; Rudy Dutschke, le leader des étu­di­ants alle­mands, déclare, dans une inter­view au Spiegel en 1967, souhaiter que « le camp de l’anti-autoritarisme s’élargisse encore, et com­mence à se dot­er de formes d’organisation, à trou­ver ses pro­pres formes de vie en com­mun »; quant aux sit­u­a­tion­nistes français, s’ils par­lent dès 1966 « de la mis­ère en milieu étu­di­ant », c’est bien dans l’idée de pouss­er à des choix exis­ten­tiels plus rad­i­caux.

Entre 1964 et le début de 1968, les beat-hip­pies ont gag­né l’Europe entière (une enquête effec­tuée en 1967 en dénom­bre 1200 en Suisse, 2500 en Autriche, 6000 en Alle­magne de l’ouest, 7000 en Ital­ie, 18000 en Angleterre, 20000 en Hol­lande, 26000 en France et 30000 dans les pays scan­di­naves). Leur inter­ac­tion fréquente avec la révolte étu­di­ante en fait le pre­mier mou­ve­ment révo­lu­tion­naire hors de la tra­di­tion du mou­ve­ment com­mu­niste organ­isé.

Mais, tan­dis qu’aux États-Unis il serait par­faite­ment arbi­traire d’établir une dis­tinc­tion entre le mou­ve­ment hip­pie et la révolte étu­di­ante, en Ital­ie, la rup­ture survient au cours de l’année 1968. Elle est le résul­tat d’une forte idéol­o­gi­sa­tion, à la fois dans les uni­ver­sités où une nou­velle « classe poli­tique » est en train de se for­mer, et dans la gigan­tesque offen­sive ouvrière qui cul­min­era en 1969. La cul­ture poli­tique ital­i­enne était trop enrac­inée et trop com­plexe pour pou­voir « faire de la place » à d’autres formes de révolte. Elle engen­dr­era par la suite, on le ver­ra, de puis­santes dis­si­dences révo­lu­tion­naires (marx­istes-lénin­istes, opéraïstes, anar­cho-con­seil­listes, etc.), mais à ce moment pré­cis, elle laisse peu d’espace à l’expression d’une révolte exis­ten­tielle. Cette dernière n’allait pour­tant pas man­quer, au cours des années suiv­antes, de ressur­gir par d’autres voies de l’histoire: dans les mou­ve­ments de femmes, dans l’aire de la « cri­tique rad­i­cale », dans celle de l’« autonomie dif­fuse » et du mou­ve­ment de 1977.

L’under­ground con­tin­uera d’exister, comme courant par­al­lèle (par exem­ple avec le jour­nal Re nudo, au moins jusque fin 1976). Pour­tant, avant même 1968, une autre dis­si­dence s’était for­mée, qui se référait à l’expérience des sit­u­a­tion­nistes français. De ce courant, d’une grande richesse intel­lectuelle, nous repar­lerons dans le chapitre sur 1968. Rap­pelons seule­ment ici qu’au moment où l’expérience de Mon­do beat touchait à sa fin, un cer­tain nom­bre de mem­bres des tout pre­miers groupes under­ground, comme Onda Verde par exem­ple, avaient déclaré la mort du mou­ve­ment beat-pro­vo et tra­vail­laient déjà au pro­jet de la revue S (Situ­azion­is­mo). S se voulait « un heb­do­madaire unique pour tous les étu­di­ants de toutes les écoles, à la mesure de la masse gran­dis­sante de ces jeunes ennuyés par tout ce qui con­tin­ue imper­turbable­ment à vieil­lir ». On pou­vait y lire: « S est une méth­ode; le sit­u­a­tion­nisme n’est pas une idéolo­gie; il pro­duit des méth­odes et la con­science de ces méth­odes; le but se déter­mine de sit­u­a­tion en sit­u­a­tion

2131. Inter­nazionale situ­azion­ista, antholo­gie de Ser­gio Ghi­rar­di et Dario Vari­ni, La Sala­man­dra, 1976

».

Bien sûr, on ne trou­ve pas encore dans S (qui sera dif­fusé à des mil­liers d’exemplaires) la com­plex­ité qui sera de mise dans les pub­li­ca­tions plus tar­dives du courant de la « cri­tique rad­i­cale » sit­u­a­tion­niste, mais la revue énonce claire­ment son pro­jet de pass­er du ter­rain du refus à celui de la cri­tique ironique et destruc­trice.

Ce choix est net­te­ment per­cep­ti­ble dès le pre­mier numéro, par exem­ple dans ce texte inti­t­ulé « Qu’est-ce que la décul­ture? »:

S entend à présent don­ner quelques instruc­tions sur la décul­ture, parce que S s’est don­né pour tâche d’amener quiconque agit à la con­science de ses pro­pres opéra­tions, et de faire voir de quels « morceaux » on se sert pour fab­ri­quer un dis­cours. Dans notre cas: un dis­cours sur la décul­ture, ou en décul­ture (décul­turel). POURQUOI LA DÉCULTURE? QU’EST-CE QUE LA DÉCULTURE PAR RAPPORT À LA CULTURE? On par­le tou­jours de la Cul­ture comme d’un objet. Exem­ples: la Cul­ture, la cul­ture des pays lati­no-améri­cains, la cul­ture occi­den­tale, la cul­ture est indis­pens­able à la for­ma­tion de l’individu, etc. Con­sid­érée en ces ter­mes, la cul­ture est une chose, au même titre qu’une cig­a­rette, une table ou une bouteille. Si vous soumet­tez à dif­férentes per­son­nes les objets sus-men­tion­nés, vous observerez qu’ils iden­ti­fieront de manière tout à fait con­cor­dante la cig­a­rette, la table et la bouteille. Penseriez-vous à présent pou­voir soumet­tre aux mêmes ­per­son­nes un ou plusieurs objets de manière à ce qu’ils les iden­ti­fient comme ­« cul­ture »? Vous n’y parvien­drez pas. Car la Cul­ture n’est pas un objet mais pour le moins une caté­gorie, exacte­ment comme beau, laid, bon, moral, etc. On en veut pour preuve que, de même que Pierre jugera que tel film est beau alors que Paul le trou­vera idiot, l’article que vous êtes en train de lire sera peut-être con­sid­éré par Pierre comme de la Cul­ture et par Paul comme de la non-Cul­ture. Pour­tant, cet arti­cle ne relève ni de la Cul­ture ni de la non-Cul­ture: ce sont Pierre ou Paul qui le con­sid­èrent l’un comme faisant par­tie de la Cul­ture, l’autre comme lui étant étranger. ET LE JEU NE S’ARRÊTE PAS LÀ. Out­re le fait qu’il ren­voie à une caté­gorie, le terme de Cul­ture est empreint, pour­rait-on dire, de sacral­ité, ou tout au moins de valeurs pos­i­tives, si bien qu’il nous plaît de l’écrire avec une majus­cule, comme Patrie, Morale, Famille, etc. – nous par plaisan­terie, d’autres sérieuse­ment.

La pre­mière vic­time de ce jeu de pou­voir, c’est le jeune qui se fait con­tin­uelle­ment refour­guer sous le nom de Cul­ture, LA VRAIE, LA SAINTE, CELLE QUI EST TRANSMISE PAR LES PÈRES, à l’école, dans la famille et ailleurs, une infinité d’objets sans que jamais ne lui soient four­nis les critères, même grossiers, même par­tiels, selon lesquels ces objets en feraient ou non par­tie. Ain­si, le livre est tou­jours de la Cul­ture: Cul­ture pour hap­py few ou Cul­ture pour tous, Cul­ture de poche ou Cul­ture pour ini­tiés, Cul­ture poly­copiée ou Cul­ture ency­clopédique. Ain­si l’enseignant « fait » tou­jours de la Cul­ture, quelles que soient les bêtis­es qu’il est en train de racon­ter, etc. Mais il est tout aus­si vrai qu’aujourd’hui, notre jeune com­mence à se ren­dre compte, à l’école ou en famille, qu’il se fait per­pétuelle­ment rouler dans la farine. Il proteste, il provoque, il veut savoir-ce-qu’il-y-a-derrière. On le sait, les vieilles ardois­es finis­sent tou­jours par se pay­er.

Survient alors la décul­ture, et sous la forme que nous pro­posons ici: UNE ­DÉCULTURE POUR LES JEUNES. L’étudiant ne doit plus être un exploité cul­turel, celui qui « se fait » une Cul­ture parce que c’est néces­saire (dans les ter­mes, naturelle­ment de ceux qui, à ce moment, déti­en­nent le pou­voir).

La décul­ture est fon­da­men­tale­ment une atti­tude (une atti­tude décul­turelle). C’est une forme à la fois de défense et d’attaque.

La pre­mière étape, la plus dif­fi­cile, con­siste à acquérir la con­science des mécan­ismes en ver­tu desquels un objet devient de la Cul­ture – et en cela, c’est une arme de défense. En con­séquence, on récusera comme por­teurs de Cul­ture les objets qui sont générale­ment don­nés comme tels, soit par les règles de la production/consommation (le Livre de poche, le pro­gramme télévisé, l’abonnement au Pic­co­lo Teatro, etc.), soit par la tra­di­tion (l’enseignement sco­laire, le livre de poésie, etc.). Il est bien évi­dent que les voies par lesquelles un objet devient Objet-Cul­ture sont infinies: nous nous bor­no­ns ici à men­tion­ner les plus courantes.

Troisième phase, la plus pro­pre­ment offen­sive et provo­ca­trice: chang­er l’ordre des valeurs. Ce qui est beau devient laid et inverse­ment. Il en ira de même pour ce qui est bon/mauvais, utile/inutile, moral/dégoûtant, et ain­si de suite. Simul­tané­ment, en util­isant les mécan­ismes mêmes par lesquels un objet devient Cul­ture (un film d’Antonioni), faire devenir cul­ture un autre objet qui n’est générale­ment pas con­sid­éré comme tel (un film avec Franchi et Ingras­sia3132. Fran­co Franchi et Cic­cio Ingras­sia (dits « Fran­co e Cic­cio ») sont un cou­ple de comiques célèbres dans les années 1960 et 1970 en Ital­ie. Ils tournèrent ensem­ble 114 films entre 1954 et la mort de Fran­co en 1992. Très dén­i­grés en leur temps par la cri­tique, qui les a rapi­de­ment iden­ti­fiés à des acteurs de série B (leurs films, réal­isés avec très peu de moyens repo­saient essen­tielle­ment sur leurs tal­ents d’improvisation), ils con­nurent néan­moins un remar­quable suc­cès pop­u­laire. Après leur mort, la cri­tique est entrée comme il se doit dans un procès en réha­bil­i­ta­tion his­torique et cul­turelle des deux troupiers). Associ­er publique­ment ces deux objets est une opéra­tion décul­turelle, provo­ca­trice. Il suf­fit à présent de penser à de sem­blables ren­verse­ments de valeurs, par exem­ple dans le champ de l’enseignement sco­laire. Les con­séquences que tout cela peut avoir au niveau du pou­voir con­sti­tué, au niveau des rap­ports soci­aux ou famil­i­aux (ren­verse­ment des valeurs de la cel­lule famil­iale, etc.) sont un sujet dont on n’a pas fini de faire le tour.

Et le jeu, si on veut l’appeler ain­si, est d’ailleurs plus amu­sant que jamais. À pro­pos, nous vous pro­posons les exer­ci­ces suiv­ants:

1) Allez au Smer­al­do, assis­ter à la revue

4133. L’avanspet­ta­co­lo désigne un spec­ta­cle de théâtre de forme brève et légère précé­dant une représen­ta­tion ou une pro­jec­tion ciné­matographique. Créé en 1940, Le Teatro Smer­al­do di Milano fut d’abord une salle ciné­ma, avant de devenir une salle de spec­ta­cle et de con­certs

comme si vous alliez au Pic­co­lo ­Teatro voir le Galilée de Brecht.

2) Allez voir Djan­go

5134. Djan­go est un west­ern-spaghet­ti sor­ti en 1966

de Ser­gio Cor­buc­ci avec Fran­co Nero comme si vous alliez voir La Chevauchée fan­tas­tique de John Ford.

dans ce chapitre« L’aire de la con­tre-cul­tureLe courant sit­u­a­tion­niste »
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    130. Wal­ter Holl­stein, Der Unter­grund. Zur Sozi­olo­gie jugendlich­er Protest­be­we­gun­gen, Luchter­hand, 1969. Traduit en ital­ien chez San­soni en 1975
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    131. Inter­nazionale situ­azion­ista, antholo­gie de Ser­gio Ghi­rar­di et Dario Vari­ni, La Sala­man­dra, 1976
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    132. Fran­co Franchi et Cic­cio Ingras­sia (dits « Fran­co e Cic­cio ») sont un cou­ple de comiques célèbres dans les années 1960 et 1970 en Ital­ie. Ils tournèrent ensem­ble 114 films entre 1954 et la mort de Fran­co en 1992. Très dén­i­grés en leur temps par la cri­tique, qui les a rapi­de­ment iden­ti­fiés à des acteurs de série B (leurs films, réal­isés avec très peu de moyens repo­saient essen­tielle­ment sur leurs tal­ents d’improvisation), ils con­nurent néan­moins un remar­quable suc­cès pop­u­laire. Après leur mort, la cri­tique est entrée comme il se doit dans un procès en réha­bil­i­ta­tion his­torique et cul­turelle des deux troupiers
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    133. L’avanspet­ta­co­lo désigne un spec­ta­cle de théâtre de forme brève et légère précé­dant une représen­ta­tion ou une pro­jec­tion ciné­matographique. Créé en 1940, Le Teatro Smer­al­do di Milano fut d’abord une salle ciné­ma, avant de devenir une salle de spec­ta­cle et de con­certs
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    134. Djan­go est un west­ern-spaghet­ti sor­ti en 1966