Parco Lambro: la fin de l’idéologie de la fête

À l’approche de l’été 1976, le ren­dez-vous his­torique du fes­ti­val de Par­co Lam­bro est de nou­veau à l’ordre du jour du mou­ve­ment milanais. Re Nudo, qui l’organise depuis des années, se coor­donne avec les anar­chistes, Lot­ta con­tin­ua et les autonomes pour assur­er ce qui, selon les prévi­sions, s’annonce comme la gigan­tesque ren­con­tre de dizaines de mil­liers de jeunes. Et en effet, pen­dant les trois jours que dure le fes­ti­val, env­i­ron 100000 jeunes afflu­ent de toutes les régions d’Italie. Les con­tra­dic­tions poli­tiques et cul­turelles qui cou­vaient à l’intérieur du mou­ve­ment et de ses secteurs organ­isés explosent alors vio­lem­ment, et révè­lent du même coup les lim­ites de l’idéologie de la fête.

Pour tous, c’est un trau­ma­tisme. On se retrou­ve face à la réal­ité telle qu’elle est: soli­tude, vio­lence, mis­ère matérielle, mul­ti­pliées par 100000 jeunes. Voilà ce qu’a per­mis de partager ce qui devait être l’apogée de la fête du jeune pro­lé­tari­at.

« On se roule pen­dant qua­tre jours dans une mer de détri­tus sous un soleil oppres­sant et sous les avers­es boueuses de la nuit, avec des cafards dans les sacs de couchage et des assi­ettes en plas­tique nauséabon­des. […] On expro­prie les stands des cama­rades, et par­mi les expro­pri­a­teurs il y en a qui met­tent à sac le stand des gays du Cony, d’autres qui agressent les femmes et organ­isent la nuit des groupes vocif­érants: “Hommes du Lam­bro, chargez!” L’agressivité de l’impuissance le dis­pute à l’impuissance de l’agressivité et toutes les ten­sions se déchar­gent dans le ghet­to où l’expropriation fait place à son pro­pre spec­ta­cle. Pen­dant ce temps, d’autres se claque­murent dans leur tente pour fumer des joints en se lamen­tant parce qu’ils sont “venus pour restau­r­er l’unité de l’âme et du corps, mais même ici il y a de la vio­lence”. Toute la merde, la mis­ère, l’impuissance sécrète ici son idéolo­gie, le mou­ve­ment des sépa­ra­tions se ter­mine en jux­ta­po­si­tion des isole­ments ou en déchaîne­ments d’agressivité

1 A/traverso, juil­let 1976. Dans le même reg­istre, on lira le réc­it de Pao­lo Pozzi, Insur­rec­tion, op. cit. : « Le deux­ième jour, la colère de mil­liers de jeunes est déjà en train de grandir à cause du prix des den­rées ali­men­taires dans les stands des organ­i­sa­tions révo­lu­tion­naires. À midi, la sit­u­a­tion est dev­enue insouten­able et des groupes com­men­cent à pren­dre les stands d’assaut pour se pro­cur­er de la bouffe. Puis soudain, un gros cortège se dirige vers le camion frig­ori­fique loué par Re Nudo qui con­tient les poulets et la viande, qu’on fait cuire au stand de Democrazia pro­le­taria… ». Mar­cel­lo Tarì donne trente ans plus tard une autre lec­ture de l’épisode : « Il est vrai que le fes­ti­val dévoila la mis­ère, la con­tra­dic­tion, la pau­vreté, la vio­lence et la con­fu­sion de ce jeune pro­lé­tari­at, mais aus­si son désir énorme de com­mu­nauté, de révolte, de bon­heur partagé » Autonomie !, op. cit. Sur Par­co Lam­bro 1976, voir égale­ment le film d’Alberto Gri­fi réal­isé avec un groupe de « videotep­pisti » (« video­van­dales »), Fes­ti­val del pro­le­tari­a­to gio­vanile a Par­co Lam­bro, dont de nom­breux extraits sont disponibles en ligne

. »

À pro­pos de ce qui s’est passé au Par­co Lam­bro, on retien­dra les analy­ses des secteurs du mou­ve­ment qui se récla­ment de l’autonomie ouvrière, les seuls à pro­pos­er une lec­ture de cette fail­lite et des per­spec­tives de lutte pour sor­tir de la crise où le mou­ve­ment risque de s’enliser.

« L’idéologie de la fête et de la vie, quand le nou­veau sujet ne parvient pas à se saisir lui-même comme une fig­ure interne à la com­po­si­tion de classe en pleine trans­for­ma­tion, est une idéolo­gie con­so­la­toire, catholique et qui en dernière analyse sert l’entreprise de ghet­toï­sa­tion et de mar­gin­al­i­sa­tion des strates de temps social libéré du tra­vail

2 A/traverso, art. cit

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« Les occu­pa­tions de loge­ments, les appro­pri­a­tions dans les super­marchés, les luttes pour le salaire, la mobil­i­sa­tion con­tre le deal d’héroïne, les mou­ve­ments de libéra­tion, l’explosion du mou­ve­ment fémin­iste ont fait irrup­tion dans cette fête, ils ont signé l’arrêt de mort du Fes­ti­val pop de Re Nudo.

Ce qui est apparu claire­ment aux yeux de tous, c’est que les jeunes pro­lé­taires veu­lent faire la fête pour s’amuser, mais aus­si pour affirmer leurs besoins. Et leurs besoins s’opposent à l’ordre de la métro­pole cap­i­tal­iste, au tra­vail de l’usine du cap­i­tal, à la répres­sion par la cul­ture des patrons. C’est à toutes ces choses que les jeunes pro­lé­taires veu­lent faire leur fête.

La prin­ci­pale avancée de ce fes­ti­val, c’est d’avoir indiqué la sor­tie du Par­co Lam­bro, d’avoir com­pris qu’il était devenu un ghet­to, d’avoir porté la fête dans la ville, con­tre la ville. Beau­coup de cama­rades ont mon­tré, lors du fes­ti­val, que la seule façon d’assurer la con­ti­nu­ité d’un pro­gramme de tra­vail poli­tique était de retourn­er dans les quartiers pour y porter les con­tenus issus des appro­pri­a­tions et de l’assemblée. Qu’il était néces­saire de réar­tic­uler les besoins exprimés par les jeunes pro­lé­taires au Lam­bro, les luttes des ouvri­ers con­tre le tra­vail, les luttes des chômeurs pour le salaire, l’offensive des détenus con­tre la répres­sion d’État, le refus par les femmes de l’oppression machiste, pour en faire des formes de lutte et d’organisation. Retournons dans les quartiers et les usines pour que la fleur de révolte éclose au Lam­bro se mul­ti­plie en cent fleurs d’organisation, en mille épisodes d’appropriation, en bases solides de con­tre-pou­voir. Et en capac­ité d’organiser l’an prochain une grande fête: notre fête con­tre la métro­pole

3 Rosso, « Il Fes­ti­val è mor­to, fac­ciamo la fes­ta alla metropoli », sup­plé­ment au n° 11–12, juil­let 1976

. »

Un tranquille festival pop de peur (Gianfranco Manfredi)

Le parc a tant d’entrées va savoir qui paiera

mais le parc n’a pas de sor­ties, le prix on n’en sait rien

tu voulais une réponse et le groupe te la donne

cachée dans un sand­wich de mau­vaise qual­ité.

La mairie nous a con­cédé la pelouse mais pas l’eau

la mairie est de gauche, la saleté je n’en sais rien

et puis l’électricité a été coupée

pour qu’on vive dans le noir notre extranéité.

Et on est tous ensem­ble mais cha­cun pour soi

la recom­po­si­tion, on en rêve mais elle n’est pas là

cha­cun dans son duvet ou nu dans le fumi­er

seul comme un poussin, trem­pé comme un chien.

La scène est comme un pont qui ne relie rien à rien

les chanteurs s’y suc­cè­dent sous les sif­flets des gens

il y a un plus malin qui fait bat­tre des mains

ou bien qui fait sur­gir le chœur des napoli­tains.

Et tu veux voir en face

le jeune pro­lé­tari­at

parce qu’il était l’invité qui devait venir

mais tu sens dans l’air une étrange vibra­tion

qui émane de fétich­es habil­lés comme des gens.

Tout est une vaste merde, et c’est la faute à qui

l’État, le réformisme, les groupes, le je-ne-sais-quoi

la marchan­dise embrasse la fête pop­u­laire

elle entre dans les corps entre la pisse et les dra­peaux.

Tout part en lam­beaux, même la Théorie

car le Nou­veau Sujet, on n’en voit pas la queue

et si l’expropriation sig­ni­fie quelque chose

c’est bien que notre vie est dev­enue une chose.

Le désir crie: voilà la police!

nuage de lacry­mos, on ne sait pas où elle est

mais sur l’autre pelouse quelqu’un fait des mas­sages

peut-être que le yoga te fera un peu pass­er la trouille

On ne com­prend rien

on a envie de fuir

la fête… quelle fête? on ne peut plus rester là,

un type la bite à l’air

est encore là à se chercher

une femme à bais­er pour l’emmener sous sa tente.

Cer­tains ont réus­si à vain­cre la nuit

à atten­dre l’aube plus loin que les coups

cer­tains ont réus­si à percer les regards

à lire au fond des yeux qu’il n’est pas trop tard.

Sur la scène on célèbre l’ultime pan­tomime

on brûle des sachets de la vile héroïne

mais on en voit qui cherchent leur enne­mi sur la pelouse

et le dealé avec le deal­er te défonce la tête.

C’est le dernier spec­ta­cle

pas seule­ment de la fête

ma généra­tion qui se vide la tête

veut en voir les morceaux

et ne veut pas les voir

elle veut se lire sur les corps, mais aus­si dans le jour­nal.

À cinq heures du matin, on joue de la musique tous ensem­ble

on danse comme des fous, on a l’impression d’être bien

les femmes se sont enfuies, il n’y a plus qu’un man­nequin

qui danse à l’africaine la dernière tar­entelle.

Et même là, dans le rite, gît la con­tra­dic­tion

dans la félic­ité, la nou­velle répres­sion

le parc est à présent enfoui, il n’est plus qu’une canette

nous avons fait le point et rien n’est comme avant.

dans ce chapitre« Des bancs publics aux cen­tres soci­auxL’automne des Cir­coli »
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    A/traverso, juil­let 1976. Dans le même reg­istre, on lira le réc­it de Pao­lo Pozzi, Insur­rec­tion, op. cit. : « Le deux­ième jour, la colère de mil­liers de jeunes est déjà en train de grandir à cause du prix des den­rées ali­men­taires dans les stands des organ­i­sa­tions révo­lu­tion­naires. À midi, la sit­u­a­tion est dev­enue insouten­able et des groupes com­men­cent à pren­dre les stands d’assaut pour se pro­cur­er de la bouffe. Puis soudain, un gros cortège se dirige vers le camion frig­ori­fique loué par Re Nudo qui con­tient les poulets et la viande, qu’on fait cuire au stand de Democrazia pro­le­taria… ». Mar­cel­lo Tarì donne trente ans plus tard une autre lec­ture de l’épisode : « Il est vrai que le fes­ti­val dévoila la mis­ère, la con­tra­dic­tion, la pau­vreté, la vio­lence et la con­fu­sion de ce jeune pro­lé­tari­at, mais aus­si son désir énorme de com­mu­nauté, de révolte, de bon­heur partagé » Autonomie !, op. cit. Sur Par­co Lam­bro 1976, voir égale­ment le film d’Alberto Gri­fi réal­isé avec un groupe de « videotep­pisti » (« video­van­dales »), Fes­ti­val del pro­le­tari­a­to gio­vanile a Par­co Lam­bro, dont de nom­breux extraits sont disponibles en ligne
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    A/traverso, art. cit
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    Rosso, « Il Fes­ti­val è mor­to, fac­ciamo la fes­ta alla metropoli », sup­plé­ment au n° 11–12, juil­let 1976