Le développement industriel et le collège unique

L’organisation de la sco­lar­ité était depuis tou­jours rigide­ment alignée sur un mod­èle social qui dres­sait des bar­rières étanch­es entre les fonc­tions et les class­es. Jusque dans les années 1950, le sec­ond degré (à l’issue de l’école élé­men­taire) était encore sub­di­visé en trois fil­ières: pro­fes­sion­nelle, com­mer­ciale et générale (col­lège et lycée). Cette sépa­ra­tion garan­tis­sait a pri­ori une sélec­tion de classe, puisque pour inté­gr­er le col­lège il fal­lait pass­er un exa­m­en d’entrée – ce qui n’était pas néces­saire pour les deux autres fil­ières. La sélec­tion, très rigoureuse, favori­sait bien sûr les enfants de la bour­geoisie. Et comme sans le brevet

1 La licen­za di scuo­la media était le diplôme de fin d’études sec­ondaires du pre­mier degré (col­lège)

, il était impos­si­ble d’accéder au lycée et a for­tiori à l’université, ceux qui atteignaient le stade des études supérieures étaient donc presque tous des « fils du doc­teur

2 Comme le Pieri­no de la Let­tre à une maîtresse d’école, dont un long pas­sage est repro­duit dans ce chapitre, p. 180 sqq.

», des fils du patron, et c’était bien là le résul­tat escomp­té.

Par ailleurs, pour se con­former au nou­veau mod­èle de développe­ment, l’industrie avait besoin non seule­ment d’une main‑d’œuvre spé­cial­isée (qui lui était fournie par les insti­tuts tech­niques) mais aus­si, en plus forte pro­por­tion encore, de cette force de tra­vail déqual­i­fiée qui lan­guis­sait dans les immenses cam­pagnes du Sud et dans les autres régions sous-dévelop­pées. Une gigan­tesque armée indus­trielle de réserve, pour la plus grande part anal­phabète ou semi-anal­phabète, et qui allait don­ner la com­po­si­tion sociale de l’ouvrier-masse

3 L’armée indus­trielle de réserve ou sur­pop­u­la­tion rel­a­tive désigne chez Marx cette pop­u­la­tion « disponible et mis­érable que le cap­i­tal tient en réserve pour ses besoins d’exploitation changeants » (Le Cap­i­tal, Livre I, chapitre XIII, 9, op. cit.). « Mais si ce sur­plus de pop­u­la­tion ouvrière est le pro­duit de l’accumulation, du développe­ment de la richesse sur des bases cap­i­tal­istes, cette sur­pop­u­la­tion devient inverse­ment un levi­er de l’accumulation cap­i­tal­iste, et même, une con­di­tion d’existence du mode de pro­duc­tion cap­i­tal­iste. Elle con­stitue une armée indus­trielle de réserve disponible qui appar­tient de façon si entière et absolue au cap­i­tal qu’on pour­rait croire qu’il l’a élevée au biberon, à ses pro­pres frais. » (Le Cap­i­tal, Livre I, chapitre XXIII, op. cit.) L’histoire ouvrière ital­i­enne (entre autres) est pour­tant là pour mon­tr­er que loin de la pas­siv­ité et du déter­min­isme aux­quels elle est sou­vent con­finée, cette « armée indus­trielle » n’exclut pas la con­flict­ual­ité

. Le principe con­sti­tu­tion­nel du droit à la sco­lar­ité, la pré­ten­due « école oblig­a­toire » jusqu’à qua­torze ans n’étaient générale­ment pas appliqués, et il en serait encore ain­si pen­dant de nom­breuses années.

Un sys­tème sco­laire aus­si dis­crim­i­na­toire heur­tait la cul­ture insti­tu­tion­nelle des pro­gres­sistes, et sus­ci­tait des inquié­tudes dans la frange la plus authen­tique­ment chré­ti­enne des étu­di­ants catholiques, stim­ulés par la fig­ure charis­ma­tique de Jean XXIII. En out­re, après l’épisode réac­tion­naire du gou­verne­ment Tam­broni de 1960, la Démoc­ra­tie chré­ti­enne avait été con­trainte d’ouvrir le gou­verne­ment aux social­istes, qui comp­taient dans leurs rangs Tris­tano Codig­no­la4 Tris­tano Codig­no­la (1913–1981), fils du péd­a­gogue Ernesto Codig­no­la, mem­bre de la résis­tance flo­ren­tine, fit par­tie des fon­da­teurs du Par­ti­to d’azione. Député à l’Assemblée Con­sti­tu­ante après-guerre, il fut réélu par la suite au sein du groupe social­iste. Il s’illustra en pro­posant une amnistie pour les dél­its poli­tiques liés aux « agi­ta­tions de masse » en 1968, un ardent défenseur du droit à la sco­lar­ité. Dans le même temps, le proces­sus de mod­erni­sa­tion req­uis par l’intense développe­ment indus­triel néces­si­tait une main‑d’œuvre plus flex­i­ble, plus instru­ite et plus qual­i­fiée, notam­ment dans le secteur ter­ti­aire (emplois de ser­vices, etc.).

C’est de la somme de ces fac­teurs, et d’autres encore, que naît le pro­jet du « col­lège unique ». La réforme prévoy­ait la sup­pres­sion des fil­ières pro­fes­sion­nelle et com­mer­ciale, l’abandon du rigoureux exa­m­en d’admission, et ouvrait la per­spec­tive d’un accès facil­ité à l’université, y com­pris pour les enfants des class­es sub­al­ternes. Bien sûr, les dis­crim­i­na­tions de classe allaient per­dur­er, sou­vent per­pé­tuées par un corps enseignant resté en grande part éli­tiste et con­ser­va­teur (« les vestales de l’école sec­ondaire », comme on les appellera plus tard, par allu­sion à la forte fémin­i­sa­tion du corps enseignant). L’« iné­gal­ité des chances » entre les enfants des tra­vailleurs et ceux de la bour­geoisie allait donc con­tin­uer à peser lour­de­ment dans le mécan­isme de « sélec­tion »: 50 à 60 % des élèves, pour leur immense majorité d’extraction pro­lé­taire, con­tin­ueront à « dis­paraître

5 La Let­tre à une maîtresse d’école s’attache pré­cisé­ment à mon­tr­er où vont ces enfants qui « dis­parais­sent » inopiné­ment du sys­tème sco­laire dès l’enseignement pri­maire : à l’usine, aux champs, en appren­tis­sage, ou dans la ferme famil­iale. Au tra­vail en tout état de cause

» entre le pri­maire et l’enseignement sec­ondaire. Mais le « droit à la sco­lar­ité » était garan­ti – du moins formelle­ment – par une loi de l’État et les dif­férences de classe allaient bien­tôt devenir le fer­ment, au nom de l’égalité, de l’unité des étu­di­ants, et un « moteur » de la con­tes­ta­tion de la cul­ture des patrons.

dans ce chapitreLe dis­sensus et les sym­bol­es de la révolte »
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    La licen­za di scuo­la media était le diplôme de fin d’études sec­ondaires du pre­mier degré (col­lège)
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    Comme le Pieri­no de la Let­tre à une maîtresse d’école, dont un long pas­sage est repro­duit dans ce chapitre, p. 180 sqq.
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    L’armée indus­trielle de réserve ou sur­pop­u­la­tion rel­a­tive désigne chez Marx cette pop­u­la­tion « disponible et mis­érable que le cap­i­tal tient en réserve pour ses besoins d’exploitation changeants » (Le Cap­i­tal, Livre I, chapitre XIII, 9, op. cit.). « Mais si ce sur­plus de pop­u­la­tion ouvrière est le pro­duit de l’accumulation, du développe­ment de la richesse sur des bases cap­i­tal­istes, cette sur­pop­u­la­tion devient inverse­ment un levi­er de l’accumulation cap­i­tal­iste, et même, une con­di­tion d’existence du mode de pro­duc­tion cap­i­tal­iste. Elle con­stitue une armée indus­trielle de réserve disponible qui appar­tient de façon si entière et absolue au cap­i­tal qu’on pour­rait croire qu’il l’a élevée au biberon, à ses pro­pres frais. » (Le Cap­i­tal, Livre I, chapitre XXIII, op. cit.) L’histoire ouvrière ital­i­enne (entre autres) est pour­tant là pour mon­tr­er que loin de la pas­siv­ité et du déter­min­isme aux­quels elle est sou­vent con­finée, cette « armée indus­trielle » n’exclut pas la con­flict­ual­ité
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    Tris­tano Codig­no­la (1913–1981), fils du péd­a­gogue Ernesto Codig­no­la, mem­bre de la résis­tance flo­ren­tine, fit par­tie des fon­da­teurs du Par­ti­to d’azione. Député à l’Assemblée Con­sti­tu­ante après-guerre, il fut réélu par la suite au sein du groupe social­iste. Il s’illustra en pro­posant une amnistie pour les dél­its poli­tiques liés aux « agi­ta­tions de masse » en 1968
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    La Let­tre à une maîtresse d’école s’attache pré­cisé­ment à mon­tr­er où vont ces enfants qui « dis­parais­sent » inopiné­ment du sys­tème sco­laire dès l’enseignement pri­maire : à l’usine, aux champs, en appren­tis­sage, ou dans la ferme famil­iale. Au tra­vail en tout état de cause