Théorie du consensus et dissensus culturel

Après le mars bolon­ais, la mag­i­s­tra­ture et la police avaient lancé une véri­ta­ble chas­se aux sor­cières, en attribuant au mou­ve­ment une struc­ture organ­i­sa­tion­nelle qu’il n’avait jamais eue. Dans la traque de cette struc­ture qui n’existait pas, on arrê­ta d’abord des man­i­fes­tants et des mil­i­tants, puis des ani­ma­teurs de radio, puis des rédac­teurs de dif­férentes revues, et pour finir, on perqui­si­tion­na les librairies, les maisons de dis­ques et les maisons d’édition.

C’était la pre­mière fois en Ital­ie que l’appareil répres­sif d’État se déchaî­nait de cette manière con­tre toutes les formes d’organisation de la cul­ture. Com­ment une chose pareille s’est-elle pro­duite? En pre­mier lieu, il faut revenir au car­ac­tère par­ti­c­uli­er de ce mou­ve­ment, à son sub­strat social non seule­ment étu­di­ant, mais étu­di­ant et tra­vailleur et pré­caire et intel­lectuel tout à la fois. Il faut se rap­pel­er que ce mou­ve­ment était effec­tive­ment un mou­ve­ment d’appropriation des dif­férentes fonc­tions de l’agir intel­lectuel, une prise de parole qui recon­nais­sait la parole, le signe, l’imaginaire comme objet réel de la lutte, de la trans­for­ma­tion, comme instru­ments effec­tifs de pro­duc­tion.

Il est donc aisé de com­pren­dre com­ment un tel mou­ve­ment s’est dévelop­pé et s’est recon­nu dans les instru­ments de la com­mu­ni­ca­tion cul­turelle, plutôt que dans ceux de la com­mu­ni­ca­tion poli­tique. La cul­ture n’était plus un moyen de lutte (comme pour les généra­tions révo­lu­tion­naires précé­dentes), c’était le ter­rain même de la lutte.

Mais il faut avoir égale­ment à l’esprit un autre aspect, qui peut mieux nous faire com­pren­dre pourquoi la répres­sion s’est déchaînée con­tre la cul­ture. Il tient à la nature par­ti­c­ulière de l’accord de pou­voir con­sacré par le com­pro­mis his­torique. Le com­pro­mis sig­nifi­ait beau­coup de choses insup­port­a­bles: la com­pres­sion des niveaux de salaire et l’étouffement des luttes ouvrières, un dur­cisse­ment des mesures de sécu­rité; mais il représen­tait surtout une forme de con­formisme cul­turel véri­ta­ble­ment mor­tifère.

C’était cela qui frap­pait le plus pro­fondé­ment: le con­formisme et l’hypocrisie de la cul­ture con­sen­suelle. Les valeurs du pro­duc­tivisme ouvri­er s’alliaient à celles du respect de l’ordre et l’orthodoxie clas­siste se con­fondait avec le con­formisme catholique.

La cul­ture nationale, qui n’avait jamais eu une grande voca­tion pour l’ironie, man­i­fes­tait une totale absence d’esprit. La ten­dance à pren­dre les mots pour la réal­ité, à pren­dre les images pour la réal­ité, à pren­dre pesam­ment tout à la let­tre est mas­sive­ment présente aus­si bien dans la cul­ture catholique que dans la cul­ture com­mu­niste. Le mou­ve­ment a com­plète­ment ren­ver­sé cet état de fait, en procla­mant une réal­ité déli­rante, en lais­sant la place à la pro­liféra­tion des dis­cours et des imag­i­naires. Chaque énon­cé, d’où qu’il parte, était por­teur d’un monde imag­i­naire, dont la réal­ité était entière­ment faite de com­mu­ni­ca­tion. Le pou­voir répon­dit en inter­pré­tant ces imag­i­naires comme autant de con­spir­a­tions. Voilà pourquoi ils perqui­si­tion­nèrent tous ces abris éphémères et ils se retrou­vèrent au milieu de mil­lions de pages folles par­mi lesquelles ils perdirent la tête.

La sec­onde phase de ce débat sur la ques­tion des intel­lectuels débu­ta en juil­let 1977, lorsqu’à Paris un groupe d’intellectuels prit posi­tion con­tre la répres­sion qui sévis­sait en Ital­ie con­tre le mou­ve­ment des jeunes, et plus par­ti­c­ulière­ment con­tre ses expres­sions cul­turelles et ses organes d’information. La sol­lic­i­ta­tion des intel­lectuels français con­traig­nit le monde de la cul­ture ital­i­enne à pren­dre posi­tion: soit du côté de l’État, soit du côté d’une sub­ver­sion que les forces poli­tiques insti­tu­tion­nelles (et par­ti­c­ulière­ment le PCI) n’hésitaient pas à qual­i­fi­er de « dician­no­vis­mo », par référence aux débuts du fas­cisme.

La dis­cus­sion entre Leonar­do Sci­as­cia et Edoar­do San­guineti, pub­lié par l’Espresso sous le titre : « Dia­logue entre une sen­tinelle et un ermite

1 L’Espresso, n° 23, 1977. Edoar­do San­guineti (1930–2010) et Leonar­do Sci­as­cia (1921–1989) sont écrivains. Le pre­mier, pro­fesseur de lit­téra­ture à Turin, col­la­bore dans les années 1950 à la revue Il ver­ri avec Nan­ni Balestri­ni, péri­ode où il écrit son « roman d’avant-garde » Labor­in­tus [1956]. Mem­bre du Grup­po 63, il a pub­lié au Seuil dans la col­lec­tion Tel Quel, Capric­cio Ital­iano (Fel­trinel­li, 1963). En 1976, il devient con­seiller PCI dans sa ville natale, Gênes, et député au par­lement ital­ien. Leonar­do Sci­as­cia (1921–1989), né en Sicile, est l’auteur de nom­breux romans (Le Jour de la chou­ette, Mort de l’inquisiteur, La con­tro­verse Lipar­i­taine. En 1977, il démis­sionne du con­seil munic­i­pal de Palerme pour mar­quer son désac­cord avec la ligne du PCI. Mem­bre du Par­ti rad­i­cal en 1979, il par­ticipe à la com­mis­sion d’enquête par­lemen­taire sur la mort d’Aldo Moro. Il con­sacre en 1978 un livre à l’analyse des échanges épis­to­laires entre Les BR, la DC et le « pris­on­nier » : L’Affaire Moro, Gras­set & Fasquelle, 1989

» témoigne de ces enjeux:

San­guineti: Mais aujourd’hui, le vrai prob­lème qu’il faut affron­ter est celui du désor­dre pub­lic. Le par­ti et la classe doivent pren­dre la respon­s­abil­ité d’une ges­tion dif­férente de l’ordre pub­lic s’ils ne veu­lent pas répéter les vieilles erreurs de la gauche ital­i­enne qui n’a pas com­pris que face à l’émergence de la vio­lence fas­ciste, l’unique solu­tion était d’empêcher la décom­po­si­tion de l’État.

L’Espresso: Alors aujourd’hui, le dis­sensus est petit-bour­geois et fas­ciste?

San­guineti: Oui.

Sci­as­cia: Cela me sem­ble une déf­i­ni­tion trop com­mode. Le dis­sensus en Ital­ie vient d’une par­tie de la pop­u­la­tion qui se sent mar­gin­al­isée, pré­caire. C’est un malaise qui n’est pas unique­ment petit-bour­geois, mais aus­si ouvri­er et pop­u­laire.

Pour la plu­part, les intel­lectuels ital­iens refusèrent de céder à ce chan­tage: avec des nuances, la cul­ture ital­i­enne opta pour une posi­tion cri­tique et anti-étatiste. C’est à ce moment qu’a com­mencé la crise du com­pro­mis his­torique et avec elle la longue crise d’identité de l’intellectualité com­mu­niste (qui dure encore aujourd’hui2 Une crise qui trou­vera son terme avec la fin du Par­ti, qua­tre ans après la rédac­tion de ce texte). Sans doute une syn­thèse des posi­tions de l’époque peut-elle aider à mieux com­pren­dre le sens de cette crise, et la for­ma­tion d’une aire intel­lectuelle « du dis­sensus », qui fut à l’origine d’une cri­tique lib­er­taire de l’étatisme, mais qui fut aus­si la source d’une pro­fonde ambiva­lence quant au des­tin pro­duc­tif de la fonc­tion intel­lectuelle.

La posi­tion du PCI a été claire­ment exprimée par les posi­tions – par exem­ple – d’Asor Rosa, lorsqu’il écrit: « Les mass­es laborieuses et pop­u­laires fondent leur adhé­sion à la République sur la con­vic­tion garantie depuis tou­jours par les com­mu­nistes, que cette République est le cadre insti­tu­tion­nel pour une par­tic­i­pa­tion de plus en plus large du peu­ple à la direc­tion de l’État

3 L’Unità, 17 juin 1977, traduit en français dans Ital­ie 77, op. cit. Asor Rosa pour­suit : « Dès lors, si la République devait sur­vivre dans ses formes actuelles, elle perdrait tout crédit auprès des mass­es […] Il faut défendre la République pour la chang­er ; mieux même, il faut défendre la République en la changeant. Cette tâche, du reste, est déjà entamée. »

. »

Ain­si, la légitim­ité de tout mou­ve­ment pour­suiv­ant d’autres hori­zons (pas néces­saire­ment opposés, mais autres, dif­férents du con­sen­sus répub­li­cain) est exclue et niée. Et les intel­lectuels sont appelés à par­ticiper « con­crète­ment » à la réal­i­sa­tion de ce con­sen­sus – voué à se trans­former plus tard en con­sen­sus sur le com­pro­mis his­torique, sur l’accord de régime entre com­mu­nistes et ­catholiques.

Quant aux intel­lectuels incer­tains ou récal­ci­trants, Gior­gio Amen­dola leur don­nait le nom de lâch­es: quiconque n’acceptait pas de tra­vailler à con­va­in­cre les gens, les étu­di­ants et les ouvri­ers, d’accepter l’autorité de l’État (de cet État qui, durant toutes ces années, tuait impuné­ment dans les rues et se pré­parait à laiss­er le champ libre à l’offensive patronale des licen­ciements) était accusé par Amen­dola de couardise et de nicodémisme

4 Voir plus loin p. 578 : Et puis il y a aus­si le nicodémisme : entre­tien de Gian­ni Cor­bi avec Gior­gio Amen­dola, ini­tiale­ment paru en févri­er 1977. Dans L’Unità du 3 juil­let 1977, Amen­dola insiste : « Le courage seul, c’est enten­du, ne fait pas un révo­lu­tion­naire ; mais sans courage, jamais un homme ne pour­ra affirmer sa dig­nité d’homme : com­ment, à plus forte rai­son, pour­rait-il être un révo­lu­tion­naire ? Sans courage, c’est clair, il n’y a pas de mil­i­tant poli­tique. Les lâch­es ne jouent aucun rôle dans l’histoire », cité dans Ital­ie 77, op. cit

.

La bru­tal­ité de l’invitation des com­mu­nistes à col­la­bor­er, jointe à la vio­lence de l’agression par les forces de l’ordre des mou­ve­ments de protes­ta­tion, pous­sa de nom­breux intel­lectuels à adopter une posi­tion cri­tique. C’est à ce moment-là que Sci­as­cia démis­sion­na du Con­seil munic­i­pal de Palerme – où il avait été élu avec les voix com­mu­nistes – et qu’il entre­prit de répon­dre au dis­cours d’Amendola, en en bal­ayant les mys­ti­fi­ca­tions et en l’abordant sous un autre angle. Dans un arti­cle inti­t­ulé « Du défaitisme, de la viande et d’autres choses encore », paru dans la Stam­pa du 9 juin, Sci­as­cia écrivait: « Mais peut-être con­viendrait-il d’utiliser des mots moins forts que peur et courage

5 L’article de Leonar­do Sci­as­ca com­mençait ain­si : « À Turin, seize citoyens ital­iens se sont déclarés, ont été déclarés par les médecins “atteints d’un syn­drome dépres­sif” et, pour cette rai­son, dans l’impossibilité de pren­dre part aux assis­es qui devaient juger les hommes des “Brigades rouges”. Mon­tale, au cours d’une inter­view, a dit que ces citoyens n’avaient pas tort, et qu’il aurait eu peur lui aus­si. Du haut de son âge et de sa répu­ta­tion, […] il est resté fidèle à lui-même, hum­ble­ment, il s’est mis dans la peau de ces citoyens, il a dit leur vérité, sa vérité. Ita­lo Calvi­no s’en est éton­né : il a écrit un arti­cle où il affir­mait la néces­sité et le devoir pour tous de con­courir à la restau­ra­tion de l’État, parce que nous sommes tous l’État, parce que l’État, c’est nous. Pour ma part, dans une courte note, j’ai dit que je ne me recon­nais­sais pas dans cet État en voie de décom­po­si­tion et de cor­rup­tion, et que “n’était le devoir de ne pas avoir peur”, j’aurais refusé moi aus­si. » Leonar­do Sci­as­cia, « Du défaitisme, de la viande et d’autres choses encore », repris dans Ital­ie 77, op. cit

. Pour ce qu’Amendola cam­ou­fle dans son dis­cours, con­formisme et anti­con­formisme sont assuré­ment préférables. Si tu te con­formes à ce que nous faisons, tu es courageux. Si tu oses n’être pas d’accord, tu es un lâche. Cela, dit ou lais­sé enten­dre du som­met d’un grand par­ti qui, dans l’enthousiasme, s’avance vers la démoc­ra­tie et le plu­ral­isme, ne va pas sans pro­duire un cer­tain effet; c’est-à-dire pro­duit l’effet con­traire. »

Cette polémique annonçait déjà la crise pro­fonde qui allait frap­per de plein fou­et la cul­ture com­mu­niste. En réduisant la fonc­tion intel­lectuelle la pro­duc­tion de con­sen­sus et à l’administration de l’existant, le Par­ti com­mu­niste per­dait toute crédi­bil­ité face aux nou­veaux rebelles (et il fal­lait s’y atten­dre, parce que le PCI s’opposait, de manière provo­ca­trice, à toute forme de lutte autonome, ouvrière ou étu­di­ante). Mais il per­dait égale­ment toute crédi­bil­ité dans les milieux intel­lectuels sur lesquels il comp­tait et qui allaient bien­tôt trou­ver de nou­velles formes d’identité, pour par­tie dans l’aire du dis­sensus, mais aus­si au ser­vice d’une effi­cac­ité new look néolibérale, ou de toutes les nuances du désen­gage­ment et de la super­fi­cial­ité.

Dans la dis­cus­sion, déjà citée, entre Sci­as­cia et San­guineti, le poète génois, con­seiller com­mu­niste de sa ville, s’en prend à ce qu’il nomme une « méta­physique de la néga­tion »: « Sci­as­cia en appelle à une poli­tique créa­tive, mais il me sem­ble qu’il s’agit au con­traire d’un manque de volon­té con­struc­tive. Je m’inquiète de ce que, au moment où la classe des tra­vailleurs a la pos­si­bil­ité d’accéder aux respon­s­abil­ités, il reste des intel­lectuels qui, par nos­tal­gie de la con­tes­ta­tion, refusent de se com­pro­met­tre. »

Mais la posi­tion du PCI – qui alla à la bataille en croy­ant pou­voir facile­ment met­tre en déroute quelques mil­liers de « por­teurs de peste » (c’est le nom que Berlinguer avait don­né au mou­ve­ment autonome de mars

6 « Ce ne sont pas quelques untorel­li (por­teurs de peste) qui déracineront Bologne », Enri­co Berlinguer, cité dans Les Untorel­li, op. cit. La for­mu­la­tion est emprun­tée au roman clas­sique d’Alessandro Man­zoni, Les Fiancés, qui con­sacre des pages fameuses aux Untorel­li accusés de répan­dre la peste à Milan lors de l’épidémie de 1630

) et qui trou­va face à lui le front très large de tous ceux qui refu­saient le tour­nant cor­po­ratiste et autori­taire des strates garanties et tra­di­tion­al­istes – ne suf­fit pas à expli­quer ce qui se pas­sait à ce moment-là.

Pour mieux com­pren­dre le tour­nant qui était en train de s’esquisser, Fed­eri­co Stame pro­pose le con­cept de « démoc­ra­tie autori­taire ». Dans une inter­view au Man­i­festo inti­t­ulée: « La démoc­ra­tie s’enferme dans les insti­tu­tions et devient autori­taire », Stame affirme: « plutôt que de porter un juge­ment sur les derniers choix poli­tiques du PCI, je pense qu’il est utile de repren­dre la ques­tion plus en amont. Un régime fon­da­men­tale­ment autori­taire est en train de se met­tre en place, que l’on peut qual­i­fi­er de “démoc­ra­tie autori­taire”. Cela ne sig­ni­fie pas l’abolition des lib­ertés poli­tiques, ni du sys­tème des lib­ertés. Mais sous ce régime, les lib­ertés tra­di­tion­nelles et le fonc­tion­nement même du sys­tème subis­sent une inflex­ion autori­taire

7 Il Man­i­festo, 17 juil­let 1977

. » Avec beau­coup de justesse, Stame décrivait ce proces­sus comme un « retard » et dénonçait une incom­préhen­sion de la part du Par­ti com­mu­niste des « phénomènes actuels de la société cap­i­tal­iste ». Le PCI pré­tendait ren­forcer le con­sen­sus vis-à-vis de la société exis­tante, pré­cisé­ment au moment où le sys­tème cap­i­tal­iste fai­sait le choix d’une plus grande flex­i­bil­ité, et d’un déplace­ment des cen­tres réels du pou­voir de la sphère de la poli­tique vers la sphère de la com­mu­ni­ca­tion et de la société. « Le PCI fait cette erreur stratégique parce que sa con­cep­tion de la démoc­ra­tie ne cor­re­spond plus aux phénomènes con­tem­po­rains de la société cap­i­tal­iste. Il entend résoudre le prob­lème de l’organisation de l’État et de la régu­la­tion du con­flit de classe comme s’il ne s’agissait que d’une ques­tion de représen­ta­tion de la classe ouvrière dans les insti­tu­tions. Et il ne se rend pas compte que cette sit­u­a­tion poli­tique pré­pare pré­cisé­ment une restric­tion dras­tique des pos­si­bil­ités de mou­ve­ment de la classe ouvrière organ­isée, ain­si que de ces groupes qui ne sont pas organ­isés en par­tis et qui sont un élé­ment très impor­tant pour tenir ouverte la dialec­tique entre l’État et la société civile, entre les niveaux de médi­a­tion poli­tique et les exi­gences, les besoins issus de la société non insti­tu­tion­nelle. »

Les posi­tions de Stame allaient con­naître par la suite d’importants pro­longe­ments, jusqu’à servir de base au con­glomérat de forces intel­lectuelles anti­au­tori­taires et garan­tistes qui finiront par servir d’appui à l’opération néolibérale crax­i­enne, visant à sous­traire l’initiative des mains du PCI et à pro­mou­voir ce mélange de poli­tique lib­er­taire et de cul­ture yup­pie-libérale qui donne sa couleur par­ti­c­ulière aux années 1980 ital­i­ennes

8 Sur cette séquence du « crax­isme tri­om­phant » voir chapitre 12 – Pao­lo Virno : Do you remem­ber coun­ter­rev­o­lu­tion ?, p. 595 sqq

.

Cette brève recon­sti­tu­tion per­met d’entrevoir la faib­lesse et la force des posi­tions qui con­sti­tu­aient ce champ hétéro­clite et dis­cor­dant que l’on peut qual­i­fi­er d’aire du dis­sensus. Dans cette aire coex­is­taient l’exigence éthique d’indépendance de la cul­ture par rap­port au pou­voir (rap­pelée par Jean-Paul Sartre dans une très belle inter­view don­née à Lot­ta con­tin­ua en sep­tem­bre

9 Lot­ta con­tin­ua, sep­tem­bre 1977

) et une voca­tion à l’efficacité qui pré­tendait en finir avec la con­cep­tion rigide et anachronique des com­mu­nistes et des démoc­rates-chré­tiens. Bien sûr, à long terme, c’est la sec­onde posi­tion qui a pris le dessus, ou du moins qui est par­v­enue à pro­duire les effets poli­tiques les plus con­sis­tants.

Et en effet, dans les années qui suivirent, on voua la cul­ture à l’irréalité et au culte des apparences (les com­mu­nistes nicol­in­iens se dis­tin­guèrent à ce jeu-là: moins paléo que les amen­doliens ils étaient aus­si plus creux et stériles, et finale­ment tout aus­si désas­treux

10 Rena­to Nicol­i­ni, con­seiller à la mairie de Rome chargé de la Cul­ture sous le man­dat de Giulio Car­lo Argan (PCI), fut le pro­mo­teur à par­tir 1977 de l’Estate romana, un événe­ment fes­tif spon­sorisé d’occupation des places et des rues

). Et au même moment, tan­dis que la cul­ture offi­cielle était réduite au diver­tisse­ment, à la vit­rine, à l’ornementation et au raco­lage, les batail­lons de masse du tra­vail intel­lectuel étaient inté­grés dans la machine pro­duc­tive asservie au nou­veau cycle cap­i­tal­iste de l’information, de la com­mu­ni­ca­tion et des nou­velles tech­nolo­gies. Le dis­sensus, qui s’était man­i­festé comme affir­ma­tion d’indépendance vis-à-vis du pou­voir poli­tique, n’avait pas su anticiper la néces­sité d’une résis­tance au pou­voir économique. Et ain­si, les moti­va­tions lib­er­taires servirent aisé­ment de prémiss­es à la dérégu­la­tion cul­turelle et à l’asservissement de la fonc­tion intel­lectuelle à une nou­velle dom­i­na­tion, moins pesante mais plus insi­dieuse et cru­elle.

Au cours du débat, par-delà l’alternative entre con­sen­sus et dis­sensus, on vit appa­raître quelques signes avant-coureurs des dan­gers qui se pro­fi­laient à l’horizon. Mais c’est sans doute Gian­ni Scalia qui posa le prob­lème dans les ter­mes les plus rad­i­caux et les plus clair­voy­ants: « Le dis­sensus est le symp­tôme aus­si bien de la con­tra­dic­tion indé­pass­able de la société cap­i­tal­iste, que de la crise de l’opposition et de la représen­ta­tion des opprimés et des exploités; et aus­si de la néces­sité d’une cri­tique nou­velle, d’une représen­ta­tion nou­velle, de formes nou­velles et d’outils nou­veaux pour la lutte générale de classe. Le débat s’est aujourd’hui rad­i­cal­isé, et il ne peut que con­tin­uer. Le temps des débats sur les rap­ports entre cul­ture et poli­tique, entre intel­lectuels et par­ti est révolu. Le temps est venu des ques­tions ultimes, philosophiques. Est-ce à dire que le marx­isme est par­venu à ce degré d’auto-­occultation? Est-ce à dire les mots d’ordre doivent rester ceux de tou­jours: l’acceptation des final­ités de la pro­duc­tion et de la con­som­ma­tion cap­i­tal­istes, du sys­tème de pro­priété de classe et d’État; la réal­i­sa­tion des pos­si­bil­ités tech­nologiques du développe­ment, de la dom­i­na­tion et du con­trôle général de la tech­nolo­gie, et à cette fin l’organisation du con­sen­sus tran­sclas­siste? N’est-il plus per­mis d’être pes­simistes, de dés­espér­er du cap­i­tal, pour être opti­mistes, et espér­er en la trans­for­ma­tion rad­i­cale? Devons-nous accepter cette langue du plus grand nom­bre, ce suprême con­formisme idéologique

11 Lot­ta con­tin­ua, 25 juil­let 1977

? »

dans ce chapitre« L’appel des intel­lectuels françaisEt puis il y a aus­si le nicodémisme: entre­tien de Gian­ni Cor­bi avec Gior­gio Amen­dola »
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    L’Espresso, n° 23, 1977. Edoar­do San­guineti (1930–2010) et Leonar­do Sci­as­cia (1921–1989) sont écrivains. Le pre­mier, pro­fesseur de lit­téra­ture à Turin, col­la­bore dans les années 1950 à la revue Il ver­ri avec Nan­ni Balestri­ni, péri­ode où il écrit son « roman d’avant-garde » Labor­in­tus [1956]. Mem­bre du Grup­po 63, il a pub­lié au Seuil dans la col­lec­tion Tel Quel, Capric­cio Ital­iano (Fel­trinel­li, 1963). En 1976, il devient con­seiller PCI dans sa ville natale, Gênes, et député au par­lement ital­ien. Leonar­do Sci­as­cia (1921–1989), né en Sicile, est l’auteur de nom­breux romans (Le Jour de la chou­ette, Mort de l’inquisiteur, La con­tro­verse Lipar­i­taine. En 1977, il démis­sionne du con­seil munic­i­pal de Palerme pour mar­quer son désac­cord avec la ligne du PCI. Mem­bre du Par­ti rad­i­cal en 1979, il par­ticipe à la com­mis­sion d’enquête par­lemen­taire sur la mort d’Aldo Moro. Il con­sacre en 1978 un livre à l’analyse des échanges épis­to­laires entre Les BR, la DC et le « pris­on­nier » : L’Affaire Moro, Gras­set & Fasquelle, 1989
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    Une crise qui trou­vera son terme avec la fin du Par­ti, qua­tre ans après la rédac­tion de ce texte
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    L’Unità, 17 juin 1977, traduit en français dans Ital­ie 77, op. cit. Asor Rosa pour­suit : « Dès lors, si la République devait sur­vivre dans ses formes actuelles, elle perdrait tout crédit auprès des mass­es […] Il faut défendre la République pour la chang­er ; mieux même, il faut défendre la République en la changeant. Cette tâche, du reste, est déjà entamée. »
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    Voir plus loin p. 578 : Et puis il y a aus­si le nicodémisme : entre­tien de Gian­ni Cor­bi avec Gior­gio Amen­dola, ini­tiale­ment paru en févri­er 1977. Dans L’Unità du 3 juil­let 1977, Amen­dola insiste : « Le courage seul, c’est enten­du, ne fait pas un révo­lu­tion­naire ; mais sans courage, jamais un homme ne pour­ra affirmer sa dig­nité d’homme : com­ment, à plus forte rai­son, pour­rait-il être un révo­lu­tion­naire ? Sans courage, c’est clair, il n’y a pas de mil­i­tant poli­tique. Les lâch­es ne jouent aucun rôle dans l’histoire », cité dans Ital­ie 77, op. cit
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    L’article de Leonar­do Sci­as­ca com­mençait ain­si : « À Turin, seize citoyens ital­iens se sont déclarés, ont été déclarés par les médecins “atteints d’un syn­drome dépres­sif” et, pour cette rai­son, dans l’impossibilité de pren­dre part aux assis­es qui devaient juger les hommes des “Brigades rouges”. Mon­tale, au cours d’une inter­view, a dit que ces citoyens n’avaient pas tort, et qu’il aurait eu peur lui aus­si. Du haut de son âge et de sa répu­ta­tion, […] il est resté fidèle à lui-même, hum­ble­ment, il s’est mis dans la peau de ces citoyens, il a dit leur vérité, sa vérité. Ita­lo Calvi­no s’en est éton­né : il a écrit un arti­cle où il affir­mait la néces­sité et le devoir pour tous de con­courir à la restau­ra­tion de l’État, parce que nous sommes tous l’État, parce que l’État, c’est nous. Pour ma part, dans une courte note, j’ai dit que je ne me recon­nais­sais pas dans cet État en voie de décom­po­si­tion et de cor­rup­tion, et que “n’était le devoir de ne pas avoir peur”, j’aurais refusé moi aus­si. » Leonar­do Sci­as­cia, « Du défaitisme, de la viande et d’autres choses encore », repris dans Ital­ie 77, op. cit
  • 6
    « Ce ne sont pas quelques untorel­li (por­teurs de peste) qui déracineront Bologne », Enri­co Berlinguer, cité dans Les Untorel­li, op. cit. La for­mu­la­tion est emprun­tée au roman clas­sique d’Alessandro Man­zoni, Les Fiancés, qui con­sacre des pages fameuses aux Untorel­li accusés de répan­dre la peste à Milan lors de l’épidémie de 1630
  • 7
    Il Man­i­festo, 17 juil­let 1977
  • 8
    Sur cette séquence du « crax­isme tri­om­phant » voir chapitre 12 – Pao­lo Virno : Do you remem­ber coun­ter­rev­o­lu­tion ?, p. 595 sqq
  • 9
    Lot­ta con­tin­ua, sep­tem­bre 1977
  • 10
    Rena­to Nicol­i­ni, con­seiller à la mairie de Rome chargé de la Cul­ture sous le man­dat de Giulio Car­lo Argan (PCI), fut le pro­mo­teur à par­tir 1977 de l’Estate romana, un événe­ment fes­tif spon­sorisé d’occupation des places et des rues
  • 11
    Lot­ta con­tin­ua, 25 juil­let 1977