Sergio Bianchi: premières pistes d’interprétation de 1968

Ce qui fait de 1968 un accéléra­teur, un de ces moments décisifs qui font les tour­nants de l’histoire humaine, c’est de s’être trou­vé au croise­ment d’une mul­ti­plic­ité de crises sociales, qui ont con­flué dans le mou­ve­ment, et s’y sont agrégées. Et s’il y a désor­mais un avant et un après 1968, ce n’est pas parce que ce moment de l’histoire aurait enfan­té au plan insti­tu­tion­nel quelque éphémère et par­tiel reje­ton de la révo­lu­tion, mais bien parce qu’il a mod­i­fié de manière irréversible l’ensemble des codes qui régis­sent les rela­tions sociales.

La révolte s’est propagée dans les pays de l’Est et de l’Ouest, du Nord et du Sud, partout elle a gag­né les cen­tres et les périphéries, partout elle a réus­si à instau­r­er des cir­cuits de com­mu­ni­ca­tion cul­turelle et poli­tique entre des réal­ités sociales très dis­parates. 1968 a été un événe­ment à la fois plané­taire et extra­or­di­naire­ment con­trasté, qui s’est artic­ulé pays par pays, ville par ville, couche sociale par couche sociale, et qui a réus­si à don­ner voix aux réal­ités locales, aux région­al­ismes, aux spé­ci­ficités cul­turelles, aux dif­férences sex­uelles.

La sin­gu­lar­ité de la révolte, son car­ac­tère à la fois fédéra­teur et inno­vant tien­nent beau­coup à cette dou­ble dimen­sion où se con­juguent – mal­gré d’inévitables con­tra­dic­tions – uni­ver­sal­isme et par­tic­u­lar­isme. Transna­tion­al et « poly­cen­trique », le mou­ve­ment parvient, pen­dant une courte péri­ode, à génér­er un proces­sus d’identification fondé sur la con­science que tous les hommes appar­ti­en­nent à une même « espèce », et dans le même temps à met­tre en lumière, à l’intérieur de cette com­mune appar­te­nance, la con­tra­dic­tion réelle qui dis­tingue les opprimés des oppresseurs. Le petit écran, par l’influence qu’il exerçait sur l’imaginaire social, con­tribua large­ment à ce proces­sus. Depuis son appari­tion à la fin des années 1950, il avait con­nu un essor extra­or­di­naire, parce qu’il par­ve­nait – chose inédite dans l’histoire des moyens de com­mu­ni­ca­tion – à don­ner du monde une image glob­ale, une vision d’ensemble. L’humanité, par-delà les dif­férences eth­niques, religieuses et cul­turelles, pou­vait s’y recon­naître et se percevoir ain­si d’abord comme une « espèce ».

Dans les pays occi­den­taux les plus dévelop­pés, une par­tie de ce mou­ve­ment por­ta égale­ment, et pour la pre­mière fois, l’hypothèse d’un boule­verse­ment de la réal­ité sociale qui ne par­ti­rait pas de la rareté ou de la pénurie mais, au con­traire, de l’abondance des biens de con­som­ma­tion. Car cette nou­velle mis­ère qui était en train de se propager, qui générait une angoisse pal­pa­ble, qui impo­sait la per­spec­tive de l’action, cette mis­ère atrophi­ait les qual­ités cul­turelles et intel­lectuelles de l’humanité tout entière: il deve­nait néces­saire de dépass­er « l’âge du pain ».

Partout, les étu­di­ants, toutes dis­ci­plines con­fon­dues, furent les prin­ci­paux ­acteurs du mou­ve­ment. Les étu­di­ants en soci­olo­gie y jouèrent toute­fois un rôle spé­ci­fique, en dévelop­pant une cri­tique à la fois théorique et pra­tique du rôle ­dévolu aux chercheurs en sci­ences sociales – et qu’ils étaient eux-mêmes des­tinés à endoss­er dans l’avenir.

Cette cri­tique expri­mait d’une part la néces­sité urgente de ren­vers­er l’ensemble des normes et des insti­tu­tions sociales, et de l’autre le besoin d’expérimenter, en marge de la société, la con­struc­tion d’espaces col­lec­tifs autonomes. Ce besoin de sépa­ra­tion, de séces­sion, était l’aboutissement logique de toutes les expéri­ences frag­men­taires menées par les minorités de la con­tre-cul­ture under­ground dans les années 1960. Ces deux aspects – le ren­verse­ment du pou­voir con­sti­tué par la lutte inin­ter­rompue, et la con­sti­tu­tion d’espaces autonomes – trou­veront une forme de syn­thèse dans les occu­pa­tions en chaîne qui gag­neront l’une après l’autre les ­uni­ver­sités.

En dépit des dis­par­ités matérielles et idéologiques, le mou­ve­ment a réus­si durant toute cette pre­mière péri­ode à faire front con­tre l’ennemi com­mun. Un enne­mi qui, s’il présen­tait tous les traits génériques de la « société des adultes », pre­nait aus­si l’aspect bien plus con­cret de la hiérar­chie uni­ver­si­taire et des ser­vices de l’État affec­tés à la répres­sion des luttes. Mais cette cohé­sion tenait avant tout au très dense réseau de rela­tions et de pra­tiques com­mu­nau­taires qui était en train de se con­stituer. Tous ceux qui ont été pris dans ce mou­ve­ment de rébel­lion ont fait l’expérience du dépasse­ment, sur un mode créatif, de la fron­tière étanche qui avait tou­jours séparé, même dans les épisodes révo­lu­tion­naires de l’histoire, le per­son­nel et le poli­tique, le privé et le pub­lic. En sou­tenant l’idée de la « gra­tu­ité » de l’action poli­tique (par oppo­si­tion à la spé­cial­i­sa­tion mil­i­tante), en défen­dant la légitim­ité dans les luttes des dimen­sions exis­ten­tielles les plus intimes, notam­ment sen­ti­men­tale ou affec­tive, ils ont com­mencé à inven­ter une nou­velle manière de faire de la poli­tique, indis­so­cia­ble de l’émergence de nou­velles formes de vie.

Con­scient d’éventuels risques d’auto-marginalisation, le mou­ve­ment se mit en quête des instru­ments de com­mu­ni­ca­tion qui allaient lui per­me­t­tre de faire cir­culer les infor­ma­tions sur les luttes et sur leurs con­tenus. C’est dans ce con­texte que s’engagea un débat sur le dan­ger d’utiliser les moyens de com­mu­ni­ca­tion offerts par le sys­tème, sur le risque de manip­u­la­tion et de dénat­u­ra­tion de la charge sub­ver­sive des énon­cés du mou­ve­ment, sur la prob­a­bil­ité que les luttes et leurs con­tenus soient inté­grés aux plans néo­cap­i­tal­istes de mod­erni­sa­tion des struc­tures de la dom­i­na­tion. Ain­si, pour faire cir­culer les infor­ma­tions sur les luttes au plan inter­na­tion­al et assur­er la com­mu­ni­ca­tion entre les dif­férentes réal­ités du mou­ve­ment, on eut la plu­part du temps recours à d’autres out­ils que ceux tra­di­tion­nelle­ment util­isés par le sys­tème et le mou­ve­ment ouvri­er offi­ciel. Out­re la pro­duc­tion, la lec­ture et la dif­fu­sion de doc­u­ments sur sup­port papi­er, le mou­ve­ment fit du « voy­age » – c’est-à-dire la de cir­cu­la­tion physique des corps – et de l’usage « con­tre-infor­matif » des out­ils audio­vi­suels, radio­phoniques et graphiques, les nou­veaux vecteurs d’une com­mu­ni­ca­tion alter­na­tive. Ces pra­tiques se fondaient sur le principe de rela­tion réciproque entre les dif­férents médi­ums, et sur leur étroit dia­logue, qui repro­dui­sait à une échelle plus large le principe démoc­ra­tique de l’assemblée.

Le mou­ve­ment fut perçu et car­ac­térisé comme extrémiste en rai­son de cer­tains traits récur­rents, présents dès son orig­ine et tout au long de son évo­lu­tion. On a déjà évo­qué ce sen­ti­ment d’urgence à chang­er rad­i­cale­ment la société – comme s’il s’agissait para­doxale­ment de la dernière occa­sion offerte par l’Histoire – ou encore la stratégie du con­flit inin­ter­rompu. Il faudrait égale­ment rap­pel­er sa forte charge anti-insti­tu­tion­nelle, anti-nor­ma­tive, son aver­sion extrême à l’égard des pro­jets mis­ant sur des réformes gradu­elles pour trans­former la société. En ce sens, le suc­cès du slo­gan « soyez réal­istes, deman­dez l’impossible », ne doit rien au hasard. Ceux qui ont accusé le mou­ve­ment d’extrémisme ou d’irréalisme con­géni­tal omet­tent le fait qu’il s’agissait là d’une déter­mi­na­tion fer­me­ment révo­lu­tion­naire qui, con­fron­tée à un « sys­tème » tel que le cap­i­tal­isme avancé, en avait saisi l’infinie puis­sance récupéra­trice, c’est-à-dire sa capac­ité à s’alimenter, à se mod­erniser, à se ren­forcer en neu­tral­isant et en phago­cy­tant non seule­ment les élé­ments cri­tiques mais ceux qui cher­chaient pure­ment et sim­ple­ment à le détru­ire. Un « sys­tème » comme celui-là, capa­ble de colonis­er les esprits, de cor­rompre les con­sciences, de dis­tiller du con­formisme et de l’apathie, ne pou­vait donc être ren­ver­sé qu’à la con­di­tion de ne pas se lim­iter à la trans­for­ma­tion rad­i­cale de ses formes économiques et insti­tu­tion­nelles. Dans ce « sys­tème », le pou­voir n’irradiait pas à par­tir d’un cen­tre unique, d’un cerveau unique, il était au con­traire dif­fus, il se repro­dui­sait par métas­tases. Par con­séquent, les théories révo­lu­tion­naires clas­siques, qui soute­naient la néces­sité de se con­cen­tr­er sur la con­quête du point névral­gique, à savoir l’appareil d’État, n’étaient pas en mesure de s’y oppos­er effi­cace­ment. La prise du pou­voir poli­tique ne pou­vait plus suf­fire, la révo­lu­tion devait être totale, c’est-à-dire sociale et inin­ter­rompue. Elle ne pou­vait se lim­iter aux seules struc­tures, elle devait aus­si attein­dre chaque indi­vidu dans son entièreté, sa com­plex­ité, et ses con­tra­dic­tions. C’est à cette seule con­di­tion que pour­rait réelle­ment advenir l’« homme nou­veau », la nou­velle human­ité.

Mais aux marges de cette aspi­ra­tion spon­tanée, large­ment majori­taire pen­dant toute la phase des occu­pa­tions d’universités, une autre com­posante présen­tait toutes les nuances du vaste éven­tail des « hérésies » his­toriques de la gauche: anar­chistes, con­seil­listes, marx­istes-lénin­istes, pro-maoïstes, opéraïstes, etc. Tous ces courants, issus de l’histoire de la gauche hétéro­doxe, s’étaient eux aus­si agrégés au mou­ve­ment et ils con­tribuèrent notable­ment à la for­ma­tion lente mais inex­orable de lead­er­ships.

Dans les pays européens, après la phase ini­tiale d’offensive con­tre l’autoritarisme académique, les étu­di­ants se don­nèrent pour objec­tif de sor­tir des uni­ver­sités et d’investir l’ensemble de la société. S’ensuivit un intense débat sur la stratégie qu’il con­ve­nait d’adopter, qui fit appa­raître deux ori­en­ta­tions dis­tinctes. La pre­mière pro­po­sait d’opérer une lente et patiente con­ta­gion des con­tenus de la con­tes­ta­tion et des propo­si­tions alter­na­tives dont elle était por­teuse dans toutes les struc­tures régis­sant les rela­tions sociales. C’est ce qu’on a appelé la « longue marche à tra­vers les insti­tu­tions ». La sec­onde, à l’inverse, n’était pas favor­able à un élar­gisse­ment à l’ensemble de la société, dans lequel elle voy­ait un risque de déperdi­tion des forces du mou­ve­ment. Cette sec­onde ten­dance s’attela à pro­duire une déf­i­ni­tion pré­cise du rap­port cap­i­tal-tra­vail comme rap­port spé­ci­fique, matérielle­ment cen­tral dans la for­ma­tion des équili­bres de pou­voir, clef de voûte de l’ensemble des con­tra­dic­tions sociales. La for­mal­i­sa­tion de ces deux propo­si­tions stratégiques lais­sa appa­raître d’irréversibles diver­gences de fond entre les deux com­posantes qui avaient jusque-là coex­isté au sein du mou­ve­ment.

Une fois sor­ti de l’enceinte des uni­ver­sités, le mou­ve­ment dut tenir le ter­rain de l’affrontement de rue pour faire face aux appareils répres­sifs insti­tu­tion­nels, et ces dif­férences s’en trou­vèrent encore accen­tuées. Les formes défen­sives ou offen­sives de la vio­lence, même si elles s’en tenaient à une représen­ta­tion sym­bol­ique de la guerre, furent pour beau­coup dans la décrédi­bil­i­sa­tion du pro­jet de « longue marche » dont l’ambition tac­tique était de pren­dre le temps de son développe­ment, en évi­tant que le con­flit ne dégénère en affron­te­ment ouvert. Les feux du Mai français mar­quèrent en ce sens un tour­nant pour le mou­ve­ment, qui s’orienta dès lors irréversible­ment vers une accéléra­tion du con­flit. On éprou­va alors la néces­sité de recourir à un cadre théorique et pra­tique qui apparte­nait au fonds des cul­tures révo­lu­tion­naires tra­di­tion­nelles. Ain­si les influ­ences respec­tives exer­cées sur le mou­ve­ment par les deux ten­dances s’inversèrent, et celle qui avait été jusque-là minori­taire devint soudain majori­taire. Ain­si s’explique égale­ment le regain de tout un réper­toire révo­lu­tion­naire « clas­sique » (du plus ortho­doxe: le marx­isme-lénin­isme, au plus renou­velé: l’opéraïsme), qui con­ce­vait la ren­con­tre entre étu­di­ants et ouvri­ers comme une con­di­tion néces­saire et réso­lu­toire dont dépendait l’issue de la révo­lu­tion. Ain­si s’explique enfin la renais­sance com­plète, en l’espace de quelques mois, de toutes les struc­tures organ­isées sous la forme-par­ti, qu’avait créées la dias­po­ra de la gauche hétéro­doxe au cours des décen­nies précé­dentes.

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