Du « chat sauvage » à l’insubordination permanente

Ce texte reprend, par­fois lit­térale­ment, les analy­ses de Romano Alquati dans « Ver­so lo sciopero a gat­to sel­vag­gio », classe opera­ia, no 1, jan­vi­er 1964. Alquati avait par­ticipé en 1963 à la rédac­tion de la brochure Gat­to sel­vag­gio dif­fusée pen­dant la grève à la FIAT et à l’usine Lan­cia. C’est le syn­di­cat améri­cain Indus­tri­al Work­ers of the World (IWW), né en 1905 à Chica­go, qui intro­duit le pre­mier le « chat sauvage » comme sym­bole de l’action directe, imprévis­i­ble et coor­don­née des tra­vailleurs

Les 15 et 16 octo­bre 1963, les ouvri­ers de la FIAT déclenchent une nou­velle grève, qui fait suite à celle des con­trats et de la piaz­za Statu­to en juin-juil­let 1962. Ce sont les 6 200 ouvri­ers des Fonderies qui don­nent le coup d’envoi au mou­ve­ment, ouvrant soudain la voie à une grève qui se propage ensuite « spon­tané­ment », « à la chat sauvage », à d’autres secteurs de l’usine. Le mar­di 15 octo­bre, l’équipe du matin de l’atelier 4 s’arrête elle aus­si sans préavis; l’arrêt de tra­vail s’étend ensuite à l’équipe « de jour », puis à celle de l’après-midi.

La grève « à la chat sauvage » procède par arrêts imprévis­i­bles aux points nodaux du cycle de pro­duc­tion. Ces inter­rup­tions sont « spon­tané­ment » décrétées par les ouvri­ers, c’est-à-dire minu­tieuse­ment pré­parées par une intel­li­gence ouvrière qui sait utilis­er à ses pro­pres fins l’articulation pro­duc­tive de la coopéra­tion cap­i­tal­iste. La grève « à la chat sauvage » est tout le con­traire d’une sim­ple lutte protes­tataire, éventuelle­ment puis­sante mais désor­gan­isée. Elle requiert un très haut degré de cohé­sion et des formes actives d’organisation autonome. Celle du 15 octo­bre est his­torique parce qu’elle mon­tre l’émergence à la FIAT d’une organ­i­sa­tion ouvrière capa­ble de men­er une grève com­plète­ment en dehors du cadre des organ­i­sa­tions offi­cielles du mou­ve­ment ouvri­er. Elle dément la vieille idée selon laque­lle seul un petit groupe déter­miné, déten­teur de la con­science antag­o­niste ouvrière, serait en mesure d’organiser la lutte dans l’usine. Elle fait la preuve qu’une lutte peut s’organiser sans inter­mé­di­aire et de manière coor­don­née, par l’action de la « masse sociale » ouvrière de chaque secteur de l’usine qui y con­tribue.

Ce que priv­ilégient les ouvri­ers dans le « chat sauvage », c’est en pre­mier lieu le car­ac­tère imprévis­i­ble aus­si bien du moment où le mou­ve­ment démarre que du lieu où il sur­git; c’est sa capac­ité à frap­per tous les points nodaux du cycle de pro­duc­tion dans un mou­ve­ment de rota­tion général­isé, en fonc­tion de choix tac­tiques élaborés par les ouvri­ers eux-mêmes.

Ce type de mou­ve­ment requiert, pour être mené à bien, des formes d’organ­i­sa­tion invis­i­ble au sens où le réseau de com­mu­ni­ca­tions qui relie la masse sociale des ouvri­ers ne se révèle qu’au moment du déclenche­ment de la grève. La forte portée poli­tique de la grève « à la chat sauvage » tient à ce qu’elle per­met d’exprimer la forme spé­ci­fique de con­flict­ual­ité qui a ressur­gi avec force dans les usines lors des luttes de 1962: la forme de l’insubordination.

Elle n’exclut ni la grève de masse ni la lutte urbaine. Au con­traire, le « chat sauvage » recour­ra tour à tour à ces formes de lutte, en les inten­si­fi­ant.

En 1962, sur la piaz­za Statu­to, la révolte ouvrière avait adop­té des formes de con­flit qui ne rel­e­vaient ni des règles ni des rythmes insti­tu­tion­nels. De la même manière, en 1963 avec le « chat sauvage », la forme même de la grève exprime à l’intérieur de l’usine les rythmes et l’intensité du con­flit poli­tique de classe.

Avec le « chat sauvage », l’insubordination de la piaz­za Statu­to entre dans l’usine.

Ces événe­ments, presque con­tem­po­rains et étroite­ment liés, devien­dront l’un des points de référence, l’un des mod­èles de l’antagonisme ouvri­er pour les années qui suiv­ront, jusqu’à l’« Automne chaud ».

Dans les années 1960, les mythes de la Recon­struc­tion et de la dis­ci­pline s’épuisent à la fois dans la pro­duc­tion et dans l’imaginaire. Pas seule­ment dans les usines et les uni­ver­sités des pays cap­i­tal­istes: dans les pays du « social­isme réel », dès la fin des années 1950, d’autres mythes com­men­cent à s’effondrer, et de puis­sants mou­ve­ments se dressent con­tre l’État et les dic­tatures qui s’exercent au nom du pro­lé­tari­at.

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