Giangiacomo Feltrinelli: Estate 69 (extrait)

Il con­vient d’examiner – fût-ce briève­ment – les raisons qui con­duisent les forces de droite (grandes entre­pris­es ital­i­ennes, mil­i­taires et forces inter­na­tionales) à ten­ter d’imposer, sur le plan à la fois poli­tique mil­i­taire, un virage autori­taire à droite. Dis­ons-le claire­ment, les motifs qui poussent les groupes réac­tion­naires à des choix de ce type coïn­ci­dent pour par­tie avec la cri­tique que fait la gauche des super­struc­tures du sys­tème. Leur oppo­si­tion fon­da­men­tale tient plutôt aux buts que, respec­tive­ment, ils pour­suiv­ent. Les forces de droite cri­tiquent les super­struc­tures du sys­tème qu’ils ont pour per­spec­tive de mod­i­fi­er, pour les met­tre en con­for­mité avec leurs pro­pres exi­gences d’exploitation et de dom­i­na­tion sans partage de la sphère publique et privée. Quant à nous, nous enten­dons à l’inverse faire gliss­er la cri­tique de la super­struc­ture à la struc­ture elle-même, c’est-à-dire au sys­tème cap­i­tal­iste dans son ensem­ble, et à tra­vailler par con­séquent à son ren­verse­ment et à son abo­li­tion.

Pour les grands groupes indus­triels, poli­tiques et mil­i­taires ital­iens et inter­na­tionaux, les raisons qui mili­tent en faveur d’un coup d’État sont les suiv­antes:

a) le fonc­tion­nement de l’appareil d’État, du gou­verne­ment et de la par­ti­to­cratie ital­i­enne – encore fondé sur le vieux sché­ma clien­téliste – s’oppose aux exi­gences d’une indus­trie cap­i­tal­iste ital­i­enne et inter­na­tionale mod­erne. On entend par­ler de divers­es parts de l’« obso­les­cence des insti­tu­tions ». Les rap­por­teurs du Progget­to 801 Le Progget­to 80 est une com­mis­sion de réflex­ion lancée en 1968 sous le gou­verne­ment de cen­tre-gauche, qui avait établi les objec­tifs à long terme (jusqu’aux années 1980) d’une réforme de l’État au min­istère du bud­get, entre autres, y font explicite­ment allu­sion, lorsqu’ils insis­tent sur l’obstacle fon­da­men­tal que con­stituerait une telle obso­les­cence pour un développe­ment cap­i­tal­iste à venir. Ce qui ne les empêche pas par la suite de dévelop­per une fan­toma­tique hypothèse de développe­ment cap­i­tal­iste, sans s’attarder out­re mesure sur la manière dont ils enten­dent dépass­er cette « obso­les­cence » de l’appareil d’État et de gou­verne­ment. Cela sig­ni­fie-t-il que le coup d’État serait pour eux une chose acquise?

Cette obso­les­cence de l’appareil admin­is­tratif, juridique et poli­tique de l’État et du sys­tème de gou­verne­ment est d’autant plus grave qu’elle se traduit non seule­ment par une lenteur exces­sive du proces­sus lég­is­latif (pré­cisé­ment à un moment où la rapid­ité de l’intervention lég­isla­tive est une con­di­tion essen­tielle pour le bon fonc­tion­nement du sys­tème, surtout en matière économique), mais aus­si, sur le plan poli­tique et financier, par une paralysie pro­gres­sive de l’État et des organ­ismes publics, due à la com­plex­ité et à la lenteur des procé­dures bureau­cra­tiques. Cette paralysie pèse lour­de­ment sur le bon développe­ment économique des entre­pris­es privées et publiques. Enfin, il faut compter avec le mécon­tente­ment larvé qui se répand dans les hautes sphères mil­i­taires, à cause du car­ac­tère con­fus de la poli­tique mil­i­taire du gou­verne­ment ital­ien et de l’insuffisance des crédits alloués au min­istère de la défense. Il est bien évi­dent qu’il n’est pas ques­tion pour la gauche d’endiguer cette « obso­les­cence » au prix de l’instauration en Ital­ie d’une nou­velle forme, mod­erne et inter­na­tionale, de fas­cisme. Nous la con­sid­érons au con­traire comme inhérente au sys­tème, et par con­séquent elle ne peut être résolue qu’en élim­i­nant le mal à la racine.

Aujourd’hui, pour la grande indus­trie et pour l’impérialisme inter­na­tion­al, le sys­tème poli­tique actuel, indépen­dam­ment de la mau­vaise ges­tion qu’en a fait la DC et des lim­ites (fon­da­men­tale­ment de classe) de la Con­sti­tu­tion sur laque­lle il se fonde, le sys­tème poli­tique actuel con­stitue un obsta­cle objec­tif au cap­i­tal­isme de type colo­nial dont le développe­ment est pro­gram­mé en Ital­ie dans les prochaines années.

b) Une crise grave se pro­file à l’échelle inter­na­tionale. Elle a pour cause deux phénomènes con­comi­tants aux États-Unis: d’une part une infla­tion rapi­de et expo­nen­tielle; de l’autre, la mise en œuvre de mesures anti-infla­tion­nistes qui ont entraîné une paralysie rel­a­tive et porté un coup d’arrêt au développe­ment du proces­sus de pro­duc­tion. Sur le marché financier inter­na­tion­al, qui vit à l’heure de la crise du dol­lar, les symp­tômes de cette crise sont déjà net­te­ment vis­i­bles. Dans ce con­texte, l’industrie craint évidem­ment de se retrou­ver entre le marteau (c’est-à-dire l’irrépressible mon­tée en puis­sance des reven­di­ca­tions ouvrières, sus­cep­ti­bles à tout instant de débor­der les lim­ites que lui a fixées le syn­di­cat pour affirmer un car­ac­tère plus net­te­ment poli­tique) et l’enclume (que représen­teraient pour un pays expor­ta­teur de 25% de son pro­duit nation­al brut une crise économique aux États-Unis et ses réper­cus­sions sur le com­merce inter­na­tion­al).

c) Le fait qu’une par­tie de la DC et le PSI cherchent à con­stru­ire une nou­velle « majorité », impli­quant une par­tic­i­pa­tion directe ou indi­recte du PCI, vio­le des engage­ments inter­na­tionaux pré­cis pris dans le cadre du Pacte Atlan­tique et de l’OTAN et en ver­tu desquels (comme c’est déjà arrivé en Grèce) un coup d’État préven­tif ou un virage autori­taire à droite s’imposent.

d) Enfin, l’arsenal de forces et de lois actuelle­ment disponibles s’avère inca­pable de con­tenir les reven­di­ca­tions ouvrières, paysannes et étu­di­antes, et l’action poli­tique des groupes d’extrême gauche. Ces reven­di­ca­tions et les mou­ve­ments qui les por­tent ne visent pas sim­ple­ment à une mod­i­fi­ca­tion de la répar­ti­tion du revenu par l’augmentation du salaire. En exigeant la décon­nex­ion du salaire et de la pro­duc­tiv­ité, la réduc­tion des rythmes de tra­vail épuisants et la semaine de 40 heures, ils touchent à l’efficience même de l’appareil pro­duc­tif. Le refus de la FIAT de négoci­er sur ces ques­tions, l’impossibilité – en dépit de la com­plic­ité des direc­tions syn­di­cales – de con­tenir ces reven­di­ca­tions, et le virage à droite qui s’en est suivi du côté du grand mono­pole turi­nois sont en ce sens symp­to­ma­tiques. À ceux qui se deman­deraient quels intérêts auraient aujourd’hui les grands groupes monop­o­listes ital­iens à un virage autori­taire à droite, il suf­fit de rap­pel­er la nature des reven­di­ca­tions ouvrières qui, par leur inci­dence sur la pro­duc­tiv­ité, frap­pent pré­cisé­ment les entre­pris­es qui dis­posent du cap­i­tal fixe le plus impor­tant.

Pour con­clure: dans un moment comme celui que nous vivons, où se pro­file le spec­tre menaçant d’une crise finan­cière et économique inter­na­tionale, les super­struc­tures du sys­tème aus­si bien que les reven­di­ca­tions ouvrières con­stituent des obsta­cles au développe­ment cap­i­tal­iste ital­ien.

Le recours au coup d’État ou à un virage rad­i­cal et autori­taire à droite serait par con­séquent tout à fait con­forme aux exi­gences du sys­tème et à la néces­sité de dépass­er (même pro­vi­soire­ment) à son prof­it les con­tra­dic­tions les plus aiguës du moment.

La per­spec­tive flat­teuse d’un très large suc­cès joue en faveur de ce des­sein et des ambi­tions qu’il affiche. Le manque de stratégie révo­lu­tion­naire des class­es opprimées exploitées ne peut que con­forter les forces de droite dans cette visée. Sans par­ler de la poli­tique du PCI qui, dans sa quête d’une « (éphémère) nou­velle majorité », est dis­posé, pourvu qu’il arrive à ses fins, à ignor­er non seule­ment la faib­lesse fon­da­men­tale de toute coali­tion gou­verne­men­tale, actuelle ou future, mais aus­si jusqu’aux désor­mais évi­dents com­plots et autres manœu­vres de ceux qui pré­par­ent ce tour­nant droiti­er. Le PCI que les mass­es, sur la foi de la tra­di­tion révo­lu­tion­naire, regar­dent encore comme un guide sûr, nég­lige encore (et peu importe de savoir si cela est ou non délibéré) de men­er une analyse cor­recte de la sit­u­a­tion et d’en tir­er les con­clu­sions qui s’imposent. L’Histoire nous apprend que ce n’est pas en acquiesçant ni en se soustrayant à une lutte qui appa­raît désor­mais comme inévitable que l’on évite l’affrontement: la seule con­séquence de cette atti­tude, c’est qu’on y arrive impré­paré.

Mais il est d’autres symp­tômes de l’imminence d’un coup d’État ou d’un virage rad­i­cal autori­taire à droite. En com­para­nt les sit­u­a­tions des pays qui ont con­nu récem­ment un coup d’État ou un sur­saut réac­tion­naire, on relève en général les « con­stantes » suiv­antes: 1) la dénon­ci­a­tion répétée de l’anarchie dans laque­lle seraient tombés le pays et la pro­duc­tion indus­trielle à cause des man­i­fes­ta­tions et des reven­di­ca­tions ouvrières; 2) la dénon­ci­a­tion usuelle et général­isée de la crise de l’État, de l’incompétence des par­tis et de la cor­rup­tion galopante dans tous les secteurs de la vie publique; 3) le sur­gisse­ment d’un scan­dale au cœur de la démoc­ra­tie par­lemen­taire ou par­mi les hauts fonc­tion­naires de l’appareil d’État; 4) l’arrestation de per­son­nal­ités du monde de la cul­ture et de l’édition de gauche (jour­nal­istes, édi­teurs); 5) l’inculpation et l’arrestation simul­tanées de cen­taines de per­son­nes qui avaient fait preuve de com­bat­iv­ité poli­tique lors de con­flits précé­dents; 6) l’arrestation de représen­tants syn­di­caux; 7) la mul­ti­pli­ca­tion des agres­sions per­pétrées par des groupes d’extrême droite à l’encontre d’organisations et de per­son­nal­ités de gauche; 8) la dis­so­lu­tion du par­lement suite au refus de cer­tains secteurs du monde par­lemen­taire de respecter le man­dat formel de cette insti­tu­tion.

Il con­vient de not­er, soit dit en pas­sant, qu’aujourd’hui en Ital­ie, beau­coup de ces symp­tômes sont en train d’apparaître ou sont déjà des réal­ités, tan­dis que d’autres, en par­ti­c­uli­er la dis­so­lu­tion des Cham­bres, revi­en­nent sans cesse dans les dis­cours que l’on entend dans les milieux offi­ciels.

dans ce chapitre« Les GAP et Fel­trinel­liLa clan­des­tinité, l’idéologie, l’organisation »
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    Le Progget­to 80 est une com­mis­sion de réflex­ion lancée en 1968 sous le gou­verne­ment de cen­tre-gauche, qui avait établi les objec­tifs à long terme (jusqu’aux années 1980) d’une réforme de l’État