Primo Moroni : Préface à la deuxième édition (1997)

Lorsqu’en 1987 Nan­ni Balestri­ni et moi-même avons com­mencé à écrire La horde d’or, avec l’aide pré­cieuse de Ser­gio Bianchi, nous étions à la veille du vingtième anniver­saire de Mai 68. Nous avions appris par la presse que de nom­breux livres sur le sujet étaient en pré­pa­ra­tion, pour la plu­part des « mémoires » d’acteurs plus ou moins impor­tants du cycle de luttes des années 1970. À la télévi­sion, déjà, les polémiques fai­saient rage sur les con­séquences poli­tiques et sociales de ce con­flit. Un cli­mat somme toute intéres­sant, encore avivé par la dif­fu­sion récente de plusieurs émis­sions con­sacrées à un autre anniver­saire : celui du « mou­ve­ment de 77 ».

Nous avions pour­tant la sen­sa­tion désagréable que le sou­venir, la célébra­tion (terme déjà affreux en soi) oscil­laient entre – d’une part – une sorte de momi­fi­ca­tion de cette his­toire et – de l’autre – une entre­prise de dia­boli­sa­tion qui visait à dis­tinguer les « bons » des « méchants ».

En ver­tu de ces inter­pré­ta­tions, la ligne de frac­ture avait à voir avec l’usage de la vio­lence. C’était bien sûr une inep­tie, parce que cela n’avait pas de sens d’enfermer un con­flit qui avait duré plus de dix ans et impliqué des cen­taines de mil­liers de sujets soci­aux dans les bornes étroites d’un pré­ten­du juge­ment éthique sur les formes de lutte. Cette querelle*1Les expres­sions en italiques suiv­ies d’une étoile sont en français dans le texte. À l’exception des notes des auteurs, mar­quées N.d.A., ou de celles, signées par des ini­tiales, des dif­férents con­tribu­teurs du livre, les notes de bas de page sont du col­lec­tif de tra­duc­tion. était évidem­ment surtout très utile au recy­clage insti­tu­tion­nel de ceux qui la menaient, et per­me­t­tait tout aus­si utile­ment de sépar­er net­te­ment le des­tin d’un petit nom­bre d’individus du sort de ceux qui croupis­saient encore par cen­taines dans les pris­ons de la Pre­mière République.

En réal­ité, une gigan­tesque entre­prise de fal­si­fi­ca­tion avait recou­vert, à par­tir de la fin des années 1970, l’histoire de cette décen­nie, et elle avait trou­vé dans la désolante for­mule « années de plomb » sa plus juste expres­sion lin­guis­tique.

Et si le PCI de Berlinguer 2Enri­co Berlinguer fut secré­taire général du Par­ti com­mu­niste ital­ien de 1972 à 1984. a été le prin­ci­pal moteur et le bras judi­ci­aire de cette entre­prise d’occultation, les anciens « dirigeants » des « groupes extra­parlemen­taires » n’ont pas été en reste, tout occupés qu’ils étaient à nier leur passé pour qu’il n’interfère pas avec les intérêts présents.

C’est habités par ces sen­ti­ments que nous avons com­mencé à écrire La horde d’or : un texte sur les « mou­ve­ments » des années 1960 et 1970 qui restituerait le plus fidèle­ment pos­si­ble la com­plex­ité de cette vague révo­lu­tion­naire.

Un tel pro­jet ne sig­nifi­ait évidem­ment pas que nous pré­ten­dions (comme on dit) à l’« objec­tiv­ité » – qui est une chose presque impos­si­ble –, mais que nous enten­dions exercer notre « par­tial­ité » de manière cri­tique et généreuse, aux côtés des mou­ve­ments et de l’intérieur de leur his­toire, con­tre le pou­voir con­sti­tué, con­tre les ver­sions insti­tu­tion­nelles et néo-insti­tu­tion­nelles de l’histoire, et leurs fal­si­fi­ca­tions. Si nous aspiri­ons à une quel­conque (et dif­fi­cile) impar­tial­ité, elle était liée au pro­jet et à la volon­té de racon­ter l’histoire de ces con­flits sans priv­ilégi­er l’une ou l’autre des innom­brables facettes idéologiques et organ­i­sa­tion­nelles que présen­taient alors les « mou­ve­ments extra-insti­tu­tion­nels ».

Tout cela impli­quait de se con­fron­ter à un véri­ta­ble labyrinthe, un lab­o­ra­toire poli­tique où avaient con­flué, par néces­sité « his­torique », les courants grands et petits des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires ortho­dox­es ou « héré­tiques » du siè­cle dernier.

C’est ain­si que nous avons com­mencé à éla­bor­er toute une série de « plans », de « som­maires » pos­si­bles, afin de trou­ver une méthodolo­gie sus­cep­ti­ble de ren­dre compte, pas à pas, des orig­ines et du développe­ment des mul­ti­ples « sin­gu­lar­ités » col­lec­tives qui com­po­saient le mou­ve­ment, et du con­flit qui les avait opposées non seule­ment à l’organisation cap­i­tal­iste de l’État et du tra­vail, mais aus­si aux par­tis his­toriques de la gauche.

Le livre a été écrit en qua­tre ou cinq mois, d’abord à Rome puis à Milan, chez Bar­bara et Ser­gio Bologna. Nous avons rem­pli une pièce de dizaines de livres parus dans les années 1970 et introu­vables depuis, de cen­taines de revues et de doc­u­ments issus des archives de la librairie Calus­ca à Milan ou des bib­lio­thèques per­son­nelles de cama­rades. Nous avons dis­cuté des mat­inées entières avec ceux qui allaient apporter d’importantes con­tri­bu­tions au texte défini­tif : Giairo Dagh­i­ni, Fran­co Berar­di, Letizia Paolozzi, etc. Pen­dant un mois, nous n’avons pas écrit un mot, mais lente­ment nous avons réus­si à dégager un cer­tain nom­bre de lignes de force à par­tir desquelles faire « cir­culer » la nar­ra­tion et opér­er des choix dans l’énorme quan­tité de matéri­aux doc­u­men­taires dont nous dis­po­sions. Nous avons égale­ment défi­ni la péri­ode dans laque­lle allait s’inscrire cette his­toire : de juil­let 1960 à décem­bre 1977.

Nous nous sommes rapi­de­ment ren­dus compte qu’il ne serait pas pos­si­ble de procéder à une étude his­torique appro­fondie (de fait, aucun de nous n’est vrai­ment his­to­rien) sur la base de ces doc­u­ments : même en s’en ten­ant aux plus « indis­pens­ables », il en serait sor­ti un vol­ume de plus de mille pages. Il nous a sem­blé préférable de nous tenir à mi-chemin entre l’oral his­to­ry et une forme de réc­it direct, étayé par les doc­u­ments et les témoignages les plus à même de ren­dre compte des prin­ci­paux pas­sages entre les dif­férentes phas­es du mou­ve­ment.

En défini­tive, plutôt qu’une somme his­torique exhaus­tive – qui reste à faire – nous avons voulu présen­ter aux lecteurs, et en par­ti­c­uli­er aux plus jeunes, une fresque, la plus large et la plus claire pos­si­ble, de cette extra­or­di­naire révolte exis­ten­tielle et poli­tique. Mais une fresque qui con­tiendrait en fil­igrane des élé­ments d’interprétation des mobiles de la con­tes­ta­tion, puis de la rébel­lion. D’une part, donc, un out­il de tra­vail, une bous­sole pour cir­culer dans ce « labyrinthe » ; de l’autre un état des con­tra­dic­tions irré­solues qui avaient si lour­de­ment pesé sur les con­séquences his­toriques du con­flit, en même temps qu’elles en avaient été un indis­pens­able « moteur ».

Tous les critères que nous avons retenus tien­nent donc à la néces­sité de racon­ter, de « représen­ter » la com­plex­ité de ces « mou­ve­ments révo­lu­tion­naires » portés par une exem­plaire généra­tion de la révolte.

Nous sommes par­tis de ce qu’Agnès Heller et d’autres ont appelé la « généra­tion de la révolte exis­ten­tielle » (les années 1950 et 1960) pour retrac­er les par­cours de tous les « 1968 » : des beat améri­cains aux hip­pies et aux Black Pan­thers ; de la révolte con­tre la « forme par­ti » et du refus de la « représen­ta­tion » à l’auto-organisation ­poli­tique hor­i­zon­tale ; du besoin pro­fond d’« autonomie des sujets » au refus de la société de con­som­ma­tion qui pro­duit « l’homme uni­di­men­sion­nel » ; du besoin ­rad­i­cal d’inventer une « con­sti­tu­tion matérielle de classe » à la con­tes­ta­tion cri­tique, et sou­vent vio­lente, de la démoc­ra­tie représen­ta­tive et des « con­sti­tu­tions formelles ».

Il nous a paru essen­tiel de don­ner à voir le car­ac­tère « glob­al » des nou­veaux proces­sus d’autodétermination exis­ten­tielle et poli­tique qui, à par­tir de la cri­tique rad­i­cale de la famille, s’étaient attaqués à l’école, au monde du tra­vail, au par­ti, aux « insti­tu­tions totales » et à l’État, pour con­verg­er ensuite dans la lutte con­tre l’impérialisme comme forme ultime de la dom­i­na­tion. C’est ain­si que, dans une har­monie sur­prenante, à par­tir de la vie quo­ti­di­enne, la « libéra­tion de soi comme con­di­tion indis­pens­able de la libéra­tion de tous » rejoignait les luttes de libéra­tion de tous les Sud. C’est par cette voie que la « con­tes­ta­tion glob­ale » a trou­vé son point d’unification au niveau inter­na­tion­al.

Il s’agissait donc avant toute chose de faire l’analyse d’une rébel­lion con­tre le principe d’autorité et la dom­i­na­tion, qui témoignait d’un besoin vis­céral d’autodétermination des sub­jec­tiv­ités. L’Italie était en train de pass­er de la recon­struc­tion indus­trielle de l’après-guerre (un mélange entre monde paysan et monde ouvri­er urban­isé) à une phase de cap­i­tal­isme plus avancé, où l’expansion du fordisme ­impli­quait à la fois la trans­for­ma­tion de l’usine et le déplace­ment d’une énorme masse de tra­vailleurs des cam­pagnes du Sud aux régions indus­tri­al­isées du Nord.

Le fordisme avait pour corol­laires indis­pens­ables la société de con­som­ma­tion et la ratio­nal­i­sa­tion d’un mod­èle hiérar­chique qui, à par­tir de l’usine, gag­nait l’ensemble de la société et jusqu’aux formes de la représen­ta­tion poli­tique. Ce qu’on appellera le « néo­cap­i­tal­isme ital­ien » des années 1960 a été un for­mi­da­ble mélange d’innovation démoc­ra­tique et de répres­sion poli­cière. Le sys­tème poli­tique, blo­qué et rétro­grade, n’est pas par­venu à don­ner de répons­es con­crètes à un champ social pris entre le refus des nou­velles dis­ci­plines de pro­duc­tion et la néces­sité intrin­sèque d’un grand proces­sus de mod­erni­sa­tion de la société. C’est dans ce con­texte que se situe l’irruption des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires, per­pétuelle­ment sus­pendus entre une volon­té de s’opposer et d’orienter dif­férem­ment les trans­for­ma­tions en cours, et une ten­dance con­tre-cul­turelle à la « fuite » vers une société idéale et ­séparée, expres­sion d’un refus général­isé.

De la frac­ture entre l’aire con­tre-cul­turelle et l’aire poli­tique, il sera sou­vent ques­tion dans ce livre. La rup­ture sera con­som­mée à la fin de l’année 1968. Elle con­naî­tra en 1976, avec le Fes­ti­val du Par­co Lam­bro, une généreuse ten­ta­tive de recom­po­si­tion qui se sol­dera par un échec, pour réap­pa­raître, trans­for­mée, lors du bref et intense « mou­ve­ment de 77 ».

Ces dernières années, un cer­tain nom­bre de pres­tigieux his­to­riens pro­gres­sistes ont pub­lié de fort intéres­sants travaux sur la genèse de 1968. Il en ressort au moins trois types d’interprétation.

La pre­mière con­sid­ère le long cycle de la con­tes­ta­tion ital­i­enne comme une for­mi­da­ble con­tri­bu­tion à la con­sti­tu­tion de la moder­nité. Dans Democ­ra­cy and Dis­or­der

3Democ­ra­cy and Dis­or­der, Protests and pol­i­tics in Italy, 1965–1975, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 1989. Traduit en ital­ien chez Lat­erza en 1990, inédit en français.

, Sid­ney Tar­row a analysé env­i­ron 5 000 épisodes de con­flit sur­venus entre 1965 et 1975 et il en con­clut que ce cycle de luttes a con­tribué de manière par­ti­c­ulière­ment remar­quable au développe­ment de la démoc­ra­tie en Ital­ie : les indi­vidus ont acquis une autonomie nou­velle vis-à-vis des organ­i­sa­tions poli­tiques qui pré­tendaient les représen­ter ; de nou­veaux sujets poli­tiques sont apparus, et les « deman­des exces­sives » que por­tait le mou­ve­ment à son apogée, en 1968–1969, ont débouché sur un cer­tain nom­bre de réformes. Pour Tar­row, comme pour d’autres, il s’est agi d’« une grande vague qui a presque tout emporté mais qui a lais­sé der­rière elle des dépôts d’alluvions ». Ce qu’on retien­dra donc de 1968, c’est son apport fon­da­men­tal à la moder­nité, la dimen­sion dra­ma­tique du con­flit ital­ien n’étant plus dès lors qu’une con­séquence de l’arriération du cadre poli­tique insti­tu­tion­nel.

Et l’on peut observ­er en effet que, con­traire­ment à ce qu’affirment un cer­tain nom­bre de fal­si­fi­ca­tions posthumes, le point cul­mi­nant du con­flit en Ital­ie a ­coïn­cidé avec une péri­ode d’expansion de la sphère des lib­ertés indi­vidu­elles et col­lec­tives sans équiv­a­lent au cours des décen­nies précé­dentes. Et que, s’il est vrai que des con­quêtes comme le divorce ou le droit à l’avortement étaient déjà acquis­es dans beau­coup de démoc­ra­ties occi­den­tales, le cas ital­ien se dis­tingue par le fait qu’elles ont été imposées par la « base », par l’action d’un « mou­ve­ment », alors qu’elles n’avaient presque tou­jours été que molle­ment soutenues par les par­tis de la gauche insti­tu­tion­nelle. En ter­mes d’avancées lég­isla­tives, enfin, le « Statut des tra­vailleurs » reste sans équiv­a­lent dans l’histoire du mou­ve­ment ouvri­er occi­den­tal4Sur le « Statut des tra­vailleurs », voir chapitre 6, note 73, page 323..

À l’exact opposé de la lec­ture de Tar­row, une deux­ième inter­pré­ta­tion fait de 68 l’ultime flam­bée d’une con­cep­tion du monde tout à la fois archaïque et utopiste. Loin d’avoir ouvert la voie à la moder­nité, 68 aurait été l’ultime ten­ta­tive de réalis­er un rêve irréal­is­able. L’importance don­née à la vie com­mu­nau­taire et son extrémisme social rangeraient 68 au nom­bre des grandes visions utopistes, aux côtés des visions chré­ti­enne ou com­mu­niste. 68 aurait donc été une ten­ta­tive ultime d’opposer à la moder­nité une représen­ta­tion sécu­laire de la société idéale.

Nous nous sommes quant à nous tenus à dis­tance aus­si bien de ce que la ­pre­mière inter­pré­ta­tion pou­vait avoir de récon­for­t­ant que du pro­jet de liq­ui­da­tion porté par la sec­onde – y com­pris dans ce qu’il a de « généreux ». Nous avons essayé au con­traire de met­tre l’accent sur l’effort con­sid­érable qu’avaient déployé les mou­ve­ments des années 1970 pour éla­bor­er une con­cep­tion alter­na­tive de la moder­nité, une con­cep­tion qui s’opposait rad­i­cale­ment au mod­èle du cap­i­tal­isme con­sumériste de l’après-guerre et, en défini­tive, à la prodigieuse effi­cac­ité con­sti­tu­tive du mod­èle hiérar­chique fordiste-tay­loriste. C’est ce mod­èle qu’il s’agissait de faire « sauter » dans son expres­sion sociale, et davan­tage encore à l’intérieur des usines.

Le mou­ve­ment, par con­séquent, comme « ren­verse­ment » spécu­laire du par­a­digme dom­i­nant, comme expres­sion rad­i­cale et irré­ductible de la matu­rité à laque­lle était arrivé le con­flit capital/travail.

On a sou­vent reproché aux alter­na­tives au cap­i­tal­isme élaborées par les dif­férentes franges du mou­ve­ment leur faib­lesse, leur car­ac­tère par­tiel et par­fois générique ; dans les faits, nous avons priv­ilégié une vision des mou­ve­ments qui ne se focal­i­sait pas sur la recherche d’une issue finale – du type « prise du Palais d’Hiver ». Les mou­ve­ments des années 1970 ont très prob­a­ble­ment été la dernière grande sec­ousse d’une longue suc­ces­sion de révoltes qui avaient com­mencé avec la nais­sance du cap­i­tal­isme mod­erne. Dans les con­tra­dic­tions de l’Histoire, ils ont con­tribué à porter à son terme l’ultime séquence du mod­èle fordiste-tay­loriste, avec toute son intel­li­gence sociale et poli­tique. Ils ont mon­tré, en démon­tant de l’intérieur ses mécan­ismes les plus éprou­vés, que ce mod­èle était fon­da­men­tale­ment, et pour sa plus grande, part « bon à jeter ».

Ce con­flit a ébran­lé de manière irréversible le sys­tème politi­co-économique ital­ien. L’effondrement du « sys­tème des par­tis » (y com­pris ceux de la gauche) à la fin des années 1980 n’en est qu’une con­vul­sion tar­dive. Le drame du syn­di­cat et du PCI, c’est de n’avoir ni perçu ni com­pris l’extraordinaire charge d’inventivité de cette vague révo­lu­tion­naire et d’avoir fait le choix de la réprimer dure­ment, dans une alliance sui­cidaire avec le cap­i­tal oli­garchique et les corps répres­sifs de l’État.

La restruc­tura­tion du sys­tème pro­duc­tif était prob­a­ble­ment dans tous les cas une exi­gence his­torique de l’organisation cap­i­tal­iste, et la mod­i­fi­ca­tion pro­fonde du mod­èle keynésien-fordiste-tay­loriste une exi­gence struc­turelle du cap­i­tal­isme inter­na­tion­al. Cela n’impliquait toute­fois pas néces­saire­ment une accep­ta­tion ­pas­sive du « plan du cap­i­tal » tel qu’il com­mençait à se dessin­er. Et s’il est vrai que les « mou­ve­ments » ont large­ment per­mis d’en finir avec le mod­èle de com­man­de­ment cap­i­tal­iste des cinquante dernières années, on ne peut pass­er sous silence le fait que la gauche insti­tu­tion­nelle a accep­té pas­sive­ment, et même qu’elle a ­délégué au cap­i­tal, le com­man­de­ment sur les trans­for­ma­tions pro­duc­tives et sociales.

Dans les faits, la pra­tique de l’« urgence » s’impose tout au long des années 1980 comme une véri­ta­ble forme de gou­verne­ment. Et la logique de l’urgence a com­plète­ment désar­tic­ulé et détru­it l’assise démoc­ra­tique de la Pre­mière République, ­empor­tant au pas­sage une bonne par­tie des proces­sus démoc­ra­tiques ­apparus au cours des dernières décen­nies de son his­toire. Le « sys­tème des par­tis » dans son ensem­ble a large­ment con­tribué à l’exercice de cette forme dégradée de gou­verne­ment, en déléguant à la mag­i­s­tra­ture d’énormes pou­voirs dis­cré­tion­naires, en pro­mul­guant des lois « spé­ciales » d’abord annon­cées comme tran­si­toires et ­finale­ment inscrites dans le cor­pus des lois « nor­males », en con­stru­isant des ­dizaines de « pris­ons spé­ciales » avec un régime de déten­tion spé­ci­fique régi par « décrets » et sou­vent résol­u­ment con­traire aux principes de la Con­sti­tu­tion. On a agité chaque fois qu’on en a eu besoin le chif­fon rouge du « dan­ger pour la démoc­ra­tie », iden­ti­fié selon les cas au « ter­ror­isme », au crime organ­isé ou à des phénomènes soci­aux qui n’ont jamais ­représen­té une men­ace sérieuse pour la démoc­ra­tie.

Il sem­ble assez évi­dent que l’ensemble de ces trans­for­ma­tions insti­tu­tion­nelles n’ont été que l’envers et le con­tre­coup de la nou­velle donne pro­duc­tive, et que la vio­lente mod­i­fi­ca­tion de l’« État de droit » n’a fait qu’obéir aux exi­gences du « nou­veau cap­i­tal­isme ». Ce n’est pas ici le lieu d’en faire l’analyse appro­fondie. Mais force est de con­stater que le vio­lent con­flit ital­ien, avec ses mil­liers de mil­i­tants inculpés et incar­cérés, avec ses dizaines de morts (de part et d’autre) qui l’ont si ter­ri­ble­ment mar­qué, est riche d’enseignements qui peu­vent nous aider à com­pren­dre la sit­u­a­tion poli­tique actuelle.

En occi­dent, beau­coup con­sid­èrent à juste titre le cas ital­ien comme l’un des lab­o­ra­toires soci­aux et pro­duc­tifs les plus per­ti­nents pour déchiffr­er le change­ment d’époque qui s’opère entre une phase du cap­i­tal­isme et une autre. Cette phase nou­velle ne se laisse pas encore facile­ment définir. Cer­tains la nom­ment générique­ment « post-fordisme », d’autres l’appellent « toy­otisme », d’autres la qual­i­fient sim­ple­ment de « post-indus­trielle ».

Les années 1980 ont été une péri­ode obscure et tour­men­tée de l’histoire ital­i­enne. Elles ont vu se mul­ti­pli­er les mys­ti­fi­ca­tions et les con­struc­tions idéologiques qui avaient pour fonc­tion d’occulter les proces­sus réels (la « pen­sée faible », la farce de la « nou­velle renais­sance », la grandeur indus­trielle de l’Italie, etc.). En réal­ité, ce sont les années où le cap­i­tal, au plan nation­al et inter­na­tion­al, s’est restruc­turé et a opéré une muta­tion interne si pro­fonde que beau­coup n’ont pas hésité à par­ler de véri­ta­ble « révo­lu­tion ».

En marge de ces « grands » proces­sus, le long cycle de l’héroïne, l’expansion du « cap­i­tal illicite », la destruc­tion des sub­jec­tiv­ités, les répons­es con­tre-cul­turelles généreuses et sans espoir de la jeunesse mét­ro­pol­i­taine et finale­ment, les ouvri­ers, retranchés dans les usines, impuis­sants, tenail­lés d’angoisse face à l’avenir.

Lors d’une enquête menée en 1985–86, je me sou­viens qu’un vieux tra­vailleur avait eu cette phrase, exces­sive mais révéla­trice : « Nous sommes comme les juifs : ce qui nous attend main­tenant, c’est la solu­tion finale. » « La peur ouvrière », c’est le titre que nous auri­ons voulu don­ner à cette enquête, qui n’a pas été pub­liée. La peur sem­blait bien être en effet la tonal­ité émo­tion­nelle dom­i­nante, la Stim­mung pré­va­lente chez ces tra­vailleurs qui se vivaient comme un groupe de naufragés. Leur hori­zon était mas­sive­ment occupé par la ques­tion de la drogue dont ils avaient, de façon sur­prenante, presque tous fait l’expérience directe (pour les plus jeunes) ou indi­recte (par l’intermédiaire de par­ents ou de con­nais­sances) – ce qui mon­tre bien l’ineptie des dis­cours qui can­ton­nent le prob­lème de la drogue aux franges mar­ginales de la jeunesse. Leur envi­ron­nement de tra­vail leur sem­blait ­sat­uré par l’irruption de l’innovation tech­nologique, qu’ils perce­vaient comme une men­ace aus­si bru­tale que réelle pour le tra­vail humain.

À la lumière d’aujourd’hui, beau­coup de nos analy­ses de l’époque mon­trent un cer­tain nom­bre de lim­ites. Car si nous avions bien saisi qu’une « révo­lu­tion interne » était en train de boule­vers­er le sys­tème poli­tique, nous n’avions sans doute pas mesuré à quel point il s’agissait d’une néces­sité intrin­sèque à la sphère de la pro­duc­tion. Nous n’avions pas réelle­ment com­pris que nous étions face à un véri­ta­ble change­ment d’époque dans les straté­gies glob­ales du cap­i­tal­isme avancé. Le con­cept de « défaite ouvrière », par exem­ple, s’il désig­nait une réal­ité incon­testable, n’en était pas moins l’aboutissement d’une série de proces­sus com­plex­es. Il était donc réduc­teur de n’en retenir que la dimen­sion poli­tique, lorsqu’il s’agissait – et qu’il s’agit encore – avant tout d’un gigan­tesque proces­sus de trans­for­ma­tion sociale induit par la seule néces­sité de trans­former rad­i­cale­ment le mode de pro­duc­tion. Une trans­for­ma­tion qui, en Ital­ie, inter­ve­nait avec un retard con­sid­érable par rap­port à d’autres zones de l’économie cap­i­tal­iste. Et ce retard était prin­ci­pale­ment dû à l’aptitude au con­flit et au degré de matu­rité aux­quels étaient par­venus les mou­ve­ments antag­o­nistes et, plus encore, la force autonome et organ­i­sa­tion­nelle du corps cen­tral de la classe ouvrière. On com­prend mieux alors pourquoi cette muta­tion a revê­tu en Ital­ie des aspects beau­coup plus dra­ma­tiques qu’ailleurs, et que pour s’accomplir elle ait dû « se débar­rass­er » aus­si bien des mou­ve­ments ­antag­o­nistes que de la cen­tral­ité ouvrière.

Aujourd’hui en Ital­ie, l’historique et ban­cal « sys­tème des par­tis » s’est lit­térale­ment effon­dré et toutes les forces qui auraient pu, au cours dix dernières années, s’opposer à cette mis­érable dérive insti­tu­tion­nelle ont été réprimées et dis­per­sées. La gauche insti­tu­tion­nelle n’a pas le com­mence­ment d’un pro­gramme poli­tique à peu près cohérent pour inter­préter le boule­verse­ment rad­i­cal des proces­sus matériels. Des « formes de représen­ta­tion » nou­velles et ambiguës sont apparues sur la scène poli­tique, tan­dis que le grand gise­ment des mou­ve­ments des années 1970 sem­ble dis­per­sé, éteint.

Dans ce con­texte, notre livre aspire à être un instru­ment de la mémoire*. Et, pour citer un auteur que par ailleurs je n’aime pas, n’est-il pas vrai que « la lutte de l’homme con­tre le pou­voir est la lutte de l’homme con­tre l’oubli » ?

dans ce chapitre« Avant-pro­pos à la pre­mière édi­tion
  • 1
    Les expres­sions en italiques suiv­ies d’une étoile sont en français dans le texte. À l’exception des notes des auteurs, mar­quées N.d.A., ou de celles, signées par des ini­tiales, des dif­férents con­tribu­teurs du livre, les notes de bas de page sont du col­lec­tif de tra­duc­tion.
  • 2
    Enri­co Berlinguer fut secré­taire général du Par­ti com­mu­niste ital­ien de 1972 à 1984
  • 3
    Democ­ra­cy and Dis­or­der, Protests and pol­i­tics in Italy, 1965–1975, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 1989. Traduit en ital­ien chez Lat­erza en 1990, inédit en français.
  • 4
    Sur le « Statut des tra­vailleurs », voir chapitre 6, note 73, page 323.