L’automne des Circoli

À l’automne, alors que les cer­cles sont en crise, le Movi­men­to dei lavo­ra­tori per il social­is­mo (la forme-par­ti de l’ex-Movimento stu­den­tesco de la Statale de Milan) décide de trans­former ses Comi­tati antifascisti di quartieri en « Cir­coli gio­vanili ». Cette opéra­tion sus­cite beau­coup de per­plex­ité, car nul n’ignore que le MLS affiche des posi­tions philostal­in­i­ennes très hos­tiles aux ten­dances con­tre-cul­turelles dont se réclame pleine­ment, au con­traire, le mou­ve­ment du jeune pro­lé­tari­at. Le rap­port entre ces « Cir­coli gio­vanili » et les Cir­coli del pro­le­tari­a­to gio­vanile exis­tants se sol­dera à la fin de l’année, au terme d’une longue polémique, par une rup­ture irrémé­di­a­ble.

Quoi qu’il en soit, l’apparition de ces nou­veaux « cer­cles » offre au mou­ve­ment un regain de vital­ité. Une cam­pagne d’autoréduction des places de ciné­ma est lancée, pour pro­test­er entre autres con­tre la dis­tri­b­u­tion des films de troisième caté­gorie dans les cir­cuits de ban­lieue. Plusieurs dimanch­es de suite, des mil­liers de jeunes autoré­duisent le prix du tick­et à 500 lires dans les salles de pre­mière exclu­siv­ité. La pro­pa­gande sur les prix poli­tiques s’intensifie. La pra­tique des expro­pri­a­tions dans les super­marchés se généralise, tan­dis que sur le ter­rain des négo­ci­a­tions, une liste de reven­di­ca­tions est adressée à l’équipe munic­i­pale, qui exige entre autres la réqui­si­tion offi­cielle d’espaces inoc­cupés pour les trans­former en cen­tres soci­aux et le finance­ment d’activités cul­turelles dans les cen­tres déjà occupés. L’automne s’écoule au rythme de la suc­ces­sion des mobil­i­sa­tions de masse, tan­dis que dans d’autres villes de nou­veaux cer­cles se créent sur le mod­èle de l’expérience milanaise.

La pro­liféra­tion des cer­cles, et surtout la dif­fu­sion de leur pro­gramme de lutte sur l’ensemble du ter­ri­toire ital­ien, débouche à la fin du mois de novem­bre sur l’organisation d’un « hap­pen­ing du jeune pro­lé­tari­at » à la Statale de Milan. L’affiche qui appelle à l’événement fig­ure un énorme tom­a­hawk orné du slo­gan: « Nous avons déter­ré la hache de guerre. » Pen­dant deux jours d’un débat vif et pas­sion­né, on tente de pos­er les bases d’une plate­forme com­mune, dans le respect des dif­férences qui coex­is­tent au sein du mou­ve­ment. Dans la motion de clô­ture on peut lire:

« Après le 20 juin, une cam­pagne de presse s’est déchaînée con­tre les jeunes. On a pré­ten­du qu’après le Par­co Lam­bro, il ne sub­sis­tait plus qu’une poignée de rescapés occupés à s’entre-déchirer. À l’issue de ces ren­con­tres on voit au con­traire qu’il y a du nou­veau. Le Par­co Lam­bro a créé les con­di­tions d’un vaste débat sur la con­di­tion alar­mante de la jeunesse. Le Par­co Lam­bro a été le reflet fidèle d’une réal­ité inscrite faite de mar­gin­al­ité, de soli­tude, de manque de forces pour chang­er les choses. Nous nous sommes soudain ren­dus compte que notre con­di­tion indi­vidu­elle était trag­ique­ment col­lec­tive: les réflex­ions qui ont suivi ont fait appa­raître le besoin de con­stru­ire une force col­lec­tive qui soit capa­ble de change­ment […]. Ces ren­con­tres représen­tent un pas en avant par rap­port au Par­co Lam­bro, parce que nous sommes en train de pren­dre con­science que la solu­tion est entière­ment entre nos mains […]. Dans le mou­ve­ment, les jeunes ne sont pas tous égaux parce que les besoins ne sont pas encore tous les mêmes. Il est néces­saire de porter le con­flit, de libér­er les con­tra­dic­tions. Un con­flit pour dire les besoins réels des jeunes, pour définir et pour con­quérir une véri­ta­ble autonomie. Un con­flit pour en finir avec cette con­cep­tion de la poli­tique et du mil­i­tan­tisme qui implique la néga­tion de soi-même et la peur d’exprimer ses besoins vitaux

1 Sarà un risot­to, op. cit

. »

« À l’heure où le con­grès se ter­mine dans l’austère Grand amphi de la Statale, s’ouvre un petit procès con­tre les “pro­prié­taires des lieux”, ces messieurs du Movi­men­to lavo­ra­tori per il social­is­mo, avec leur tra­di­tion de vio­lence envers les petits deal­ers-tox­i­cos, leur intolérance à l’égard de la con­tre-cul­ture, le moral­isme de leur comité antidrogue tout juste défunt.

La presse nationale tire con­tre le con­grès une nou­velle bor­dée d’accusations crim­i­nal­isantes, prenant pré­texte de quelques épisodes de petit van­dal­isme aux marges des ren­con­tres. […] L’analogie avec l’attitude de la presse pen­dant le mou­ve­ment de 68 est frap­pante. Nous pub­lions dans les pages de Re Nudo une série de coupures de presse de l’époque afin de mon­tr­er le vrai vis­age de ceux qui, six ans plus tard, exal­tent les con­tes­tataires du passé pour mieux nous étriller. Ain­si Schi­av­ina­to, le recteur de la Statale, déclare-t-il sans honte au Cor­riere del­la Sera: “Ce sont des van­dales. En 68, c’était dif­férent, si j’avais été étu­di­ant à l’époque, j’aurais été aux côtés de Capan­na.” Ou encore ce con­seiller PCI de la Province de Milan, qui déclare: “en 1968 c’était autre chose, les jeunes, les étu­di­ants lut­taient pour un véri­ta­ble change­ment de société”

2 Andrea Val­carenghi, Non con­tate su di noi, Arcana, 1977

».

Lors du Con­grès nation­al des Cir­coli, plus de 2000 per­son­nes réu­nies en assem­blée pren­nent la déci­sion de « boy­cotter » la pre­mière de la Scala. Alors qu’on impose une cure de sac­ri­fices aux pro­lé­taires, la riche bour­geoisie milanaise s’offre l’émotion d’un fau­teuil à 100000 lires pour assis­ter à l’ouverture de la sai­son théâ­trale. La déc­la­ra­tion de guerre des Cir­coli est reprise et ampli­fiée par la presse. Tout l’appareil répres­sif se met immé­di­ate­ment en bran­le pour bar­rer la route à la « horde de van­dales » qui men­ace de per­turber une man­i­fes­ta­tion de la cul­ture offi­cielle. Le 7 décem­bre au soir, 5000 agents de police et cara­biniers sat­urent le périmètre de la piaz­za del­la Scala.

Ce sera une nuit de guéril­la, qui se con­clu­ra par 250 per­son­nes arrêtées, 30 incar­cérées et 21 blessés dont plusieurs graves.

« Pour assur­er la défense d’Oth­el­lo, la brigade d’intervention rapi­de bloque la rue en une cinquan­taine d’endroits, de la piaz­za Cavour à Brera, piaz­za Castel­lo, largo Cairoli, piaz­za Duo­mo, piaz­za Fontana, San Babi­la, cor­so Venezia. Chaque bar­rage est ren­for­cé par un sec­ond, à brève dis­tance du pre­mier. À chaque point de blocage, des cen­taines d’hommes armés sont alignées en rangs ser­rés. Dans les trams qui cir­cu­lent en cen­tre-ville, tous les jeunes sont arrêtés et ren­voyés chez eux: seuls les riverains et les per­son­nes en pos­ses­sion d’un bil­let pour la pre­mière de la Scala sont autorisés à pass­er.

En plus de ce dis­posi­tif, deux colonnes mobiles de la police en posi­tion offen­sive tour­nent sans dis­con­tin­uer sur le boule­vard cir­cu­laire, radi­ogu­idées par une flot­tille de voitures banal­isées, avec pour mis­sion d’identifier et de dis­pers­er les cortèges en for­ma­tion.

Les rassem­ble­ments organ­isés par les Cir­coli étaient tenus secrets. Depuis la veille déjà, il appa­rais­sait claire­ment qu’il serait impos­si­ble de se rassem­bler sur la piaz­za del­la Scala. […]

En réal­ité, les “milanais moyens” voy­aient la chose un peu autrement que les politi­ciens. S’ils con­damnent les actes de vio­lence con­tre les voitures et les feux de sig­nal­i­sa­tion, nom­bre d’entre eux ne cachent pas le dégoût que leur inspire cet éta­lage de luxe sous pro­tec­tion poli­cière en pleine cure de sac­ri­fices.

Le secret autour des lieux de rassem­ble­ment empêche toute­fois beau­coup de man­i­fes­tants d’y par­ticiper, ce à quoi il faut ajouter la défec­tion de la coor­di­na­tion des Cir­coli gio­vanili (ceux du MLS) qui décide de se rassem­bler de son côté sur la piaz­za San­to Ste­fano.

Il y a trois points de rassem­ble­ment. L’un des cortèges part de la por­ta Romana. Il s’engage sur le boule­vard cir­cu­laire avec l’objectif de blo­quer le traf­ic en faisant boule de neige, et de voir si ça prend. Il est 18 heures. Il reste deux heures avant le début d’Oth­el­lo.

Une heure plus tard, le cortège arrive sans avoir encore ren­con­tré la police près de la gare du Nord, à hau­teur du café Magen­ta. Les estafettes annon­cent que des affron­te­ments sont en cours dans les autres secteurs: les deux autres cortèges ont été dure­ment attaqués.

Tan­dis que la gigan­tesque couleu­vre, désor­mais grosse d’un mil­li­er de cama­rades, pro­gresse vers la gare du Nord pour se diriger ensuite vers la via Dante, les deux colonnes mobiles de la police arrivent en trombe. Le cortège est pris en tenaille, par la tête et par la queue, de manière à ren­dre toute fuite impos­si­ble: une tac­tique qui n’avait jamais été util­isée aupar­a­vant, sinon dans de très rares cas, par­ti­c­ulière­ment cri­tiques. Pen­dant que les policiers descen­dent en hâte de leurs four­gons, lacry­mogènes en main, il y aurait bien les quelques sec­on­des néces­saires pour riposter par un lancer défen­sif et se don­ner le temps de fuir. Mais les cama­rades, pour la plu­part très jeunes, sont pris de panique. Leur fuite est désor­don­née, sui­cidaire. Près de la moitié du cortège se laisse encer­cler sans dif­fi­culté par la police qui avance rapi­de­ment, en for­ma­tion, sans même vrai­ment per­dre son calme.

Les lacry­mogènes sont tirées à ras de terre ou à hau­teur d’homme. Je vois un garçon tomber, touché à la jambe. Pen­dant une bonne demi-heure, les man­i­fes­tants inter­pel­lés sont passés à tabac, les halls et les escaliers d’immeubles sont ratis­sés.

Cette action à la Scala sera la dernière démon­stra­tion de force du mou­ve­ment des Cir­coli. Un sac­ri­fice de sang qui aura per­mis mieux que beau­coup de dis­cours de dévoil­er le vrai vis­age du pou­voir poli­tique milanais.

L’initiative du mou­ve­ment va désor­mais pass­er à Rome, puis à Bologne

3 Andrea Val­carenghi, Non con­tate su di noi, op. cit

. »

dans ce chapitre« Par­co Lam­bro: la fin de l’idéologie de la fêteL’année fron­tière »
  • 1
    Sarà un risot­to, op. cit
  • 2
    Andrea Val­carenghi, Non con­tate su di noi, Arcana, 1977
  • 3
    Andrea Val­carenghi, Non con­tate su di noi, op. cit