Les cent fleurs du savoir antagoniste

Pen­dant une péri­ode par­cou­rue de ten­sions anti­con­sti­tu­tion­nelles, par­mi les dynamiques internes aux formes de lutte, il ne faut pas nég­liger celles qui regar­dent le champ des sci­ences ou de la sci­ence tout court*. Car celui-ci ne se lim­ite pas aux inno­va­tions tech­nologiques des­tinées à con­trôler la con­flict­ual­ité ouvrière, il touche aus­si au monde de la médecine et de la psy­chi­a­trie, aux prob­lèmes liés à la san­té du corps et de l’esprit. Les années 1970 ont for­mulé une cri­tique rad­i­cale, nova­trice et irréversible du médecin comme « tech­ni­cien du cap­i­tal », du psy­chi­a­tre comme « tech­ni­cien du con­trôle ». Ces déf­i­ni­tions con­ti­en­nent déjà en germe le par­cours cri­tique qui amèn­era cer­tains « tech­ni­ciens » des insti­tu­tions totales à ques­tion­ner leur pro­pre fonc­tion et à emprunter un chemin ana­logue à celui qu’avaient suivi les intel­lectuels dis­si­dents des années 1960.

En 1968 paraît L’Institution en néga­tion. Rap­port sur l’hôpital psy­chi­a­trique de Gorizia, sous la direc­tion de Fran­co Basaglia

1 L’Institution en néga­tion. Rap­port sur l’hôpital psy­chi­a­trique de Gorizia [1970], Arkhê édi­tions, 2012. Sur ce courant en Ital­ie, on peut lire en français : Fran­co Basaglia, Qu’est-ce que la psy­chi­a­trie ? [1973], PUF, 1977 ; Psy­chi­a­trie et démoc­ra­tie : con­férences brésili­ennes, Érès, 2007 ; Gio­van­ni Jervis, Le Mythe de l’antipsychiatrie, Solin, 1977. Voir égale­ment le film de Mar­co Bel­loc­chio, Sil­vano Agosti, San­dro Petraglia et Ste­fano Rul­li, Mat­ti da sle­gare [1975], inspirée de l’expérience de Basaglia à l’hôpital de Col­orno à Parme

. Pub­lié chez Ein­au­di, le livre va ren­con­tr­er rapi­de­ment le large mou­ve­ment qui con­teste la société du cap­i­tal: 60000 exem­plaires seront ven­dus entre 1968 et 1972. Le for­mi­da­ble impact du tra­vail de Basaglia n’est pas seule­ment dû au fait qu’il a mon­tré les hor­reurs de l’institution asi­laire et l’humanité souf­frante des reclus (il se serait agi en ce cas d’un sim­ple exer­ci­ce de dénon­ci­a­tion de type réformiste), mais à ce qu’il remonte aux racines de la fonc­tion de la psy­chi­a­trie et de la fig­ure du « fou », du « dément », et qu’il les définit comme des fonc­tions et des fig­ures internes à la logique de ­dom­i­na­tion du cap­i­tal2 En ter­mes pra­tiques, il s’agissait pour ce courant de l’antipsychiatrie ital­i­enne de trans­former la sit­u­a­tion de mis­ère qui rég­nait à l’intérieur des asiles en resti­tu­ant leurs droits aux psy­chi­a­trisés, de per­me­t­tre l’accueil de la folie hors de l’asile par la for­ma­tion d’un réseau de coopéra­tives de tra­vail, de cen­tres de san­té, de com­mu­nautés thérapeu­tiques, et de pro­duire à tra­vers cette lutte poli­tique une pro­fonde mod­i­fi­ca­tion des soins.

« Autre­fois, Marx a par­lé de “folie du cap­i­tal” au sens pro­pre et au sens fig­uré. (Il faut pren­dre au sérieux les métaphores marx­i­ennes. Folie du cap­i­tal est exacte­ment le con­traire de “cap­i­tal fou”.) C’est-à-dire qu’il a par­lé de la réal­ité comme réal­ité “ren­ver­sée” (redou­blée, dédou­blée, rem­placée) […]. La folie et la mal­adie sont l’expression con­sti­tu­tive con­tra­dic­toire de la réal­ité “dou­ble­ment” exis­tante comme rap­port ren­ver­sé des rela­tions sociales et du mode de pro­duc­tion cap­i­tal­iste, du “temps de tra­vail” et du “temps de vie” […]. L’être-homme des “malades” ou des “sains” comme être marchan­dise des hommes con­stitue et définit en posi­tif ou en négatif, l’appropriation ou l’expropriation de l’autoproduction humaine-sociale, des rap­ports entre l’homme et ses pro­duits

3 Fran­co Basaglia, Fran­ca Basaglia Ongaro, La Majorité déviante, l’idéologie du con­trôle social total [1971], 10/18, 1976.

. »

Fon­da­men­tale­ment, le « dément », le « fou », lorsqu’il sur­git, est un dis­si­dent de l’ordre exis­tant des choses, de la « folie du cap­i­tal » qui con­traint le privé et le social der­rière les grilles de la marchan­di­s­a­tion des besoins humains. À charge ensuite de l’asile, de l’institution et de la sci­ence psy­chi­a­triques de faire de la folie une caté­gorie pro­duc­tive et fonc­tion­nelle.

Avec le tra­vail de Basaglia et l’expérience de l’hôpital psy­chi­a­trique de Gorizia où il exerçait, le « fou », l’« exclu » est devenu un sujet des luttes. Et tan­dis que des mil­liers d’étudiants allaient tra­vailler bénév­ole­ment à Gorizia, la cul­ture et la pra­tique de l’antipsychiatrie deve­naient un pili­er de la cul­ture révo­lu­tion­naire.

C’est à ce moment que les œuvres de Laing, de Coop­er, de Goff­man ont com­mencé être large­ment dif­fusées

4 Ronald Laing et David Coop­er sont les prin­ci­paux représen­tants du courant de l’antipsychiatrie en Angleterre, auteurs de Rai­son et vio­lence [1960], Pay­ot, 1972. Voir égale­ment David Coop­er, Psy­chi­a­trie et anti-psy­chi­a­trie, Seuil, 1970 ; Ronald Laing, La Poli­tique de la famille, Stock 1972. Erv­ing Goff­man est l’auteur d’Asiles, Études sur la con­di­tion sociale des malades men­taux, op. cit., pré­facé par Robert Cas­tel (L’Ordre psy­chi­a­trique, Minu­it, 1977 ; avec Françoise Cas­tel et Anne Lovell, La Société psy­chi­a­trique avancée : le mod­èle améri­cain, Gras­set, 1979 ; La ges­tion des risques : de l’antipsychiatrie à l’après-psychanalyse [1981], Minu­it, 2011)

. Elles ont par­ticipé à intro­duire dans le champ de la révolte poli­tique et sociale les thé­ma­tiques des « tech­niques de libéra­tion », des méth­odes pour se sous­traire aux con­di­tion­nements et aux manip­u­la­tions, aus­si bien internes qu’externes aux vécus de cha­cun, pour retrou­ver autonomie et autodéter­mi­na­tion. Et sur le chemin de la « sépa­ra­tion », déjà bal­isé par l’expérience beat et hip­pie, la « con­som­ma­tion » créa­tive de pen­sée et de lec­tures antipsy­chi­a­triques devient une pra­tique quo­ti­di­enne, un instru­ment de libéra­tion indi­vidu­el et col­lec­tif.

Ce par­cours n’a jamais été sim­ple, ni linéaire. Après avoir con­nu une expan­sion impor­tante 1968, ces pra­tiques ont été bru­tale­ment mar­gin­al­isées par l’émergence des organ­i­sa­tions bureau­crati­co-lénin­istes. Il sub­siste alors comme priv­ilège de l’aire under­ground et con­tre-cul­turelle, avant de revenir sur le devant de la scène à la grande époque du « per­son­nel est poli­tique », liée au mou­ve­ment des femmes. Lequel, s’il a eu l’extraordinaire mérite de plac­er au cen­tre du con­flit « la plus grande de toutes les dif­férences », n’a peut-être pas suff­isam­ment saisi qu’il était aus­si un mou­ve­ment social de masse, et que cela fai­sait de lui « une par­tie du tout ». Et que, après 77, une fois dis­sipé l’effet total­isant des mou­ve­ments (ouvri­er, social, poli­tique et exis­ten­tiel), la pos­si­bil­ité du « ren­verse­ment » de la sépa­ra­tion se résumerait, dans la pra­tique psy­ch­an­a­ly­tique dif­fuse, au seul remède au malaise, à la souf­france et à l’angoisse, sans plus ouvrir à une révo­lu­tion com­plète de soi. « […] On ne peut plus réfuter, pour ain­si dire, la preuve de la total­ité. Niet­zsche dis­ait déjà qu’exclure une par­tie sig­ni­fie exclure le tout. Le ren­verse­ment est total comme total­ité ren­ver­sée, dans toutes ses dimen­sions et niveaux: dans le sys­tème du tra­vail, de la com­mu­ni­ca­tion, du lan­gage, des besoins, de la sex­u­al­ité, du pou­voir

5 Fran­co Basaglia, Fran­ca Basaglia Ongaro, La Majorité déviante, op. cit.

. »

Cette aire de la cri­tique du vécu quo­ti­di­en et des con­tra­dic­tions dues au malaise exis­ten­tiel a don­né nais­sance à nom­bre de revues. Sapere, dirigée par Giulio Mac­cac­aro, a été d’une impor­tance fon­da­men­tale, aus­si bien en rai­son du pres­tige de ses col­lab­o­ra­teurs que de la diver­sité des ques­tions traitées (on peut dire qu’elle a presque tout anticipé: de l’écologie à la cri­tique de la « médecine du cap­i­tal », de la bataille anti-nucléaire à la dénon­ci­a­tion du « développe­ment indus­triel » comme respon­s­able de la pol­lu­tion qui dévaste la planète, jusqu’à la cri­tique des fonde­ments mêmes du savoir tech­ni­co-sci­en­tifique).

La revue L’Erba voglio, fondée par Lea Melandri et le psy­ch­an­a­lyste Elvio Fachinel­li, occupe une place à part. Née au début des années 1970, elle for­mulera des années durant une cri­tique pré­cise des excès sec­taires du mil­i­tan­tisme idéologique et des pra­tiques autori­taires, y com­pris lorsqu’ils sont occultés par la matrice de gauche. Revue de référence dans le champ des pra­tiques anti-autori­taires à l’école (surtout mater­nelle), L’Erba voglio se situe con­stam­ment dans le vif du débat cul­turel qui oppose les com­porte­ments exis­ten­tiels et les rigides théori­sa­tions idéologiques.

Enfin, le mou­ve­ment a large­ment touché les domaines de l’art et de la créa­tion (théâtre, musique, ciné­ma, etc.): de la con­tes­ta­tion des intel­lectuels et des artistes en 1968 (occu­pa­tion de la Tri­en­nale de Milan et de la Bien­nale de Venise) à la grande efflo­res­cence des « radios libres » en 1977. Et surtout, par-delà son abon­dante pro­duc­tion théâ­trale et de cabaret poli­tique, l’intelligence et l’engagement du Cir­co­lo La Comune de Dario Fo et Fran­ca Rame. Une struc­ture qui, en de nom­breuses occa­sions, a fonc­tion­né comme un véri­ta­ble grand « média » d’interprétation-reproduction des luttes poli­tiques dif­fus­es.

dans ce chapitre« Vin­cen­zo Sparagna: L’aventure du MaleCom­mu­ni­ca­tion, pou­voir et révolte »
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    L’Institution en néga­tion. Rap­port sur l’hôpital psy­chi­a­trique de Gorizia [1970], Arkhê édi­tions, 2012. Sur ce courant en Ital­ie, on peut lire en français : Fran­co Basaglia, Qu’est-ce que la psy­chi­a­trie ? [1973], PUF, 1977 ; Psy­chi­a­trie et démoc­ra­tie : con­férences brésili­ennes, Érès, 2007 ; Gio­van­ni Jervis, Le Mythe de l’antipsychiatrie, Solin, 1977. Voir égale­ment le film de Mar­co Bel­loc­chio, Sil­vano Agosti, San­dro Petraglia et Ste­fano Rul­li, Mat­ti da sle­gare [1975], inspirée de l’expérience de Basaglia à l’hôpital de Col­orno à Parme
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    En ter­mes pra­tiques, il s’agissait pour ce courant de l’antipsychiatrie ital­i­enne de trans­former la sit­u­a­tion de mis­ère qui rég­nait à l’intérieur des asiles en resti­tu­ant leurs droits aux psy­chi­a­trisés, de per­me­t­tre l’accueil de la folie hors de l’asile par la for­ma­tion d’un réseau de coopéra­tives de tra­vail, de cen­tres de san­té, de com­mu­nautés thérapeu­tiques, et de pro­duire à tra­vers cette lutte poli­tique une pro­fonde mod­i­fi­ca­tion des soins
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    Fran­co Basaglia, Fran­ca Basaglia Ongaro, La Majorité déviante, l’idéologie du con­trôle social total [1971], 10/18, 1976.
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    Ronald Laing et David Coop­er sont les prin­ci­paux représen­tants du courant de l’antipsychiatrie en Angleterre, auteurs de Rai­son et vio­lence [1960], Pay­ot, 1972. Voir égale­ment David Coop­er, Psy­chi­a­trie et anti-psy­chi­a­trie, Seuil, 1970 ; Ronald Laing, La Poli­tique de la famille, Stock 1972. Erv­ing Goff­man est l’auteur d’Asiles, Études sur la con­di­tion sociale des malades men­taux, op. cit., pré­facé par Robert Cas­tel (L’Ordre psy­chi­a­trique, Minu­it, 1977 ; avec Françoise Cas­tel et Anne Lovell, La Société psy­chi­a­trique avancée : le mod­èle améri­cain, Gras­set, 1979 ; La ges­tion des risques : de l’antipsychiatrie à l’après-psychanalyse [1981], Minu­it, 2011)
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    Fran­co Basaglia, Fran­ca Basaglia Ongaro, La Majorité déviante, op. cit.