Franco Tommei et Paolo Pozzi: ces coups de feu qui tuèrent le mouvement à Milan

Cet arti­cle est une pho­togra­phie floue et un peu bougée. Ou mieux: un auto­por­trait instan­ta­né des derniers jours de mou­ve­ment à Milan. Ce mou­ve­ment des Cir­coli pro­le­tari gio­vanili, con­tre le tra­vail au noir, pour de nou­veaux espaces de socia­bil­ité, qui avait dévelop­pé en 1975 et 1976 des formes organ­isées. En 1977, il est déjà der­rière nous. Ne sub­siste qu’une frange de mil­i­tants incer­tains, brisés, au bord du reflux ou ten­tés par le « saut » vers la lutte armée. Le 12 mars, dans la dynamique même de la man­i­fes­ta­tion vers l’Assolombarda, dans les désac­cords sur le par­cours et sur les objec­tifs, dans la suc­ces­sion heurtée des événe­ments, l’appauvrissement et la dis­per­sion immi­nente sont déjà per­cep­ti­bles. En fil­igrane, on entrevoit l’opposition entre la vio­lence – même dure – du mou­ve­ment et le « dis­cours sur la guerre » qui devien­dra typ­ique des organ­i­sa­tions com­bat­tantes.

Nous n’étions pas nom­breux à être restés à Milan, la plu­part des autonomes étaient par­tis la veille. Tout le mou­ve­ment de 77 s’était don­né ren­dez-vous à Rome pour par­ticiper à la grande man­i­fes­ta­tion. Mais même peu nom­breux, nous avons décidé de man­i­fester mal­gré tout. La mort d’un cama­rade à Bologne, les blind­és appelés par Zangheri pour pro­téger la ville vit­rine du com­mu­nisme ital­ien

1 Rena­to Zangheri a été le maire com­mu­niste de Bologne de 1970 à 1983. Sur l’histoire du com­mu­nisme munic­i­pal en Émi­lie Romagne, et ses rap­ports avec le mou­ve­ment, on peut lire Bruno Giorgi­ni, « Bologne et l’Émilie, vit­rine de l’Eurocommunisme, Toute une his­toire », Les Untorel­li, op. cit

, la man­i­fes­ta­tion romaine nous impo­saient, nous oblig­eaient presque à descen­dre dans la rue.

Nous n’étions pas nom­breux mais nous étions tous là: les comités de Sen­za Tregua, ceux de Rosso, des morceaux de Lot­ta con­tin­ua, le col­lec­tif du Casoret­to et ce qu’il restait des Cir­coli gio­vanili. À Milan, pen­dant toute l’année 1976 et jusqu’à la bataille/défaite de la Scala, les Cir­coli avaient été hégé­moniques sur le plan poli­tique.

Ce 12 mars 1977, la man­i­fes­ta­tion n’avait rien de joyeux ni de fes­tif. Gueules d’enterrement, colère. Les musettes pleines de bouteilles et sous les cache-pous­sière, tu dev­inais, tu savais qu’il y avait des armes. Dans un cen­tre-ville totale­ment vide, envahi par la peur, le cortège avançait lente­ment en quête d’objectifs. Mais cette fois-ci, il n’était pas ques­tion d’exproprier un super­marché ou de désarmer les sem­piter­nels vig­iles. On avait assas­s­iné un cama­rade à Bologne et face à cela, rien ne nous sem­blait à la hau­teur. En atten­dant, au-dessus de nos têtes, les habituels slo­gans pleins de rage et de rancœur. Quelques mains en l’air fig­u­raient un pis­to­let.

Nous de Rosso, n’étions pas très bien pré­parés, les « meilleurs » étaient par­tis avec leur équipement. Mais pou­vait-on rester à l’écart d’une man­i­fes­ta­tion en 1977? Alors on y était, avec les autres.

On a voulu un peu retrou­ver les gars de Bag­gio, ceux de Siemens, ceux de Chic­co2 Les étab­lisse­ments Chic­co sont spé­cial­isés dans les pro­duits pour la petite enfance avec ceux de Bovisa. Pas un qui n’eût un foulard sur le vis­age. Et puis de temps en temps, on courait sur les Boule­vards. Jusqu’où?

À hau­teur du cor­so Mon­forte, le cortège s’était arrêté brusque­ment. Et là, devant nous, il y avait la pré­fec­ture lour­de­ment pro­tégée par des batail­lons de cara­biniers armés de Win­ches­ter. Une dis­cus­sion à voix basse s’est engagée entre les respon­s­ables des dif­férents groupes de l’autonomie. Ils nous deman­dent si nous de Rosso, nous sommes d’accord pour don­ner l’assaut à la pré­fec­ture, par tous les moyens.

Il nous a suf­fi d’un instant pour com­pren­dre que toute cette illé­gal­ité, en faveur de laque­lle nous avions tant fait pour qu’elle fasse par­tie du mou­ve­ment, était en train de se retourn­er con­tre le mou­ve­ment lui-même: l’usage de la force n’était plus au ser­vice d’une con­trac­tu­al­ité con­flictuelle et vio­lente, il était en train de devenir le domaine exclusif de ceux qui voulaient aban­don­ner toute pos­si­bil­ité de tra­vail poli­tique de masse pour choisir la ligne des organ­i­sa­tions com­bat­tantes et de la clan­des­tinité.

Mais sur le moment, là tout de suite, il fal­lait don­ner à cette illé­gal­ité une issue qui soit tout aus­si vio­lente mais ne soit pas la pré­fec­ture. Une « porte de sor­tie » qui per­me­tte à Rosso de con­tin­uer à dis­cuter avec ce qui restait de mou­ve­ment à Milan, en évi­tant un affron­te­ment meur­tri­er avec les cara­biniers.

« Nous de Rosso, on veut man­i­fester devant l’Assolombarda. L’une des raisons pour lesquelles on est ici aujourd’hui, c’est la mobil­i­sa­tion des ouvri­ers de Marel­li con­tre la restruc­tura­tion. Nous ne sommes pas d’accord pour atta­quer en direc­tion de l’État, ce n’est pas l’intérêt de l’autonomie. » « Vous ne les voyez pas, les fusils des caram­bas, c’est de la folie! »

Quelques blas­phèmes, des jurons, des bous­cu­lades. Finale­ment le cortège réag­it et se remit en marche. Le mot d’ordre qu’on allait à l’Assolombarda était passé. Un soupir de soulage­ment, et en tête la sen­sa­tion nette d’être dans un bor­del sans nom. On était dans une impasse. Com­ment allions-nous en sor­tir?

Mais déjà nous cou­ri­ons dans les rues en sens inverse, fuyant ce que la plu­part d’entre nous ce jour-là n’avaient pas voulu. Nous de Rosso et ceux du Casoret­to, on tirait le gros du groupe. Nous voilà finale­ment devant l’Assolombarda.

Con­tre ce bâti­ment vide et vit­ré, nous nous sommes déchargés de tout ce que nous avions. Molo­tov à volon­té, coups de pis­to­let, coups de fusil. Les vit­res de la « mai­son des patrons » tombaient, que c’en était un plaisir. « Brûle mon gars, brûle! » On le sen­tait à l’intérieur de nous. Et puis on dégage en courant.

Ain­si s’était con­sumée l’ultime ten­ta­tive à Milan de lier la sub­ver­sion du mou­ve­ment avec les élé­ments organ­isés de l’autonomie qui seraient bien­tôt morts, pris dans l’étau de la répres­sion et de la mil­i­tari­sa­tion. Ce fut la dernière man­i­fes­ta­tion où nous avions porté l’affrontement au plus haut degré (et l’armement aus­si) sans s’attaquer aux per­son­nes, aux hommes. Deux mois plus tard, lors de la man­i­fes­ta­tion con­tre la répres­sion, le polici­er Cus­trà fut tué: la ligne de front était passée à l’intérieur du mou­ve­ment.

dans ce chapitre« Lan­fran­co Camini­ti: l’autonomie mérid­ionale, ter­ri­toire d’ombres, luttes solairesLe noir mois de mai »
  • 1
    Rena­to Zangheri a été le maire com­mu­niste de Bologne de 1970 à 1983. Sur l’histoire du com­mu­nisme munic­i­pal en Émi­lie Romagne, et ses rap­ports avec le mou­ve­ment, on peut lire Bruno Giorgi­ni, « Bologne et l’Émilie, vit­rine de l’Eurocommunisme, Toute une his­toire », Les Untorel­li, op. cit
  • 2
    Les étab­lisse­ments Chic­co sont spé­cial­isés dans les pro­duits pour la petite enfance