Danilo Montaldi: La migration

 Ce texte con­stitue la pré­face du livre de Fran­co Ala­sia et Dani­lo Mon­tal­di, Milano, Corea. Inchi­es­ta sug­li immi­grati, op. cit..

La migra­tion a des aspi­ra­tions urbaines.

Milan est can­di­date au titre de Cap­i­tale de l’Europe des marchés.

L’employé de l’industrie qui, venant de la région de Bergame arrive en ville au matin, passe quinze à dix-huit heures par jour entre son tra­vail et ses tra­jets. Comme le tis­serand des années 1830, l’ouvrier qui habite à Codog­no 1 Codog­no est une petite ville de la plaine lom­barde, située à 50 km au sud-est de Milan, au milieu des autres villes satel­lites que sont Pavie, Cré­mone, Plai­sance, etc.. se lève à 4h30; mais à présent, c’est pour arriv­er à l’heure sur le chantier ou devant les grilles de l’usine. L’aube de la ville com­mence à des dizaines de kilo­mètres de dis­tance, par un éveil de masse.

Le soir, le long des avenues périphériques, dans cette ville qui abrite plus d’un six­ième du revenu com­mer­cial et indus­triel ital­ien, on entend fonc­tion­ner de petits ate­liers domes­tiques, presque clan­des­tins. Ce sont encore eux, les ouvri­ers d’usine, qui ten­tent d’« amélior­er leur niveau de vie » ou tout sim­ple­ment de faire face à l’échéance d’un crédit, du loy­er, de la fac­ture d’électricité; car à Milan la vie est plus chère que partout ailleurs en Ital­ie.

À Milan, pour tra­vailler, il faut une qual­i­fi­ca­tion, il faut être spé­cial­isé. Par­mi la masse des tra­vailleurs qui arrivent en ville le matin, la plu­part n’en ont pas et n’en auront jamais. Pour­tant la majorité tra­vaille.

Les idéaux qui, après-guerre, avaient mis en mou­ve­ment une autre masse (ou peut-être la même) sont à présent retombés. Ils ont été absorbés par la pro­duc­tion. Les pou­voirs ont été restau­rés; on respire à Milan un air de Restau­ra­tion. Les bul­letins syn­di­caux dénon­cent les faits: « La nou­velle organ­i­sa­tion du tra­vail et ses investisse­ments mas­sifs ont poussé la direc­tion à faire la chas­se aux temps morts. Sou­vent à out­rance. À titre d’exemple, on a pu con­stater des diminu­tions de 40 % du temps alloué à de sim­ples trans­ferts entre ate­liers. Dans cer­tains cas, l’intervention de la Com­mis­sion interne, avec l’appui des tra­vailleurs, a réus­si à remédi­er par­tielle­ment au prob­lème. Si toute­fois on réflé­chit au fait que dans une usine s’effectuent env­i­ron 900000 opéra­tions de tra­vail (dont 500000 opéra­tions sim­ples et 400000 qui sont le résul­tat de 8000 actions com­binées) on peut pren­dre la ­mesure des immenses dif­fi­cultés de la sit­u­a­tion. »

À Milan, « temps » et « espace » ont une autre sig­ni­fi­ca­tion que dans la tra­di­tion human­iste qu’on rabâche à l’Université. Ni le temps ni l’espace ne peu­vent ­demeur­er « vides ». On pour­rait don­ner quelques exem­ples: untel qui venait des Pouilles et louait un apparte­ment de deux pièces, cui­sine et salle de bains dans la via Ripa­mon­ti, hébergeait, out­re sept mem­bres de sa famille, trois pen­sion­naires: deux jeunes filles qui payaient 12000 lires par mois, et un garçon qui en payait 8000. Le pro­prié­taire d’un immeu­ble du cor­so Por­ta Romana avait divisé son bien en six apparte­ments de trois pièces cha­cun, pour un total de 18 familles: il y avait donc une famille par pièce, avec cui­sine et salle de bains en com­mun (Il Cor­riere d’informazione, 27–28 févri­er 1959).

Dans les chantiers de for­age des tun­nels du métro réson­nent tous les dialectes d’Italie: barbes alpines, maçons génois, appren­tis siciliens. L’excavatrice pro­gresse à par­tir de la piaz­za Cor­du­sio, les Milanais du cen­tre-ville n’ont plus l’habitude de voir des manœu­vres au tra­vail.

De la colline des monopoles, un Rasti­gnac anonyme est descen­du en ville, en quête de toutes les sources de prof­it. Dans les bou­tiques de quarti­er et les trains de ban­lieue, on entend encore par­ler poli­tique en ter­mes de salaire et de temps de tra­vail. Partout ailleurs, la chape de silence qui pèse sur la grande masse des habi­tants assure la con­ti­nu­ité des rythmes urbains plus puis­sam­ment encore que ne le font les struc­tures de la Restau­ra­tion. Ici ou là, une grève spon­tanée éclate encore pour arracher un peu plus de salaire ou de temps libre, mais elle est aus­sitôt ­cir­con­scrite.

La Ville ne s’arrête jamais. La nuit, sur les voies du tramway, scin­til­lent les flammes pâles des soudeurs. Les ser­vices fonc­tion­nent, il suf­fit d’appeler. Mais dans la quan­tité de sang req­uise, il pour­rait bien y avoir celui de Raf­faele de l’ECA 

2 Raf­faele est l’un des migrants dont le réc­it fig­ure dans Milano Corea. Il a recours à l’Ente comu­nale di assis­ten­za (ECA) qui rassem­ble un grand nom­bre de struc­tures d’aide aux dému­nis : can­tines et dor­toirs essen­tielle­ment. Il racon­te ain­si ses débrouilles pour se pro­cur­er un peu d’argent : « Tout le monde donne son sang, moi aus­si. Les fous aus­si, on leur prend leur sang, et puis ils le met­tent en poudre… je ne sais pas, je ne sais pas expli­quer pourquoi. Avant, ils te don­naient 10 000 lires. […] L’autre jour, ils ne voulaient pas me pay­er. “Com­ment ça !”. Après, ils m’ont don­né 3 000 et ils m’ont dit de revenir dans deux mois. »..

.

Le ven­dre­di 31 juil­let 1959 à 14h, dans l’un de ces quartiers où les ate­liers domes­tiques font légère­ment trem­bler les vit­res, le cortège funéraire de l’ouvrier Nic­cho, soix­ante ans, sort d’une de ces anci­ennes fer­mes qui ont été avalées par la ville. Les femmes de Por­ta Tici­nese por­tent des dra­peaux rouges, la fan­fare joue L’Internationale. Exit, direc­tion por­ta Gen­o­va; der­rière lui, un moment de l’histoire de la ville, de l’industrie, de la classe.

La Ville repousse les fron­tières de l’espace pub­lic jusqu’aux régions les plus loin­taines de l’esprit. Elle mul­ti­plie, à l’intérieur de son hori­zon pro­pre, les hypothèques sur les cou­tumes et les tra­di­tions.

L’espace privé résiste comme il peut, sou­vent à la marge. De nou­veaux modes de vie, de nou­velles valeurs se créent en fonc­tion des sit­u­a­tions où se trou­vent les acteurs du sys­tème de pro­duc­tion et de con­som­ma­tion.

Ici, à Milan arrivent les immi­grés. Com­bi­en y a‑t-il de paysans en Ital­ie qui ­rêvent de vivre à Milan?

L’immigré ne s’exprime pas encore. Mais il peut déjà racon­ter son his­toire. Il en arrive chaque jour depuis des années. Pour presque tous, toute espérance s’est tue au ter­mi­nus des lignes 15, 16, 8 ou 28; dans une cham­bre à la semaine

3 L’alber­go popo­lare est une struc­ture coopéra­tive qui accueille les sans-domi­cile qui n’ont pas droit à l’assistance de l’ECA. Elle com­porte des salles com­munes et plus de 500 cham­bres qu’il faut libér­er entre 9h et 19h sous peine d’en être ren­voyé. Dans ce type de struc­ture « on est assez libre de con­trôles exces­sifs, et on se trou­ve générale­ment dans une meilleure sit­u­a­tion [qu’à l’ECA], mais il faut tous les jours penser à se pro­cur­er à manger et trou­ver l’argent pour dormir. En atten­dant l’heure, cer­tains décor­tiquent des mégots de cig­a­rettes ; cer­tains arrivent avec l’idée de manger puis d’aller dormir, mais ils com­men­cent à jouer aux dès, et per­dent tout. Ain­si, ils passeront la nuit dehors, avant de repren­dre le chemin de la ville pour se pro­cur­er à nou­veau de l’argent. Sur les trot­toirs, il y a un petit marché de vête­ments usagés, un autre de cig­a­rettes », ibi­dem..

; dans une Corée.

La ville de Milan est tra­ver­sée par ces flux; on a voulu remon­ter le courant, pour com­pren­dre.

dans ce chapitre« Les villes devi­en­nent des métrop­o­lesMake love not war »
  • 1
    Codog­no est une petite ville de la plaine lom­barde, située à 50 km au sud-est de Milan, au milieu des autres villes satel­lites que sont Pavie, Cré­mone, Plai­sance, etc..
  • 2
    Raf­faele est l’un des migrants dont le réc­it fig­ure dans Milano Corea. Il a recours à l’Ente comu­nale di assis­ten­za (ECA) qui rassem­ble un grand nom­bre de struc­tures d’aide aux dému­nis : can­tines et dor­toirs essen­tielle­ment. Il racon­te ain­si ses débrouilles pour se pro­cur­er un peu d’argent : « Tout le monde donne son sang, moi aus­si. Les fous aus­si, on leur prend leur sang, et puis ils le met­tent en poudre… je ne sais pas, je ne sais pas expli­quer pourquoi. Avant, ils te don­naient 10 000 lires. […] L’autre jour, ils ne voulaient pas me pay­er. “Com­ment ça !”. Après, ils m’ont don­né 3 000 et ils m’ont dit de revenir dans deux mois. »..
  • 3
    L’alber­go popo­lare est une struc­ture coopéra­tive qui accueille les sans-domi­cile qui n’ont pas droit à l’assistance de l’ECA. Elle com­porte des salles com­munes et plus de 500 cham­bres qu’il faut libér­er entre 9h et 19h sous peine d’en être ren­voyé. Dans ce type de struc­ture « on est assez libre de con­trôles exces­sifs, et on se trou­ve générale­ment dans une meilleure sit­u­a­tion [qu’à l’ECA], mais il faut tous les jours penser à se pro­cur­er à manger et trou­ver l’argent pour dormir. En atten­dant l’heure, cer­tains décor­tiquent des mégots de cig­a­rettes ; cer­tains arrivent avec l’idée de manger puis d’aller dormir, mais ils com­men­cent à jouer aux dès, et per­dent tout. Ain­si, ils passeront la nuit dehors, avant de repren­dre le chemin de la ville pour se pro­cur­er à nou­veau de l’argent. Sur les trot­toirs, il y a un petit marché de vête­ments usagés, un autre de cig­a­rettes », ibi­dem..