Yankee go home

Rug­gero Zan­gran­di avait décrit dans son long Voy­age à tra­vers le fas­cisme 

1 Rug­gero Zan­gran­di, Le long Voy­age à tra­vers le fas­cisme [1962], Robert Laf­font, 1963.

le ter­ri­ble par­cours qui avait mené une frac­tion impor­tante des jeunes étu­di­ants fas­cistes à rejoin­dre la Résis­tance par­ti­sane. Huit ans plus tard, en recon­sti­tu­ant, en plein 68, les dif­férentes phas­es des com­porte­ments de la jeunesse d’après-guerre, il se ­deman­dera com­ment avait bien pu naître de la généra­tion des années 1950, glob­ale­ment désen­gagée et aspi­rant à l’intégration, « le pre­mier frémisse­ment de révolte poli­tique et civile, allant même jusqu’à la vio­lence. Com­ment avaient sur­gi ces “mail­lots rayés” qui, sans qu’on sache exacte­ment d’où ils venaient (cer­taine­ment pas tous des organ­i­sa­tions antifas­cistes offi­cielles) avaient “fait” juil­let 1960, ce mou­ve­ment de rue qui à par­tir de Gênes s’était propagé partout sous des formes anomales, non tra­di­tion­nelles. Et le plus sin­guli­er fut que, tout comme on n’avait su déter­min­er la prove­nance de ces jeunes en marinière, on en perdit immé­di­ate­ment la trace 

2 Rug­gero Zan­gran­di, Per­chè la riv­ol­ta degli stu­den­ti, Fel­trinel­li, 1968.

».

Comme le sug­gère le réc­it de Dani­lo Mon­tal­di, bon nom­bre de méth­odes et d’instruments d’analyse pou­vaient, même en toute bonne foi, induire en erreur et en sim­pli­fi­ca­tion. Car ces formes anomales de révolte allaient se répéter régulière­ment au cours des années suiv­antes, selon des modal­ités divers­es. Les « événe­ments de la piaz­za Statu­to » à Turin, et plus tard la con­tes­ta­tion beat et la man­i­fes­ta­tion où fut tué Gio­van­ni Ardiz­zone à Milan sont autant d’expressions du retour péri­odique des exi­gences portées par juil­let 1960

3Sur les événe­ments de la piaz­za Statu­to, voir le chapitre 3 (p. 134 sqq.) ; sur le mou­ve­ment Beat, voir le chapitre 2 (p. 73 sqq.). La man­i­fes­ta­tion du 27 octo­bre 1962, au cours de laque­lle fut tué Gio­van­ni Ardiz­zone est évo­quée dans les pages qui suiv­ent..

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Les vicis­si­tudes de la révo­lu­tion cubaine com­mençaient à influ­encer notable­ment l’imaginaire de la jeunesse, à com­mencer par ses secteurs les plus poli­tisés. En 1961, Kennedy avait appuyé une expédi­tion anti-cas­triste menée par des dis­si­dents con­tre les révo­lu­tion­naires cubains. La ten­ta­tive avait échoué à la Baie des Cochons et les agresseurs avaient été anéan­tis. L’image de Kennedy, homme de paix et pro­mo­teur d’une « nou­velle fron­tière » dans les rela­tions poli­tiques inter­na­tionales, en était sor­tie forte­ment dégradée. La sit­u­a­tion inter­na­tionale com­mençait à être très ten­due. La RDA avait érigé en une nuit le mur séparant en deux la ville de Berlin, la ren­con­tre his­torique entre Khrouchtchev, Kennedy et Jean XXIII avait ten­té de redonner con­sis­tance à la « coex­is­tence paci­fique », tan­dis que le vis­age sere­in et énig­ma­tique (fasci­nant comme celui de la Joconde, diront les jour­nal­istes) du Sovié­tique Gagarine, pre­mier homme dans l’espace, sus­ci­tait l’enthousiasme et la promesse d’imaginaires futurs. À la veille de la nais­sance du cen­tre-gauche 4 En décem­bre 1963, Aldo Moro forme le pre­mier gou­verne­ment dirigé par la Démoc­ra­tie chré­ti­enne avec la par­tic­i­pa­tion de min­istres social­istes.., l’affaire des mis­siles éclate à Cuba. Les Améri­cains accusent les Sovié­tiques d’avoir implan­té des mis­siles dans l’île et imposent le blo­cus. La crise est très grave, la guerre sem­ble immi­nente.

Cer­taines sec­tions de base du PCI appel­lent à une man­i­fes­ta­tion de protes­ta­tion à Milan. La police n’autorise qu’un rassem­ble­ment piaz­za San­to Ste­fano, mais la rage et l’exaspération provo­quées par ces restric­tions don­nent lieu à un cortège spon­tané de 3 à 4 000 per­son­nes qui tra­verse la piaz­za Fontana, et investit la piaz­za Duo­mo. Il se com­pose majori­taire­ment d’étudiants-travailleurs, de jeunes pro­lé­taires et de mil­i­tants ouvri­ers des quartiers Nord. Des slo­gans vir­u­lents con­tre les USA sont scan­dés sur des cadences caribéennes: « Cuba sì, Yan­kee no »; ondu­la­tion du cortège et reprise du par­cours; en tête, des mil­i­tants aguer­ris des sec­tions ouvrières « men­a­cent » au méga­phone: « le pre­mier qui rompt les cor­dons, je l’assigne aux prud’hommes. » Jeans, mont­gomery, imper­méables en vinyle, dra­peaux rouges et dra­peaux cubains, en ce same­di d’automne milanais, les pas­sants sur les côtés regar­dent stupé­faits, comme le racon­te un témoin:

« Tout le monde avait à présent la sen­sa­tion qu’il y aurait des affron­te­ments avec la police, et quand nous l’avons vue se met­tre en rangs au cen­tre de la place et blo­quer les voies de sor­tie, il y a eu une petite déban­dade. Mais ensuite, au moment de la charge, de nom­breux groupes com­pacts se sont for­més sous les arcades de la via Men­go­ni et de la via Mer­ca­to. À cette époque, la police n’avait pas les instru­ments raf­finés qu’elle a main­tenant. À la place des grenades lacry­mogènes, ils avaient des sortes de boîtes, comme des canettes de bières, ils les lançaient en les faisant rouler. Alors, avec des foulards sur le vis­age pour se pro­téger du gaz, c’était presque un jeu de les ramass­er et de les retourn­er à l’envoyeur, d’autant qu’elles ne brûlaient pas les mains comme les grenades actuelles. Les policiers n’avaient pas encore de boucliers, et leurs matraques étaient beau­coup plus cour­tes que celles d’aujourd’hui. Ils craig­naient l’affrontement physique parce que sou­vent, les ouvri­ers de Bre­da ou de Fal­ck descendaient dans la rue avec leur casque et leurs gants de tra­vail et quand ils cog­naient, c’était chaud. Même leur arme­ment était dépassé: comme fusils, ils avaient des 91/38, ils se ser­vaient de la crosse comme d’une matraque. Mais ils préféraient charg­er avec les camion­nettes. Sou­vent ils pani­quaient et ils tiraient des coups de feu, c’est aus­si pour cela qu’il y a eu telle­ment de man­i­fes­tants assas­s­inés pen­dant ces années-là. Quoi qu’il en soit, le jour d’Ardizzone, on avait repoussé la police pen­dant trois ou qua­tre heures. Gio­van­ni Ardiz­zone a été tué juste­ment par une de ces camion­nettes qui fai­saient le “car­rousel 

5 Le terme carosel­lo (lit­térale­ment « manège ») désigne une tech­nique poli­cière qui con­siste à charg­er cir­cu­laire­ment, à bord de véhicules, des man­i­fes­tants pour les dis­pers­er et si pos­si­ble leur cass­er la fig­ure..

” au ras des trot­toirs bondés de gens. Après les pre­miers affron­te­ments, les policiers ne sor­taient plus des camion­nettes, parce qu’à pied ils s’étaient déjà pris un sacré paquet de coups. Sur les jeeps lancées à toute vitesse, cer­tains d’entre eux en tenaient un autre par la cein­ture, qui était penché hors de la jeep et fai­sait tournoy­er sa ­matraque. Comme ça, celui qu’il arrivait à chop­er, il lui cas­sait les dents ou la tête. La tech­nique de con­tre-attaque, c’était de pren­dre des tubes Inno­cen­ti 6 Tubes pour la con­struc­tion des échafaudages, du nom de l’entreprise métal­lurgique qui les a brevetés dans les années 1930.. (il y avait des travaux sur la place) et en les ten­ant à deux ou trois, de les enfil­er dans la cab­ine du con­duc­teur lorsque les camion­nettes pas­saient. Si la camion­nette fai­sait une embardée – et c’est arrivé sou­vent – on sautait sur les occu­pants et on leur met­tait sur la gueule. À un moment don­né les mil­i­tants les plus âgés voulaient qu’on cesse l’affrontement, mais nous on ne s’est pas arrêtés et on a con­tin­ué jusqu’au soir, quand est arrivé le ­batail­lon Pado­va avec les gross­es jeeps surélevées con­tre lesquelles on ne pou­vait rien faire. En plus de la mort d’Ardizzone, il y a eu beau­coup de blessés, et la nuit on a posé un pan­neau pour chang­er le nom de la via Men­go­ni en “via Gio­van­ni Ardiz­zone, assas­s­iné par la police”. Mais le Par­ti a refusé de faire une cam­pagne de con­tre-infor­ma­tion sur cet homi­cide. Il y avait le cen­tre-gauche, et le PCI voulait devenir un ­inter­locu­teur priv­ilégié sur le nou­v­el échiquier poli­tique. Au procès, les juges ont con­clu qu’Ardizzone avait été tué acci­den­telle­ment par la foule en fuite, et le Par­ti, de fait, a entériné cette ver­sion. À la fin de l’année, j’ai quit­té le Par­ti. »

Voici ce qu’écriront peu après Grazia Cher­chi et Alber­to Bel­loc­chio dans les Quaderni pia­cen­ti­ni 

7 Grazia Cher­chi et Alber­to Bel­lo­chio, « Appun­ti per un bilan­cio delle recen­ti man­i­fes­tazioni di piaz­za », Quaderni pia­cen­ti­ni n° 6, décem­bre 17 [N.d.A.] Les Quaderni pia­cen­ti­ni sont l’une des plus impor­tantes revues des années 18 Fondés à Plai­sance, d’abord tirés à 250 exem­plaires, leur suc­cès cul­mine en 1968 dans le con­texte du mou­ve­ment étu­di­ant avec la dif­fu­sion de qua­tre fas­ci­cules (nos 33–36) dont l’article de Gui­do Viale, Con­tre l’université, dont il sera ques­tion aux chapitres 4 et 9 Par­mi les col­lab­o­ra­teurs de la revue, on trou­ve Fran­co For­ti­ni, Ser­gio Bologna, Gof­fre­do Fofi, Luciano Amodio, Edoar­da Masi, Alber­to Asor Rosa, Francesco Ciafaloni… Voir Pri­ma e dopo il ’10 Antolo­gia dei Quaderni pia­cen­ti­ni, Min­i­mum fax, 20011.

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« Jusqu’il y a quelques années, les man­i­fes­ta­tions de protes­ta­tion étaient menées par des ouvri­ers et des paysans (les rares intel­lectuels présents avaient tout au plus une fonc­tion orne­men­tale) […]. L’us et l’abus de ces éner­gies par les direc­tions poli­tiques [des par­tis de gauche, N.d.A.] et les coups de matraques de la police de Scel­ba ont épuisé ce poten­tiel humain. Les man­i­fes­ta­tions de rue ont été pro­gres­sive­ment désertées: ceux qui con­tin­u­aient à y par­ticiper le fai­saient par fidél­ité mélan­col­ique et par sens du devoir.

Pour­tant, pen­dant ce temps, une “armée de réserve” était en train de gag­n­er en con­science et en com­bat­iv­ité.

Les étu­di­ants com­mencèrent leur appren­tis­sage en se rangeant par esprit de ­sol­i­dar­ité aux côtés des man­i­fes­ta­tions ouvrières. Au début ce ne sont que de ­mai­gres groupes, pas tou­jours accueil­lis avec bien­veil­lance par les ouvri­ers qui s’en ­méfient à la fois d’instinct (du fait de leur orig­ine de classe) et à cause du traite­ment de faveur que leur réserve, non sans ruse, la police. C’est lors des événe­ments de juil­let 1960 qu’ils com­men­cent à faire enten­dre leur voix. Pro­gres­sive­ment ils ­par­ticipent à l’agitation aux côtés des plus jeunes généra­tions d’ouvriers (immi­grés ou non). Ce poids nou­veau des étu­di­ants dans les man­i­fes­ta­tions de rue est salué par le change­ment des méth­odes poli­cières à leur encon­tre. Une fois per­due l’illusion que ces jeunes, après quelques inévita­bles “enfan­til­lages”, allaient se calmer et ­retourn­er grossir les rangs de la bour­geoisie paci­fique, la police leur réserve à présent le même traite­ment qu’aux ouvri­ers: elle les frappe sans mer­ci pour les ter­roris­er, cher­chant à leur laiss­er des mar­ques sur le vis­age pour leur faire pass­er l’envie de s’y frot­ter. Pen­dant la semaine déci­sive de Cuba, les “désor­dres” ont été, pour leur immense majorité, organ­isés par des étu­di­ants. Cer­tains d’entre eux sont ­arrivés là par hasard. Mais par un effet de la vio­lence poli­cière, c’est délibéré­ment qu’ils revien­dront les jours suiv­ants.

Ces jeunes n’ont rien de com­mun avec ceux qui, en Angleterre par exem­ple, par­ticipent aux man­i­fes­ta­tions con­tre la bombe atom­ique à l’appel de Bertrand Rus­sell. Il ne s’agit pas d’une classe bien ordon­née de citoyens avec “le sens des ­lim­ites” […].

Ce n’est pas un hasard si on qual­i­fie aujourd’hui d’extrémistes ceux qui man­i­fes­tent pour la paix. Peut-on man­i­fester “en ayant le sens de cer­taines lim­ites” quand on sait qu’en de sem­blables cir­con­stances la police a tué, depuis 1945, des cen­taines de citoyens et en a blessé 5000? Qual­i­fi­er donc d’extrémistes ceux qui man­i­fes­tent, accepter ce terme der­rière lequel Taviani [alors min­istre de l’Intérieur, N.d.A.] s’abrite pour oblitér­er la ques­tion du désarme­ment de la police et refuser la respon­s­abil­ité du sang répan­du, ce n’est pas tant qual­i­fi­er néga­tive­ment ces ­événe­ments qu’en recon­naître la portée révo­lu­tion­naire […]. »

Comme on peut le con­stater, cer­taines ques­tions comme le désarme­ment de la police, l’unité ouvri­ers-étu­di­ants, la nou­velle com­po­si­tion des luttes, la sol­i­dar­ité inter­na­tion­al­iste, la sépa­ra­tion qui s’amorce entre la pra­tique de la rébel­lion vio­lente et l’aire de la con­tre-cul­ture paci­fiste, étaient déjà bien présentes en cette loin­taine année 1962!

dans ce chapitre« Mais d’où venaient ces garçons aux mail­lots rayés?Une généra­tion d’intellectuels com­pé­tents et auto-mar­gin­al­isés »
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    Rug­gero Zan­gran­di, Le long Voy­age à tra­vers le fas­cisme [1962], Robert Laf­font, 1963.
  • 2
    Rug­gero Zan­gran­di, Per­chè la riv­ol­ta degli stu­den­ti, Fel­trinel­li, 1968.
  • 3
    Sur les événe­ments de la piaz­za Statu­to, voir le chapitre 3 (p. 134 sqq.) ; sur le mou­ve­ment Beat, voir le chapitre 2 (p. 73 sqq.). La man­i­fes­ta­tion du 27 octo­bre 1962, au cours de laque­lle fut tué Gio­van­ni Ardiz­zone est évo­quée dans les pages qui suiv­ent..
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    En décem­bre 1963, Aldo Moro forme le pre­mier gou­verne­ment dirigé par la Démoc­ra­tie chré­ti­enne avec la par­tic­i­pa­tion de min­istres social­istes..
  • 5
    Le terme carosel­lo (lit­térale­ment « manège ») désigne une tech­nique poli­cière qui con­siste à charg­er cir­cu­laire­ment, à bord de véhicules, des man­i­fes­tants pour les dis­pers­er et si pos­si­ble leur cass­er la fig­ure..
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    Tubes pour la con­struc­tion des échafaudages, du nom de l’entreprise métal­lurgique qui les a brevetés dans les années 1930..
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    Grazia Cher­chi et Alber­to Bel­lo­chio, « Appun­ti per un bilan­cio delle recen­ti man­i­fes­tazioni di piaz­za », Quaderni pia­cen­ti­ni n° 6, décem­bre 17 [N.d.A.] Les Quaderni pia­cen­ti­ni sont l’une des plus impor­tantes revues des années 18 Fondés à Plai­sance, d’abord tirés à 250 exem­plaires, leur suc­cès cul­mine en 1968 dans le con­texte du mou­ve­ment étu­di­ant avec la dif­fu­sion de qua­tre fas­ci­cules (nos 33–36) dont l’article de Gui­do Viale, Con­tre l’université, dont il sera ques­tion aux chapitres 4 et 9 Par­mi les col­lab­o­ra­teurs de la revue, on trou­ve Fran­co For­ti­ni, Ser­gio Bologna, Gof­fre­do Fofi, Luciano Amodio, Edoar­da Masi, Alber­to Asor Rosa, Francesco Ciafaloni… Voir Pri­ma e dopo il ’10 Antolo­gia dei Quaderni pia­cen­ti­ni, Min­i­mum fax, 20011.
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