Problématiques du mouvement ouvrier des années 1970

Fin 1969, les grandes ques­tions qui agi­tent le mou­ve­ment ouvri­er touchent à l’organisation et à la per­spec­tive stratégique, à l’invention de nou­velles formes sociales et à l’élaboration d’une nou­velle méth­ode d’analyse, axée sur les notions de com­po­si­tion de classe et de refus du tra­vail.

La pre­mière ques­tion qui fait débat con­cerne les formes d’organisation dans les usines. Lorsque sur­git le nou­veau mou­ve­ment d’auto-organisation, la cri­tique du syn­di­cat fait d’emblée par­tie du pat­ri­moine, de la con­science com­mune la plus partagée par­mi les ouvri­ers. Elle com­porte dif­férents aspects, ou, pour­rait-on dire, dif­férents niveaux: le pre­mier, le plus sim­ple et le plus immé­di­at, c’est la con­tes­ta­tion ponctuelle et sys­té­ma­tique du rôle de médi­a­tion exer­cé par les organ­i­sa­tions syn­di­cales sur les ques­tions spé­ci­fique­ment liées aux négo­ci­a­tions con­tractuelles avec le patronat.

Le sec­ond niveau est plus com­plexe: il s’agit d’une cri­tique rad­i­cale du syn­di­cat en tant qu’instance de médi­a­tion – et donc implicite­ment inté­grée à la dynamique cap­i­tal­iste –, en tant qu’instance de négo­ci­a­tion du prix de vente de la force de tra­vail.

Enfin, à un troisième niveau, le syn­di­cat est vu comme un instru­ment de con­trôle et un fac­teur de divi­sion intro­duit par l’organisation poli­tique du cap­i­tal dans les luttes ouvrières.

Ces trois motifs d’hostilité à l’égard de l’institution syn­di­cale se retrou­vent à des degrés divers dans de larges secteurs des avant-gardes ouvrières. Les nou­velles formes d’organisation s’inventent donc en dehors du syn­di­cat. Et dans une cer­taine mesure, elles s’inventent comme des alter­na­tives au syn­di­cat, qu’elles passent au crible d’une cri­tique rad­i­cale et dévas­ta­trice.

Cette posi­tion s’appuyait du reste sur toute la pro­duc­tion théorique pub­liée par les revues opéraïstes, et en par­ti­c­uli­er par classe opera­ia. Sur ces ques­tions, la posi­tion de classe opera­ia était sans ambiguïtés: en séparant dans les luttes ouvrières la dimen­sion économique (aux mains du syn­di­cat) et la dimen­sion politi­co-démoc­ra­tique (aux mains du Par­ti), le mou­ve­ment ouvri­er avait offert au patronat et à l’État cap­i­tal­iste les moyens d’anéantir la puis­sance trans­for­ma­trice des luttes ouvrières et avait, pen­dant toute la péri­ode de l’après-guerre, réduit les avant-gardes d’usine à l’impuissance et à la divi­sion.

C’est pour cette rai­son qu’il fal­lait faire de la rené­go­ci­a­tion des con­trats une échéance poli­tique et qu’il fal­lait donc en retir­er la direc­tion des mains du syn­di­cat. C’est égale­ment pour cela qu’il fal­lait trans­former les mou­ve­ments de l’automne en une lutte con­tre les con­trats, con­tre l’instance de négo­ci­a­tion du prix de la force de tra­vail. Le prix de la force de tra­vail, mais aus­si son usage – le salaire et les con­di­tions de tra­vail – ne devaient pas être fixés une fois tous les trois ans par une négo­ci­a­tion au som­met entre syn­di­cats et organ­i­sa­tions patronales: ils devaient devenir l’objet d’une mobil­i­sa­tion con­stante, d’une con­tes­ta­tion inin­ter­rompue. Il fal­lait, à par­tir de la ques­tion des con­trats, désta­bilis­er sans trêve le sys­tème de l’usine, la divi­sion cap­i­tal­iste du tra­vail, le despo­tisme patronal. Il fal­lait, à par­tir des échéances con­tractuelles, créer les con­di­tions du pou­voir ouvri­er dans l’usine.

Les con­seils d’usine ont été une ten­ta­tive pour tenir ensem­ble ces dif­férentes posi­tions et pour offrir à la cri­tique ouvrière du syn­di­cat une forme organ­isée et uni­taire, sus­cep­ti­ble d’exprimer la volon­té de la base. L’automne 1969 a per­mis la dif­fu­sion et la général­i­sa­tion de l’expérience des con­seils dans les usines. Mais les con­seils furent immé­di­ate­ment à la fois con­testés et con­trar­iés. Con­trar­iés, parce que la bureau­cratie syn­di­cale, naturelle­ment, voy­ait dans ces organ­ismes élec­tifs large­ment représen­tat­ifs un fac­teur d’expropriation de sa fonc­tion spé­ci­fique de négo­ci­a­tion et de médi­a­tion entre les ouvri­ers et le cap­i­tal. Ils furent aus­si diverse­ment con­tre­car­rés par le patronat, surtout dans les zones les plus arriérées, parce qu’ils étaient capa­bles de coor­don­ner des élans de rébel­lion qui, faute de cir­cuits organ­i­sa­tion­nels, étaient restés épars, fugi­tifs et spon­tanés.

Mais, les con­seils étaient égale­ment con­testés par la gauche ouvrière, en par­ti­c­uli­er par les mil­i­tants proches des posi­tions de Lot­ta con­tin­ua, de Potere operaio, des assem­blées autonomes et des Comités de base. Cette com­posante cri­ti­quait plus spé­ci­fique­ment deux aspects des con­seils: d’une part la réin­tro­duc­tion d’un principe de délé­ga­tion qui risquait d’affaiblir l’effort d’auto-organisation et de réduire la pres­sion exer­cée par la base dans les ate­liers et dans les usines (Lot­ta con­tin­ua oppo­sait à l’élection de délégués ouvri­ers le slo­gan « Nous sommes tous des délégués »); de l’autre, la sujé­tion in fine des con­seils à la fonc­tion de médi­a­tion du syn­di­cat.

Après 1968, les luttes étaient repar­ties d’un principe de stricte sépa­ra­tion entre le moment autonome de la lutte et le moment syn­di­cal de la négo­ci­a­tion. Ce principe lais­sait la plus grande lib­erté à l’action ouvrière, à l’expérimentation de nou­veaux mod­èles organ­i­sa­tion­nels et pro­duc­tifs. Il per­me­t­tait d’affranchir l’organisation ouvrière des accords qui avaient pu être passés avec le patronat et garan­tis­sait une lib­erté d’action chaque fois que les accords syn­di­caux sem­blaient insat­is­faisants à la majorité des ouvri­ers. À l’inverse, les con­seils réin­tro­dui­saient un lien entre le moment de la lutte et le moment de la négo­ci­a­tion, et par là même la pos­si­bil­ité d’un con­trôle syn­di­cal sur l’organisation ouvrière.

Sur la ques­tion des con­seils, le débat fut âpre et il ne fut jamais con­clu. La plu­part des ouvri­ers d’avant-garde con­sid­érèrent que les con­seils étaient des struc­tures impor­tantes pour l’auto-organisation, et ils y par­ticipèrent. Une frac­tion d’entre eux y par­ticipèrent sans se dépar­tir d’une une posi­tion cri­tique. Enfin, une minorité plus rad­i­cale s’y opposa et s’attela obstiné­ment à la con­sti­tu­tion de struc­tures de base qui s’opposaient frontale­ment à la ges­tion syn­di­cale. Pour mieux com­pren­dre cette cri­tique ouvrière des con­seils, nous citons ci-dessous ici un extrait d’un texte de 1973, issu des organ­i­sa­tions autonomes des usines Alfa Romeo, Pirelli et Sit-Siemens à Milan:

« Les organ­i­sa­tions syn­di­cales entrent dans une phase où elles doivent assumer ouverte­ment leur rôle de col­lab­o­ra­tion avec le plan de restruc­tura­tion cap­i­tal­iste et de développe­ment réformiste. La vio­lente attaque que mènent actuelle­ment les forces patronales a pour but de purg­er la gauche de toute vel­léité de rébel­lion et de con­train­dre la classe ouvrière à la pas­siv­ité par rap­port au plan du cap­i­tal.

La thèse qui sou­tient que le con­seil d’usine serait l’instrument d’organisation de base que la classe ouvrière aurait réus­si à impos­er, qu’il serait l’expression de son autonomie, est erronée. Ce qui est indé­ni­able en revanche, c’est que face à la pres­sion de la base et au développe­ment d’une autonomie ouvrière qui échappe le plus sou­vent au con­trôle des hiérar­chies syn­di­cales, ces dernières ont été con­traintes à con­céder un mod­èle d’organisation certes plus hor­i­zon­tal, mais qui leur assure égale­ment des pos­si­bil­ités de con­trôle accrues. Si l’on fait aujourd’hui le bilan de l’expérience des con­seils, on ne peut que con­stater qu’ils ont tou­jours été large­ment con­trôlés par les syn­di­cats. Tant qu’ils vont dans le sens de la ligne syn­di­cale, on les laisse fonc­tion­ner, mais on les bloque dès que les déci­sions de la base com­men­cent à pré­val­oir. »

Car l’expérience des con­seils a tou­jours été prise dans des ten­sions con­tra­dic­toires: pour les ouvri­ers com­bat­ifs qui y par­tic­i­paient, ils étaient non seule­ment un instru­ment d’organisation poli­tique et de lutte, mais aus­si un out­il d’expérimentation sociale. Il n’en reste pas moins qu’ils étaient égale­ment un relais syn­di­cal à l’intérieur de l’usine

1 « Toute la ques­tion de la récupéra­tion est de savoir si la bouteille est à moitié vide ou à moitié pleine. Il est évi­dent que la force des luttes avait des retombées dans cer­taines tran­scrip­tions syn­di­cales. Par exem­ple, à la réou­ver­ture de la FIAT après les luttes de l’été 1969, Bruno Trentin, une fig­ure impor­tante dans le mou­ve­ment ouvri­er ital­ien, a lancé le mot d’ordre du “syn­di­cat des con­seils”, qui a sus­cité cer­tains espoirs. Pour nous, c’était une péri­ode de décep­tion parce qu’à la FIAT nous sor­tions d’une grande lutte, autonome, sauvage, avec laque­lle, un peu par chance, un peu par mérite, nous avions vrai­ment été en prise. À Lot­ta con­tin­ua et à Potere operaio, nous sommes par­tis en guerre con­tre ce qu’on con­sid­érait comme une mys­ti­fi­ca­tion. En théorie, les mil­i­tants ouvri­ers de Potere operaio et de Lot­ta con­tin­ua ne par­tic­i­paient pas aux élec­tions, mais dans les trois mois qui ont suivi l’annonce, ils ont de fait tous décidé de par­ticiper, de se porter can­di­dats, d’être dans les con­seils. Évidem­ment, on pou­vait voir les con­seils à la fois comme une forme de pour­suite et de récupéra­tion du mou­ve­ment antérieur… C’était vrai­ment un ter­rain ambiva­lent, même si bien sûr, par­fois, le syn­di­cat était aus­si la cour­roie de trans­mis­sion d’une cer­taine force. On s’en ser­vait inévitable­ment, tout en con­tin­u­ant à se faire la guerre », Oreste Scal­zone, « Les 150 heures », réc­it paru dans le jour­nal La horde d’or n°3/4, mars 2009 – disponible en ligne sur ordadoro.info

. Et c’est cette fonc­tion qui allait être la cible d’une puis­sante vague d’opposition, rad­i­cale­ment poli­tique, qui revendi­quait le car­ac­tère révo­lu­tion­naire des instances d’organisation ouvrière.

Mais il nous faut à présent, au-delà de l’analyse formelle, entr­er dans le vif du sujet. En quoi con­sis­tait donc cette expéri­men­ta­tion poli­tique et sociale, en quoi con­sis­tait l’hypothèse théorique et ana­ly­tique des groupes révo­lu­tion­naires et des organ­i­sa­tions autonomes de base? On a déjà évo­qué les objec­tifs portés par la vague de luttes ouvrières qui débute au print­emps 1968 et cul­mine à l’automne 1969: l’égalité salar­i­ale, la lutte con­tre les rythmes et la charge de tra­vail, la garantie du salaire, la lutte con­tre la nociv­ité des con­di­tions de tra­vail, l’auto-réduction des cadences, l’auto-réduction des dépens­es quo­ti­di­ennes.

Mais cet ensem­ble d’objectifs ne con­stitue pas encore en lui-même une stratégie d’ensemble, un pro­jet révo­lu­tion­naire com­plet et artic­ulé. C’est pourquoi nous voudri­ons nous attarder ici sur un con­cept cen­tral à l’époque et davan­tage encore dans les années 1970 – mais qui don­na lieu à beau­coup d’équivoques, à beau­coup d’incompréhensions, à beau­coup de for­mu­la­tions incom­plètes ou erronées: le refus du tra­vail.

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    « Toute la ques­tion de la récupéra­tion est de savoir si la bouteille est à moitié vide ou à moitié pleine. Il est évi­dent que la force des luttes avait des retombées dans cer­taines tran­scrip­tions syn­di­cales. Par exem­ple, à la réou­ver­ture de la FIAT après les luttes de l’été 1969, Bruno Trentin, une fig­ure impor­tante dans le mou­ve­ment ouvri­er ital­ien, a lancé le mot d’ordre du “syn­di­cat des con­seils”, qui a sus­cité cer­tains espoirs. Pour nous, c’était une péri­ode de décep­tion parce qu’à la FIAT nous sor­tions d’une grande lutte, autonome, sauvage, avec laque­lle, un peu par chance, un peu par mérite, nous avions vrai­ment été en prise. À Lot­ta con­tin­ua et à Potere operaio, nous sommes par­tis en guerre con­tre ce qu’on con­sid­érait comme une mys­ti­fi­ca­tion. En théorie, les mil­i­tants ouvri­ers de Potere operaio et de Lot­ta con­tin­ua ne par­tic­i­paient pas aux élec­tions, mais dans les trois mois qui ont suivi l’annonce, ils ont de fait tous décidé de par­ticiper, de se porter can­di­dats, d’être dans les con­seils. Évidem­ment, on pou­vait voir les con­seils à la fois comme une forme de pour­suite et de récupéra­tion du mou­ve­ment antérieur… C’était vrai­ment un ter­rain ambiva­lent, même si bien sûr, par­fois, le syn­di­cat était aus­si la cour­roie de trans­mis­sion d’une cer­taine force. On s’en ser­vait inévitable­ment, tout en con­tin­u­ant à se faire la guerre », Oreste Scal­zone, « Les 150 heures », réc­it paru dans le jour­nal La horde d’or n°3/4, mars 2009 – disponible en ligne sur ordadoro.info