Les années du cynisme, de l’opportunisme et de la peur

En avant com­ment, en avant vers où? Avec le « mou­ve­ment de 77 » s’est repro­duit un phénomène qui avait déjà eu lieu en 1968–69: le sys­tème poli­tique est heurté de plein fou­et par une demande de réno­va­tion poli­tique, insti­tu­tion­nelle et cul­turelle, et il réag­it en mar­gin­al­isant le mou­ve­ment, à l’aide de dif­férentes formes de répres­sion judi­ci­aire et poli­cière.

Au plus fort de l’« Automne chaud », la « stratégie de la ten­sion » avait con­traint le mou­ve­ment à adopter des formes d’organisation et de représen­ta­tion divers­es: du néolénin­isme des groupes, à la conquête/usage/négation des con­seils d’usine; de l’émergence des for­ma­tions armées clan­des­tines au regroupe­ment de com­posantes de la société civile autour de pro­jets « référendaires » (divorce, avorte­ment, etc.) visant à recou­vr­er des espaces d’action démoc­ra­tique.

En 1977, toutes ces formes de représen­ta­tion entrent en crise, à la fois à cause de la recom­po­si­tion qui est à l’œuvre dans les sphères de pou­voir de l’État, et de l’émergence d’une nou­velle com­po­si­tion sociale, de nou­veaux sujets pro­duc­tifs qui ne se recon­nais­sent plus dans les précé­dentes formes d’auto-organisation. On a dit que 77 avait été le moment où la « cri­tique rad­i­cale de la poli­tique » avait été portée à son comble, le moment his­torique où la sub­jec­tiv­ité de la nou­velle com­po­si­tion sociale avait défini­tive­ment mis en pièces l’ensemble des théories et des pra­tiques se rap­por­tant à la « forme par­ti ». Mais il faut aus­si garder à l’esprit que la richesse et la com­plex­ité qui se sont man­i­festées alors n’ont pas trou­vé de forme poli­tique qui puisse con­tenir et organ­is­er l’ensemble des besoins exprimés.

Les intu­itions et les pra­tiques dif­fus­es au cours de cette brève sai­son de révolte ont fait ressur­gir de manière aiguë la con­tra­dic­tion irré­solue entre com­po­si­tion de classe et organ­i­sa­tion, qui a dom­iné toute l’histoire des années 1960 et 1970. On pour­rait dire qu’au cours de la décen­nie précé­dente, toutes les hypothès­es organ­i­sa­tion­nelles pos­si­bles, pro­duites his­torique­ment par l’aire com­mu­niste et lib­er­taire, avaient été « épuisées », et que toutes s’étaient révélées inadéquates à la com­plex­ité des sujets et au con­flit con­tre l’ennemi de classe. Si, après l’« Automne chaud », la capac­ité de riposte du mou­ve­ment avait expéri­men­té des formes d’organisation et des pra­tiques de lutte « étrangères » à la tra­di­tion révi­sion­niste, en faisant du « corps cen­tral » de la classe ouvrière son point de référence, avec le mou­ve­ment de 77, ce point de vue aus­si s’effondre, lais­sant les sujets réels sans rien à quoi se référ­er.

La « stratégie de la ten­sion » avait été défaite par trois grandes com­posantes sociales et poli­tiques: la con­flict­ual­ité de l’autonomie de classe, la pra­tique mil­i­tante et le rad­i­cal­isme démoc­ra­tique. La posi­tion extrême et total­isante des for­ma­tions armées avait his­torique­ment pro­duit « la forme-vio­lence organ­isée en par­ti » mais, jusqu’à la fin de l’année 1976, cette com­posante était restée fon­da­men­tale­ment minori­taire (Bon­isoli, l’un des fon­da­teurs des BR, dira qu’à cette époque, il n’y avait pas cent mil­i­tants dans toute l’Italie). Lorsqu’émerge le « mou­ve­ment de 77 », le pro­jet qu’elles por­tent est sérieuse­ment mis en dif­fi­culté: car si la référence imag­i­naire et poli­tique à la ten­dance armée avait incon­testable­ment gag­né du ter­rain, rien ne per­me­t­tait de pos­tuler un but com­mun entre le pro­jet armé et la pra­tique de la vio­lence dif­fuse.

Crise des « mod­èles organ­i­sa­tion­nels », rad­i­cal­ité du « besoin de com­mu­nisme », restruc­tura­tion pro­fonde et autori­taire du cycle pro­duc­tif, recom­po­si­tion de la « forme État », telles étaient les coor­don­nées du con­flit.1 Ser­gio Bologna, « Pri­mo Mag­gio oltre il movi­men­to », Pri­mo Mag­gio n° 13, 1979

C’est aus­si à cette péri­ode que sont autorisées – sans aucune inter­ven­tion lég­isla­tive – les « pris­ons spé­ciales », véri­ta­bles lagers des­tinés à la destruc­tion psy­chophysique des détenus, et que l’on généralise l’usage des armes pour empêch­er les éva­sions: on com­prend donc que si un autre « mas­sacre d’Alessandria » devait avoir lieu, ce ne serait plus du fait de l’initiative per­son­nelle de quelque mag­is­trat, mais bien par force de loi2 En mai 1974 à Alessan­dria (Pié­mont), trois détenus séquestrent des employés de la prison. Ils deman­dent de pou­voir quit­ter la prison à bord d’une camion­nette. L’intervention de la police, qui assiège immé­di­ate­ment l’édifice, provoque la mort de deux otages. Le lende­main, le Général Car­lo Alber­to del­la Chiesa décide de don­ner l’assaut : deux détenus et trois otages sont tués. En 1977, le général Dal­la Chiesa est pro­mu plénipo­ten­ti­aire des pris­ons spé­ciales, avec pour mis­sion d’en assur­er l’organisation et la sécu­rité. En deux jours, « 600 détenus sont trans­férés dans les sept pre­mières struc­tures de haute sécu­rité par les troupes spé­ciales de Del­la Chiesa. » Sal­va­tore Verde, Mas­si­ma sicurez­za. Dal carcere spe­ciale allo sta­to penale, Odradek, 2002. Sur les con­di­tions de déten­tion dans les étab­lisse­ments de haute sécu­rité, voir Prog­et­to memo­ria : Il carcere spe­ciale, Sen­si­bili alle foglie, 2006. . Nul hasard si la direc­tion des pris­ons spé­ciales est con­fiée au général Car­lo Alber­to Dal­la Chiesa qui avait été un des acteurs de ce « mas­sacre ».

En effet, si la « stratégie de la ten­sion » avait été our­die par cer­tains secteurs de l’État pour « instiller » dans le con­flit de class­es le chan­tage ter­ror­iste d’une pos­si­ble invo­lu­tion réac­tion­naire, la « lég­is­la­tion d’urgence » est l’avènement au plan insti­tu­tion­nel d’une pra­tique fon­da­men­tale­ment « illé­gale », régres­sive, réac­tion­naire, visant à con­di­tion­ner et à réprimer toute expres­sion organ­isée ou spon­tanée de rébel­lion sociale. Les formes que prend la réponse de l’adversaire de classe sont divers­es, mais les final­ités sont iden­tiques.

Dans la per­cep­tion com­mune de mil­liers de mil­i­tants – mais aus­si dans cer­tains secteurs démoc­ra­tiques – l’État, en cou­vrant (c’est-à-dire en tolérant ou en organ­isant) les intrigues de la « poli­tique des mas­sacres » avait per­du le mono­pole de l’usage légitime de la vio­lence – ce sup­posé priv­ilège « démoc­ra­tique » étant par ailleurs des plus ambi­gus et con­tra­dic­toires. Nor­ber­to Bob­bio (l’un des pères de la Con­sti­tu­tion) affir­mait lors d’une inter­ven­tion sur ces ques­tions: « Que les groupes révo­lu­tion­naires jus­ti­fient leur pro­pre vio­lence en la con­sid­érant comme une réponse, la seule pos­si­ble, à la vio­lence de l’État, est plus que naturel […] Du reste ce même argu­ment est util­isé par l’État pour jus­ti­fi­er l’usage de sa pro­pre vio­lence, de la vio­lence insti­tu­tion­nal­isée, con­tre la vio­lence révo­lu­tion­naire

3 Nor­ber­to Bob­bio, « Se cede la legge », La Stam­pa, 17 juil­let 1977

. » C’est pris dans ce jeu de miroir que, selon Bob­bio, les « démoc­rates con­séquents » éla­borent les con­sti­tu­tions et les tables des lois. Ces appareils « dis­ci­plinaires » devraient avoir pour tâche d’équilibrer le droit de représen­ta­tion des mou­ve­ments soci­aux et les exi­gences de ges­tion et de repro­duc­tion des démoc­ra­ties. Si ce n’est pas le cas, si les statuts et les règles du jeu sont mod­i­fiés de manière uni­latérale, un con­flit éclate, aux issues imprévis­i­bles.

Au milieu des années 1970, l’arriération con­ser­va­trice du pou­voir démoc­rate-chré­tien avait engen­dré un « blocage » du sys­tème démoc­ra­tique, dont les pre­miers symp­tômes appa­rais­sent dès 1974 (c’est-à-dire bien avant la phase de la pré­ten­due men­ace « ter­ror­iste »), avec notam­ment la pro­mul­ga­tion d’une loi dou­blant les durées max­i­males d’incarcération préven­tive. La réin­tro­duc­tion de l’interrogatoire de police et surtout la loi Reale (1975) parachèvent cette pre­mière phase de régres­sion: les « forces de l’ordre » se voient accorder un véri­ta­ble « per­mis de tuer »: on comptera 350 vic­times dans les dix pre­mières années de son appli­ca­tion

4 Le décret-loi du 11 avril 1974 étend la déten­tion préven­tive à 8 ans ; en octo­bre de la même année, une loi rétablit l’interrogatoire de police judi­ci­aire, sus­pendu depuis décem­bre 1969. Sur les vic­times de la Loi Reale voir 625. Libro bian­co sul­la legge Reale. Mate­ri­ali sulle politiche di repres­sione e con­trol­lo sociale, Cen­tro di Inizia­ti­va Luca Rossi, 1990. L’ouvrage fait état de 625 vic­times directes de la loi Reale, dont 254 morts

.

Avec le recul, la dynamique autori­taire appa­raît presque comme un pro­jet glob­al: d’un côté « la ter­reur des mas­sacres » entretenue par les organes de sûreté de l’État, de l’autre une infla­tion de dis­po­si­tions judi­ci­aires tou­jours plus autori­taires, au nom de la défense d’une « démoc­ra­tie » par ailleurs assez mal définie, con­tre une vio­lence qui reste tout aus­si générique. Tout cela était une réponse à la « mod­i­fi­ca­tion pro­fonde de la con­sti­tu­tion matérielle du sys­tème poli­tique ital­ien » qui, en par­tant de l’usine et en s’intégrant dans le champ social, avait pro­fondé­ment altéré les rap­ports de force entre les class­es. Le syn­di­cat avait pris forme, ou plutôt l’unité syn­di­cale voulue par la base, par l’ouvrier-masse.

Le syn­di­cat, seul instru­ment de médi­a­tion entre le pou­voir de la classe ouvrière et le sys­tème des par­tis (tout le sys­tème des par­tis), était aus­si en train de devenir la prin­ci­pale cour­roie de trans­mis­sion entre la société civile et l’État, affaib­lis­sant ain­si de manière dras­tique et irréversible le tra­di­tion­nel pou­voir des par­tis, et en par­ti­c­uli­er des par­tis de gauche. Dans l’usine et dans la société, les mou­ve­ments échap­paient pro­gres­sive­ment à l’hégémonie du PCI, qui pour la pre­mière fois depuis l’après-guerre per­dait la main­mise sur les usines. Les formes de lutte, la « con­flict­ual­ité per­ma­nente », les mou­ve­ments qui por­taient le con­flit sur le salaire, sur le revenu, sur les ser­vices, sur la con­som­ma­tion pro­duc­tive de la force de tra­vail, étaient presque tous autonomes et indépen­dants du sys­tème des par­tis. La seule force qui ten­tait au con­traire de les représen­ter était le syn­di­cat sous ses dif­férentes formes, par­mi lesquelles les instances de base s’imposent rapi­de­ment – et la grande majorité des adhérents au FLM (l’instance inter­syn­di­cale des con­seils d’usine) n’émargeait à aucun par­ti – jusqu’à affron­ter vio­lem­ment les direc­tions.

« Tan­dis qu’une société tout entière est en voie de trans­for­ma­tion accélérée, la bour­geoisie est en proie à une crise vio­lente et durable, qui se traduit par la perte de son iden­tité cul­turelle et de ce qui reste des héritages démoc­ra­tiques de la Résis­tance, mais aus­si et surtout par un con­flit et une mod­i­fi­ca­tion des pou­voirs internes à sa com­po­si­tion

5 Ser­gio Bologna, « Com­po­sizione di classe e sis­tema politi­co », Crisi delle politiche e politiche nel­la crisi, Libre­ria l’Ateneo di G. Piron­ti, 1981

. » Dans ce con­texte, on assiste à une uni­fi­ca­tion ten­dan­cielle du cadre poli­tique autour du pro­jet de défense de l’« État démoc­ra­tique ». « Il s’agit du reste d’un proces­sus récur­rent sous les régimes una­n­imistes ou dépourvus de réelle oppo­si­tion. D’une part, les forces poli­tiques per­dent pro­gres­sive­ment leur car­ac­tère de classe et s’alignent sous la référence com­mune à un intérêt général inter­clas­siste, dont l’État est le siège; de l’autre, et récipro­que­ment, l’État et les insti­tu­tions, en tant qu’ils sont déposi­taires du “con­sen­sus” que la grande majorité pop­u­laire exprime par la médi­a­tion des par­tis, aban­don­nent à leur tour toute référence à l’histoire et à la classe, pour devenir État et insti­tu­tions “démoc­ra­tiques” par déf­i­ni­tion […]. En Ital­ie, par exem­ple, on ne dit plus de l’État qu’il est “bour­geois”, “cap­i­tal­iste”, “démoc­rate-chré­tien”, ou même par cer­tains aspects encore “fas­ciste”: par les ver­tus thau­maturgiques du “con­sen­sus” des forces poli­tiques [Cf. le gou­verne­ment de “sol­i­dar­ité nationale”, N.d.A.] – c’est-à-dire en pre­mier lieu du PCI – l’État en est venu à s’identifier à la démoc­ra­tie, à une valeur com­mune dont la défense est l’intérêt et le devoir de tous

6 Lui­gi Fer­ra­joli, Dani­lo Zolo, Democrazia autori­taria e cap­i­tal­is­mo maturo,
op. cit

. »

Dans la péri­ode qui précède 77, le PCI tente juste­ment de revoir en pro­fondeur ses statuts, ses références et son sys­tème de pou­voirs internes. C’est aus­si le Par­ti qui, dans un pre­mier temps, tire les meilleurs béné­fices de l’aspiration général­isée au change­ment qui par­court la société civile. Les vic­toires élec­torales de 1975–76 (ses plus hauts scores his­toriques depuis la guerre) sont aus­si le pro­duit d’un imag­i­naire col­lec­tif qui fait du « dépasse­ment » élec­toral de la démoc­ra­tie chré­ti­enne l’emblème d’une par­tie des besoins exprimés au cours des cinq années précé­dentes. Mais tout cela se révèle une trag­ique illu­sion. Le PCI, par stratégie his­torique et par cul­ture poli­tique, n’est pas en mesure de se faire l’écho d’un besoin de change­ment aus­si rad­i­cal. Il pour­suit au con­traire avec obsti­na­tion l’objectif d’entrer dans l’aire de gou­verne­ment. Ain­si s’expliquent l’abandon de son irré­ductible oppo­si­tion à l’OTAN (une bataille his­torique menée depuis les années 1950) et le choix de la lutte pour restau­r­er la « pro­duc­tiv­ité » cap­i­tal­iste dure­ment érodée par les luttes sociales et d’usine.

Cette stratégie de rap­proche­ment avec le pou­voir implique néces­saire­ment de ramen­er le syn­di­cat dans la sphère d’influence du Par­ti, puisqu’il est, comme on l’a vu, l’unique force de médi­a­tion du con­flit. « Sans les syn­di­cats, le sys­tème poli­tique ital­ien ne résis­terait pas aux poussées de classe, sur le revenu, aux nou­veaux besoins

7 Ser­gio Bologna, « Com­po­sizione di classe e sis­tema politi­co », art. cit

. » Aucune recom­po­si­tion du pou­voir par le haut ne pou­vait avoir lieu sans la col­lab­o­ra­tion du syn­di­cat.

C’est sur la base de ce pro­jet que s’ébauche la poli­tique des sac­ri­fices, qui mobilise toutes les « têtes pen­santes » disponibles. Bruno Trentin écrit un long texte de réflex­ion (Da sfrut­tati a pro­dut­tori

8 Bruno Trentin, D’exploités à pro­duc­teurs [1978], Édi­tions ouvrières, 1984

) où il explique la néces­sité d’un pacte entre pro­duc­teurs pour renouer, comme par hasard, avec l’« hégé­monie démoc­ra­tique » du mou­ve­ment ouvri­er. Berlinguer, dans son célèbre dis­cours aux intel­lectuels, expli­quera que le gou­verne­ment de gauche n’est pas tant une hypothèse impos­si­ble qu’indésirable tant que le ter­rain de la « pro­duc­tiv­ité » sera « une arme du patronat » plutôt qu’« une arme du mou­ve­ment ouvri­er pour faire advenir la poli­tique de trans­for­ma­tion ». Lama, pour sa part, dans un entre­tien fameux à la Repub­bli­ca, répétera en sub­stance les mêmes idées, en s’appuyant sur les pro­pos de l’économiste Sylos Labi­ni, selon lequel « la gauche doit délibéré­ment et sans mau­vaise con­science par­ticiper à la recon­sti­tu­tion de marges de prof­it, qui se sont aujourd’hui large­ment effon­drées, y com­pris en pro­posant des mesures coû­teuses pour les tra­vailleurs. Cela peut être un pas en direc­tion de l’hégémonie gram­sci­enne [sic]

9 La Repub­bli­ca, 10 décem­bre 1976

». Le PCI s’alignera sur cette posi­tion théorique lors de sa « par­tic­i­pa­tion » au gou­verne­ment.

Mais un tel choix stratégique ne peut qu’avoir de lour­des con­séquences sur le con­flit social. Il implique le ren­verse­ment com­plet du rap­port capital/travail tel qu’il exis­tait dans la phase révo­lu­tion­naire précé­dente. Il implique l’anéantissement de toutes les con­quêtes de l’« Automne chaud » et de l’hégémonie con­quise avec le « par­ti de Mirafiori ». On peut user de tous les arti­fices lin­guis­tiques (les licen­ciés, par exem­ple, sont main­tenant qual­i­fiés de « sur­numéraires »), mais dans la réal­ité, ni les ouvri­ers ni les mou­ve­ments qui agis­sent dans la société n’entendent renon­cer aux con­quêtes des luttes précé­dentes, et ils enten­dent même aller au-delà.

La « lég­is­la­tion d’urgence » est avant toute chose une force de dis­sua­sion, visant à prévenir l’affrontement qui pour­rait naître de la mod­i­fi­ca­tion des « règles du jeu ». Le gou­verne­ment de « sol­i­dar­ité nationale », qui se veut l’expression d’un « État démoc­ra­tique » thau­maturgique et inter­clas­siste, tend à inté­gr­er le max­i­mum de formes con­flictuelles dans l’espace par­lemen­taire, tan­dis que celles qui sont lui incom­pat­i­bles devi­en­nent matière pénale et judi­ci­aire.

Der­rière le « sys­tème des par­tis », la forme-État, qui est depuis tou­jours latente dans l’histoire ital­i­enne, ressur­git alors dans toute la vigueur de son pro­jet. « La forme-État (démoc­ra­tique et inter­clas­siste) se man­i­feste avec évi­dence à cer­taines péri­odes de l’histoire, lorsque la crise du régime précé­dent et le développe­ment d’une nou­velle com­po­si­tion de classe (presque tou­jours extérieure au sys­tème et aux insti­tu­tions) men­a­cent d’échapper au con­trôle de la dialec­tique entre gou­verne­ment et oppo­si­tion. C’est ce qui est arrivé en 1945–46 après la lutte armée con­tre le fas­cisme, quand les par­tis ont choisi de priv­ilégi­er leurs rap­ports récipro­ques plutôt que leurs rap­ports avec les class­es et avec les mass­es, et que le PCI a priv­ilégié le rap­port avec les par­tis de l’arc con­sti­tu­tion­nel, plutôt que le rap­port avec la classe et avec le mou­ve­ment en armes. De manière ana­logue, dès lors qu’il a choisi la voie du com­pro­mis his­torique et plus encore après le 20 juin 1976 (les élec­tions vic­to­rieuses), en invo­quant encore une fois l’“État d’urgence” con­tre la crise – exacte­ment comme il l’avait fait à l’époque de la Recon­struc­tion – le PCI a choisi de ren­forcer ses liens avec les autres par­tis et en par­ti­c­uli­er avec la DC “afin de sur­mon­ter la crise de l’État” et de don­ner au “sys­tème des par­tis” un air de con­corde plutôt que de con­flit. L’unité poli­tique et pro­gram­ma­tique des par­tis s’abat alors comme une cloche de fer sur les besoins de la classe; le “sys­tème des par­tis” n’entend plus représen­ter les con­flits ni en assur­er la médi­a­tion ou l’organisation: il les délègue aux “intérêts économiques” et s’affirme comme forme sci­en­tifique de l’État, un État séparé et hos­tile à la société. Le sys­tème poli­tique se raid­it, il s’oppose plus frontale­ment à la société civile, il n’accuse plus récep­tion des sec­ouss­es venues d’en bas, mais les con­trôle et les réprime

10 Ser­gio Bologna (dir.), La tribú delle talpe, op. cit

. »

Alors qu’en 1977, le Par­lement rat­i­fie un train de « lois excep­tion­nelles », les pra­tiques insur­rec­tion­nelles du mou­ve­ment et le retranche­ment dés­espéré des avant-gardes ouvrières dans les usines boule­versent com­plète­ment le paysage des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires. À l’heure où l’autonomie et la richesse du « mou­ve­ment de 77 » se heur­tent au désert de la décom­po­si­tion sub­jec­tive, et que la dif­fi­cile ques­tion « en avant com­ment, en avant vers où? » prend des sig­ni­fi­ca­tions exis­ten­tielles, les avant-gardes d’usine vivent d’une manière trag­ique la « trahi­son des direc­tions ». L’usage poli­tique de la cas­sa inte­grazione, le décen­trement des infra­struc­tures de pro­duc­tion, les licen­ciements inces­sants pour raisons poli­tiques, régulière­ment légitimées par le pou­voir sans frein de la mag­i­s­tra­ture, sem­blent – et c’est ce qu’ils sont, en effet – autant d’obstacles insur­monta­bles à la reprise de l’initiative.

Il s’agit peut-être de la péri­ode la plus som­bre que l’on ait con­nue depuis l’après-guerre. Si l’angoisse du début des années 1960 avait été l’un des ressorts de la révolte, la « peur » ouvrière pro­duit à ce moment des formes dés­espérées d’homologation. La lutte « con­tre le ter­ror­isme » est le cheval de Troie qui va servir à faire accepter un pro­jet bien plus vaste et bien plus com­plexe. Il s’agit avant tout d’éliminer, d’une part, un cer­tain nom­bre de forces d’opposition révo­lu­tion­naires du paysage poli­tique ital­ien et, de l’autre, le corps cen­tral des avant-gardes ouvrières qui avait ren­du ingérable la dom­i­na­tion patronale sur les usines. Pour ce faire, on a recours non seule­ment à un proces­sus lég­is­latif qui met en pièces l’« État de droit », mais aus­si à un for­mi­da­ble arse­nal médi­a­tique, à une cul­ture, à une lec­ture fal­si­fi­ca­trice de l’histoire des années 1970, dans l’objectif de priv­er de toute « mémoire » les ­sujets antag­o­nistes.

Les jeunes mil­i­tants sont frap­pés du syn­drome ter­ri­ble qui con­siste à con­sid­ér­er toute forme d’auto-organisation de base comme inutile. L’éventail des pos­si­bles sem­ble se réduire au choix de l’extrémisme rad­i­cal: une spi­rale où la général­i­sa­tion de l’héroïne (10000 drogués en 1976, 70000 en 1978) devient l’expression d’une néga­tion rad­i­cale de l’existant, et où l’afflux mas­sif dans les for­ma­tions armées ­reflète un besoin dif­fus de rigueur et d’ordre moral.

Les Brigades rouges étaient l’organisation armée qui jouis­sait his­torique­ment du plus grand pres­tige. Fortes de leurs orig­ines ouvrières, arbo­rant des ori­en­ta­tions théoriques glob­ales de plus en plus proches de la IIIe Inter­na­tionale (après de longs débuts net­te­ment plus « opéraïstes » et guérilleros), les BR don­naient l’image d’une organ­i­sa­tion impéné­tra­ble, impren­able, dotée d’une implaca­ble capac­ité d’agir. L’enlèvement et l’exécution d’Aldo Moro, qui se pré­parait à intro­duire directe­ment le PCI au plus haut niveau de l’État, ont fait des BR les inter­prètes d’un désir de riposte dif­fuse et con­tra­dic­toire à l’intérieur de ce qu’il restait des mou­ve­ments. De larges secteurs des avant-gardes d’usine regar­daient avec une sym­pa­thie com­plice ce que l’affaire Moro pou­vait avoir de sym­bol­ique, et dans de nom­breuses aires de mou­ve­ment l’efficacité mil­i­taire dont les BR avaient fait preuve lors de l’enlèvement de l’homme d’État démoc­rate-chré­tien avait fait grande impres­sion.

Dès les pre­miers mois de 1978, et après la con­clu­sion trag­ique de l’affaire Aldo Moro, les groupes et les pra­tiques armés se mul­ti­plièrent sans dis­con­tin­uer. Des cen­taines de mil­i­tants de l’autonomie dif­fuse et des pans entiers des avant-gardes d’usine rejoignent alors les prin­ci­pales for­ma­tions – la Colon­na Wal­ter ­Ala­sia de Milan, par exem­ple, était majori­taire­ment com­posée de jeunes ouvri­ers

11 La « Colon­na Wal­ter Ala­sia » (du nom d’un jeune brigadiste natif de Ses­to San Gio­van­ni tué dans un affron­te­ment avec la police en 1976) était la sec­tion milanaise des Brigades rouges. Plus « ouvriériste » que l’organisation cen­trale, elle en fut exclue en 1980 et con­tin­ua à men­er des actions sous son nom pro­pre jusqu’à sa dis­so­lu­tion en 1982. Sur cette péri­ode des BR voir Mario Moret­ti, Brigate rosse, une his­toire ital­i­enne, op. cit

. Le « sys­tème des par­tis », qui sem­ble désta­bil­isé par ses pro­pres choix poli­tiques, délègue les pou­voirs de con­trôle et de répres­sion aux forces de l’ordre et à la mag­i­s­tra­ture. Les pou­voirs des juges devi­en­nent incon­testa­bles, abso­lus, et par­ticipent à écrire une des pages les plus noires de l’histoire des « États de droit » mod­ernes. Avec l’enlèvement et l’exécution d’Aldo Moro, les Brigades rouges ont franchi un pas sym­bol­ique dans la stratégie d’« attaque au cœur de l’État » qu’elles ont com­mencé à éla­bor­er en 1975–76 en réponse à l’hypothèse du « com­pro­mis his­torique ». Dans la réso­lu­tion de la direc­tion stratégique d’avril 1975, les BR avaient défini­tive­ment aban­don­né le mod­èle de l’auto-interview avec un doc­u­ment offi­ciel qui aspi­rait à être une sorte de pro­gramme général, comme dans la tra­di­tion des par­tis his­toriques de la IIIe inter­na­tionale. Ce choix, qui pour­rait sem­bler formel, man­i­fes­tait une volon­té de l’organisation armée d’occuper une posi­tion hégé­monique dans la com­plex­ité du proces­sus révo­lu­tion­naire en acte. Elle ne se présen­tait plus comme un groupe armé clan­des­tin con­sti­tu­ant un pôle de référence pour les expéri­ences les plus rad­i­cales agis­sant dans le con­flit de class­es, mais comme une véri­ta­ble organ­i­sa­tion qui, en faisant de la « lutte armée » l’unique ligne stratégique du con­flit de classe, la « forme » de la révo­lu­tion, tendait à requal­i­fi­er en son sein toutes les expéri­ences pro­duites par la com­plex­ité du mou­ve­ment réel. Un tel choix stratégique ne pou­vait que réduire dras­tique­ment la com­plex­ité et la richesse des par­cours organ­i­sa­tion­nels et par con­séquent créer une oppo­si­tion pro­gres­sive avec les autres expéri­ences de lutte, non seule­ment avec ce qui sub­sis­tait des groupes extra­parlemen­taires mais aus­si avec l’aire de l’autonomie organ­isée et dif­fuse. Ces divi­sions per­dureront au cours des années suiv­antes, et la pra­tique des BR con­tin­uera de sus­citer à la fois com­préhen­sion et refus, mais jusqu’à la bifur­ca­tion com­plexe et con­tra­dic­toire de l’« affaire Moro », elle ne sera jamais com­plète­ment délégitimée.

En séques­trant l’homme d’État démoc­rate-chré­tien, les BR s’attaquaient bien évidem­ment au pro­jet du « com­pro­mis his­torique ». Mais en réal­ité cette action pour­suiv­ait l’objectif plus ambitieux de con­quérir l’hégémonie, d’anticiper l’inévitable affron­te­ment entre la « cen­tral­ité ouvrière » et l’État du cap­i­tal que les analy­ses des BR don­naient pour cer­tain et immi­nent, qu’elles voy­aient comme le résul­tat his­torique « naturel » de l’attaque que le cap­i­tal et l’État étaient en train de porter à l’hégémonie exprimée par l’« ouvri­er-masse ». Il s’agissait d’anticiper la « guerre civile ouverte » par des actions mil­i­taires exem­plaires, dans l’objectif de pren­dre la direc­tion du mou­ve­ment réel au moment pré­cis où son développe­ment pro­pre l’amènerait à ren­con­tr­er le pro­jet des BR. Ce pro­jet, fon­da­men­tale­ment idéologique, témoignait bien de la sépa­ra­tion pro­gres­sive qui s’opérait avec le mou­ve­ment réel. Il allait recevoir un démen­ti écla­tant lors de la grande et trau­ma­tique défaite ouvrière à la FIAT en 1980: des dizaines de mil­liers d’ouvriers sus­pendus, exclus de fait de la pro­duc­tion, se dis­per­saient dans la société et deve­naient d’« invis­i­bles » sujets apeurés, privés de leur iden­tité de masse, tan­dis que les groupes armés désor­mais issus d’une pra­tique exclu­sive­ment mil­i­taire n’étaient plus en mesure de se rap­porter aux mod­i­fi­ca­tions pro­fondes inter­v­enues au cours du con­flit.

« Fin 1978 et début 1979, la for­mule du gou­verne­ment d’unité nationale s’effondre et, par­al­lèle­ment, les dernières instances de médi­a­tion sont liq­uidées. L’assassinat du juge Alessan­dri­ni (par Pri­ma lin­ea) prend à ce titre une sig­ni­fi­ca­tion par­ti­c­ulière, dans la mesure où il remet en ques­tion tout le fonc­tion­nement et l’histoire de la mag­i­s­tra­ture dans la ges­tion des proces­sus poli­tiques des dix dernières années

12 Emilio Alessan­dri­ni est tué le 29 jan­vi­er 1979 à Milan. Fig­ure bien con­nue dans le champ de la mag­i­s­tra­ture démoc­ra­tique, il s’était dis­tin­gué par son action effi­cace pour démêler la pelote de fal­si­fi­ca­tions liées au « mas­sacre d’État » et à la stratégie de la ten­sion ». [N.d.A.]

. Les dis­tinc­tions qu’opéraient encore cer­tains secteurs du monde poli­tique et judi­ci­aire entre ter­ror­isme organ­isé et mou­ve­ments de con­tes­ta­tion s’effondrent. La mag­i­s­tra­ture, comme corps séparé, a une réac­tion d’autodéfense qui va bien au-delà des temps et des rythmes néces­saires mêmes aux cel­lules spé­ciales antiguéril­la: elle agit con­tre tout et tous, jetant pêle-mêle en prison théoriciens et poli­to­logues, tech­ni­ciens et jour­nal­istes13 Ser­gio Bologna, « Pri­mo Mag­gio oltre il movi­men­to », art. cit. »

Car si la mag­i­s­tra­ture padouane et les rédac­teurs com­mu­nistes de la revue ­Rinasci­ta avaient avancé la thèse d’une direc­tion com­mune aux groupes armés et au mou­ve­ment dès 1976–77, celle-ci n’était que par­tielle­ment « passée », comme on l’a vu dans le débat sur le mou­ve­ment de 77, elle avait ren­con­tré des zones de ­résis­tance et de refus non seule­ment par­mi les intel­lectuels mais aus­si dans d’importants secteurs de la mag­i­s­tra­ture « démoc­ra­tique ». Avec l’affaire Alessan­dri­ni, cette digue ultime et frag­ile se rompt défini­tive­ment, lais­sant place à l’efficacité dévas­ta­trice et fal­si­fi­ca­trice du « théorème Calogero14 Nom don­né au sys­tème d’accusation élaboré par le mag­is­trat padouan Calogero, qui con­siste à pré­sup­pos­er une direc­tion poli­tique unique à tous les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires (clan­des­tins ou non). C’est sur la base de cette thèse que se déchaîneront les arresta­tions du 7 avril 1979. Inutile de dire qu’après des années de procès et de déten­tion préven­tive, le « théorème » s’avèrera totale­ment incon­sis­tant [N.d.A.] ». Vio­lem­ment privé de ses moyens de com­mu­ni­ca­tion (des cen­taines de rédac­teurs sont inculpés et incar­cérés), écrasé par l’efficacité des groupes armés, désor­mais presque sans alliés et sans « com­pagnons de route », le mou­ve­ment se dis­perse en mille petits ruis­seaux. C’est la vague des « sui­cides mil­i­tants », bien­tôt suiv­ie de celle, bien plus impor­tante, des « sui­cides ouvri­ers » (plus de 200, rien qu’à Turin, par­mi les ouvri­ers mis en cas­sa inte­grazione). L’État, qui s’est recon­fig­uré en appareil d’État, fait de l’urgence une pure et sim­ple – et mortelle – méth­ode de gou­verne­ment, capa­ble de redessin­er en ter­mes autori­taires l’ensemble la « géo­gra­phie du con­flit », met­tant en pièces toute forme de « représen­ta­tion » qui refuserait de se pli­er aux nou­velles exi­gences pro­duc­tives. L’« économie souter­raine » (com­pren­dre: le tra­vail au noir) amène sur le devant de la scène une nou­velle généra­tion d’entrepreneurs sans scrupule, agres­sifs, et prêts à se mesur­er à la tra­di­tion­nelle raz­za padrona

15 Cette expres­sion fait référence à l’essai des jour­nal­istes de L’Espresso, Euge­nio Scal­fari et Giuseppe Turani : Raz­za padrona – Sto­ria del­la borgh­e­sia di sta­to, Fel­trinel­li, 1974. Le livre pointe, à par­tir de l’exemple de l’entreprise Monte­di­son, l’émergence d’une « bour­geoisie d’État » qui accom­pa­gne l’intervention tou­jours plus impor­tante de l’État dans l’économie et l’industrie ital­i­enne, aux dépens de la tra­di­tion­nelle « Raz­za padrona » [race des patrons] du secteur privé

indus­trielle, qui après avoir vidé les usines des sub­jec­tiv­ités révo­lu­tion­naires exprimées par l’« ouvri­er-masse », peut finale­ment englober la sci­ence ouvrière à l’intérieur même de la restruc­tura­tion tech­nologique et infor­ma­tique.

La « cul­ture d’entreprise » et l’« indi­vid­u­al­isme pro­prié­taire » se retour­nent en valeurs pos­i­tives, défendues et exaltées par les médias et les intel­lectuels, qui sem­blent trou­ver dans la « pen­sée faible

16 La « pen­sée faible » (pen­siero debole), recette al dente du post­mod­ernisme dont la France fut d’ailleurs friande, a con­sisté selon Toni Negri « à écras­er la richesse des plans et des artic­u­la­tions du réel, des dis­posi­tifs et des agence­ments de la cri­tique post-struc­turale française sur l’horizon de l’ontologie hei­deg­géri­enne. […] La pen­sée faible a traduit en ital­ien un Deleuze et un Fou­cault déguisés en soubrettes » (La dif­feren­za ital­iana, Not­tetem­po, 2005). Ce fut prob­a­ble­ment la “force” de la pen­sée faible que de se gliss­er sub­rep­tice­ment du côté de la con­tre-révo­lu­tion, prof­i­tant d’une vacance philosophique due aus­si aux con­tre­coups de 77 : « peut-être, dans le déclin des idées et du débat au XXe siè­cle, le point le plus abject a‑t-il été atteint lorsque cer­tains auteurs qual­i­fièrent juste­ment de faible leur pen­sée et leur déf­i­ni­tion de la philoso­phie du présent. D’autres la nom­mèrent, avec davan­tage d’à‑propos « pen­sée molle ». Il s’agissait, sem­ble-t-il, d’une ten­ta­tive d’acclimater le post­mod­erne sous les tièdes cieux italiques », ibi­dem

» du « quo­ti­di­en » et du « pro­fil bas » de la défense de leurs priv­ilèges, un ali­bi à leur fuite.

La théorie des « deux sociétés » qui avait pu appa­raître pen­dant le mou­ve­ment de 77 comme une exces­sive sché­ma­ti­sa­tion, prend au début des années 1980 une dimen­sion de masse: des cen­taines de mil­liers de jeunes « non garan­tis », des mil­lions salariés en sous-emploi con­stituent l’axe por­tant – et sans représen­ta­tion – de la nou­velle richesse.

Dans les grands labyrinthes mét­ro­pol­i­tains règne le silence de la sépa­ra­tion et de l’impuissance. Les vis­ages « séri­al­isés » des « poli­tiques » répè­tent des mots dépourvus de sens sur les écrans de télévi­sion. Les années 1980 ont com­mencé. Les années du cynisme, de l’opportunisme et de la peur

17 « L’opportunisme, le cynisme, la peur, trans­for­ment la sit­u­a­tion émo­tive actuelle mar­quée juste­ment par l’abandon à la fini­tude et par l’appartenance au déracin­e­ment, en résig­na­tion, asservisse­ment, acqui­esce­ment prompt. Mais ain­si, en même temps, ils l’offrent à la vue comme une don­née irréversible, à par­tir de laque­lle on peut penser le con­flit et la révolte. Il faut se deman­der si et com­ment se lais­sent entrevoir des signes d’opposition, reflé­tant cette même affec­ta­tion pour le frag­ile éche­veau de l’« ici et main­tenant » […] Si et com­ment s’affirment des refus et des espoirs dans ce déracin­e­ment même dont est sor­ti le nihilisme euphorique et autosat­is­fait que nous avons sous les yeux. » Pao­lo Virno, « Ambiva­lence du désen­chante­ment », Oppor­tunisme, cynisme et peur, ambiva­lence du désen­chante­ment [1990], repris dans L’Usage de la vie et autres sujets d’inquiétude, op. cit

.

dans ce chapitre« Pao­lo Virno : Do you remem­ber coun­ter­rev­o­lu­tion ?
  • 1
    Ser­gio Bologna, « Pri­mo Mag­gio oltre il movi­men­to », Pri­mo Mag­gio n° 13, 1979
  • 2
    En mai 1974 à Alessan­dria (Pié­mont), trois détenus séquestrent des employés de la prison. Ils deman­dent de pou­voir quit­ter la prison à bord d’une camion­nette. L’intervention de la police, qui assiège immé­di­ate­ment l’édifice, provoque la mort de deux otages. Le lende­main, le Général Car­lo Alber­to del­la Chiesa décide de don­ner l’assaut : deux détenus et trois otages sont tués. En 1977, le général Dal­la Chiesa est pro­mu plénipo­ten­ti­aire des pris­ons spé­ciales, avec pour mis­sion d’en assur­er l’organisation et la sécu­rité. En deux jours, « 600 détenus sont trans­férés dans les sept pre­mières struc­tures de haute sécu­rité par les troupes spé­ciales de Del­la Chiesa. » Sal­va­tore Verde, Mas­si­ma sicurez­za. Dal carcere spe­ciale allo sta­to penale, Odradek, 2002. Sur les con­di­tions de déten­tion dans les étab­lisse­ments de haute sécu­rité, voir Prog­et­to memo­ria : Il carcere spe­ciale, Sen­si­bili alle foglie, 2006.
  • 3
    Nor­ber­to Bob­bio, « Se cede la legge », La Stam­pa, 17 juil­let 1977
  • 4
    Le décret-loi du 11 avril 1974 étend la déten­tion préven­tive à 8 ans ; en octo­bre de la même année, une loi rétablit l’interrogatoire de police judi­ci­aire, sus­pendu depuis décem­bre 1969. Sur les vic­times de la Loi Reale voir 625. Libro bian­co sul­la legge Reale. Mate­ri­ali sulle politiche di repres­sione e con­trol­lo sociale, Cen­tro di Inizia­ti­va Luca Rossi, 1990. L’ouvrage fait état de 625 vic­times directes de la loi Reale, dont 254 morts
  • 5
    Ser­gio Bologna, « Com­po­sizione di classe e sis­tema politi­co », Crisi delle politiche e politiche nel­la crisi, Libre­ria l’Ateneo di G. Piron­ti, 1981
  • 6
    Lui­gi Fer­ra­joli, Dani­lo Zolo, Democrazia autori­taria e cap­i­tal­is­mo maturo,
    op. cit
  • 7
    Ser­gio Bologna, « Com­po­sizione di classe e sis­tema politi­co », art. cit
  • 8
    Bruno Trentin, D’exploités à pro­duc­teurs [1978], Édi­tions ouvrières, 1984
  • 9
    La Repub­bli­ca, 10 décem­bre 1976
  • 10
    Ser­gio Bologna (dir.), La tribú delle talpe, op. cit
  • 11
    La « Colon­na Wal­ter Ala­sia » (du nom d’un jeune brigadiste natif de Ses­to San Gio­van­ni tué dans un affron­te­ment avec la police en 1976) était la sec­tion milanaise des Brigades rouges. Plus « ouvriériste » que l’organisation cen­trale, elle en fut exclue en 1980 et con­tin­ua à men­er des actions sous son nom pro­pre jusqu’à sa dis­so­lu­tion en 1982. Sur cette péri­ode des BR voir Mario Moret­ti, Brigate rosse, une his­toire ital­i­enne, op. cit
  • 12
    Emilio Alessan­dri­ni est tué le 29 jan­vi­er 1979 à Milan. Fig­ure bien con­nue dans le champ de la mag­i­s­tra­ture démoc­ra­tique, il s’était dis­tin­gué par son action effi­cace pour démêler la pelote de fal­si­fi­ca­tions liées au « mas­sacre d’État » et à la stratégie de la ten­sion ». [N.d.A.]
  • 13
    Ser­gio Bologna, « Pri­mo Mag­gio oltre il movi­men­to », art. cit
  • 14
    Nom don­né au sys­tème d’accusation élaboré par le mag­is­trat padouan Calogero, qui con­siste à pré­sup­pos­er une direc­tion poli­tique unique à tous les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires (clan­des­tins ou non). C’est sur la base de cette thèse que se déchaîneront les arresta­tions du 7 avril 1979. Inutile de dire qu’après des années de procès et de déten­tion préven­tive, le « théorème » s’avèrera totale­ment incon­sis­tant [N.d.A.]
  • 15
    Cette expres­sion fait référence à l’essai des jour­nal­istes de L’Espresso, Euge­nio Scal­fari et Giuseppe Turani : Raz­za padrona – Sto­ria del­la borgh­e­sia di sta­to, Fel­trinel­li, 1974. Le livre pointe, à par­tir de l’exemple de l’entreprise Monte­di­son, l’émergence d’une « bour­geoisie d’État » qui accom­pa­gne l’intervention tou­jours plus impor­tante de l’État dans l’économie et l’industrie ital­i­enne, aux dépens de la tra­di­tion­nelle « Raz­za padrona » [race des patrons] du secteur privé
  • 16
    La « pen­sée faible » (pen­siero debole), recette al dente du post­mod­ernisme dont la France fut d’ailleurs friande, a con­sisté selon Toni Negri « à écras­er la richesse des plans et des artic­u­la­tions du réel, des dis­posi­tifs et des agence­ments de la cri­tique post-struc­turale française sur l’horizon de l’ontologie hei­deg­géri­enne. […] La pen­sée faible a traduit en ital­ien un Deleuze et un Fou­cault déguisés en soubrettes » (La dif­feren­za ital­iana, Not­tetem­po, 2005). Ce fut prob­a­ble­ment la “force” de la pen­sée faible que de se gliss­er sub­rep­tice­ment du côté de la con­tre-révo­lu­tion, prof­i­tant d’une vacance philosophique due aus­si aux con­tre­coups de 77 : « peut-être, dans le déclin des idées et du débat au XXe siè­cle, le point le plus abject a‑t-il été atteint lorsque cer­tains auteurs qual­i­fièrent juste­ment de faible leur pen­sée et leur déf­i­ni­tion de la philoso­phie du présent. D’autres la nom­mèrent, avec davan­tage d’à‑propos « pen­sée molle ». Il s’agissait, sem­ble-t-il, d’une ten­ta­tive d’acclimater le post­mod­erne sous les tièdes cieux italiques », ibi­dem
  • 17
    « L’opportunisme, le cynisme, la peur, trans­for­ment la sit­u­a­tion émo­tive actuelle mar­quée juste­ment par l’abandon à la fini­tude et par l’appartenance au déracin­e­ment, en résig­na­tion, asservisse­ment, acqui­esce­ment prompt. Mais ain­si, en même temps, ils l’offrent à la vue comme une don­née irréversible, à par­tir de laque­lle on peut penser le con­flit et la révolte. Il faut se deman­der si et com­ment se lais­sent entrevoir des signes d’opposition, reflé­tant cette même affec­ta­tion pour le frag­ile éche­veau de l’« ici et main­tenant » […] Si et com­ment s’affirment des refus et des espoirs dans ce déracin­e­ment même dont est sor­ti le nihilisme euphorique et autosat­is­fait que nous avons sous les yeux. » Pao­lo Virno, « Ambiva­lence du désen­chante­ment », Oppor­tunisme, cynisme et peur, ambiva­lence du désen­chante­ment [1990], repris dans L’Usage de la vie et autres sujets d’inquiétude, op. cit