Mais d’où venaient ces garçons aux maillots rayés?

Ceux que les jour­naux désig­naient ain­si, ce sont les jeunes que Mon­tal­di iden­ti­fie comme les acteurs des affron­te­ments de Gênes et des autres villes. Par cette insis­tance sur leur tenue ves­ti­men­taire, les jour­nal­istes entendaient peut-être sig­ni­fi­er qu’ils n’appartenaient pas à la classe ouvrière, ou bien qu’il était dif­fi­cile de les cir­con­scrire, de com­pren­dre d’où ils venaient. En réal­ité, si pen­dant les longues années 1950 il sem­blait ne s’être rien passé au plan social, une nou­velle généra­tion, née pen­dant la guerre, expri­mait fût-ce sur des ter­rains minori­taires un malaise et une impa­tience évi­dents face à la rigide nor­mal­i­sa­tion de la vie quo­ti­di­enne. Bien sûr, lorsqu’il fal­lait faire des choix poli­tiques, l’unique force de référence demeu­rait le PCI; mais les jeunes qui avaient quinze ou vingt ans au milieu des années 1950 man­i­fes­taient dans leurs pra­tiques quo­ti­di­ennes leur rejet à la fois d’une morale ouvrière trop rigide et de la pro­duc­tion cul­turelle offi­cielle, même pop­u­laire (films, musique, revues, etc.). L’importation mas­sive de films améri­cains, en imposant les mod­èles fasci­nants de l’amer­i­can way of life avait beau tra­vailler à une sorte de « coloni­sa­tion » des esprits, elle n’en avait pas moins fait ger­mer les images de ­sociétés nou­velles et d’expériences généra­tionnelles cap­ti­vantes.

La per­spec­tive de l’usine deve­nait tou­jours plus insup­port­able. Au Nord, le chô­mage avait dimin­ué de manière spec­tac­u­laire et, dans la nou­velle organ­i­sa­tion indus­trielle de la pro­duc­tion, l’introduction mas­sive des chaînes de mon­tage exigeait d’énormes quan­tités de main‑d’œuvre. Ce qui avait eu lieu en réal­ité, c’était un séisme souter­rain qui avait boulever­sé l’usine, la force de tra­vail, son âge, sa prove­nance, ses fonc­tions. La sec­onde (et cette fois énorme) migra­tion du Sud vers le Nord avait com­mencé. Une nou­velle généra­tion ouvrière était en train de se for­mer dans le tis­su mét­ro­pol­i­tain.

Il s’agit essen­tielle­ment de mérid­ionaux, arrachés à leur cul­ture paysanne, ­por­tant sou­vent la mémoire des grandes défaites de l’après-guerre, et dépourvus de celle de la Résis­tance par­ti­sane, habitués à con­sid­ér­er le tra­vail comme une « peine » et non comme une éman­ci­pa­tion. Relégués au niveau le plus bas de la struc­ture pro­duc­tive, ils ne tirent aucune fierté de la « fonc­tion ouvrière », vivent majori­taire­ment et sou­vent par choix dans les vastes hin­ter­lands mét­ro­pol­i­tains, les fameuses « corées », dont ils ten­tent de trans­former l’habitat

1 Le terme hin­ter­land désigne les marges de la ville et de la ban­lieue qui, sous l’effet de l’industrialisation, s’étirent en gag­nant sur des ter­ri­toires qui rel­e­vaient autre­fois de la cam­pagne. Le terme corea désigne des habi­ta­tions « auto­con­stru­ites ». Elles sur­gis­sent dans les années 1950 et 60 sur des ter­rains ven­dus à la découpe par des pro­prié­taires fonciers, sous l’œil bien­veil­lant de l’administration com­mu­nale, inca­pable de faire face à la crise du loge­ment. De nou­veaux quartiers pren­nent ain­si forme autour de Milan. Ces habi­ta­tions seront pro­gres­sive­ment « régu­lar­isées » par l’administration. Elles don­neront son titre à l’enquête de Dani­lo Mon­tal­di et Fran­co Ala­sia, dont la pré­face fig­ure au chapitre 2 (p. 56 sqq). « La mai­son pousse comme un cube de ciment, mais ce que l’on voit du dehors n’est pas sig­ni­fi­catif ; la mai­son part de la cave, c’est la cave qui per­met de con­stru­ire la mai­son, car elle est louée tout de suite à une famille qui n’a pas l’argent pour s’en con­stru­ire une. L’année suiv­ante si tout va bien, l’immigré aura con­stru­it un étage, où il ira habiter immé­di­ate­ment », Milano, Corea. Inchi­es­ta sug­li immi­grati, Fel­trinel­li, 1960 (rééd. Donzel­li, 2010).

. En s’appropriant des jardins, en repeignant les murs extérieurs de blanc ou de jaune, en cul­ti­vant basil­ic et romarin sur les rebor­ds des fenêtres, ils font irrup­tion dans le tis­su social local et y ouvrent des con­tra­dic­tions, sus­ci­tant à leur encon­tre de fréquents com­porte­ments racistes (surtout à Turin).

Les jeunes du Nord avaient spon­tané­ment saisi ce change­ment. Dans leur effort per­ma­nent pour échap­per à l’usine, ils avaient mûri la con­vic­tion que tout pou­vait être remis en cause. Le gou­verne­ment Tam­broni menait une véri­ta­ble opéra­tion de paci­fi­ca­tion sociale et de dis­ci­pli­nar­i­sa­tion, en réac­tion aux luttes de 1959. Dans l’imaginaire de la jeunesse, cela était perçu comme un acte autori­taire de plus. Sans s’être encore réelle­ment asso­ciés aux luttes de ces nou­velles généra­tions d’immigrés, les jeunes du Nord leur avaient pour­tant déjà man­i­festé quelques signes de sol­i­dar­ité: à Turin, par exem­ple, où des groupes d’étudiants catholiques s’étaient ral­liés aux piquets de grève en agi­tant l’évangile sous les yeux des forces de police. Un film comme La dolce vita de Felli­ni avait magis­trale­ment don­né à voir la face « cor­rompue » de la bour­geoisie; L’Équipée sauvage, avec ­Mar­lon Bran­do, mon­trait un mod­èle pos­si­ble de trans­gres­sion; la musique d’Elvis Pres­ley ryth­mait les change­ments des corps et de la sex­u­al­ité. Finies les « ban­des » d’amis dans les quartiers dés­in­té­grés par la spécu­la­tion immo­bil­ière, pour la pre­mière fois à Milan une « bande » se con­stitue à l’échelle de la ville: les ter­ri­bles et fugaces « ted­dy boys

2 On a appel­lé « ted­dy boys » des groupes de jeunes gens apparus briève­ment en 1960–61 dans plusieurs villes du Nord de l’Italie. Provenant pour la plu­part des quartiers périphériques, ils repre­naient dans leur tenue ves­ti­men­taire cer­tains élé­ments (blou­son de cuir noir, jeans, foulard) du film L’Équipée sauvage [The Wild One, de Lás­zló Benedek sor­ti en Ital­ie en 1954 sous le titre Il sel­vag­gio]. Curieuse­ment, leur nom est emprun­té à une bande de jeunes anglais qui pra­ti­quait au con­traire une élé­gance de type clas­sique-edwar­di­en [N.d.A.]..

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dans ce chapitre« Dani­lo Mon­tal­di: Ital­ie, juil­let 1960Yan­kee go home »
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    Le terme hin­ter­land désigne les marges de la ville et de la ban­lieue qui, sous l’effet de l’industrialisation, s’étirent en gag­nant sur des ter­ri­toires qui rel­e­vaient autre­fois de la cam­pagne. Le terme corea désigne des habi­ta­tions « auto­con­stru­ites ». Elles sur­gis­sent dans les années 1950 et 60 sur des ter­rains ven­dus à la découpe par des pro­prié­taires fonciers, sous l’œil bien­veil­lant de l’administration com­mu­nale, inca­pable de faire face à la crise du loge­ment. De nou­veaux quartiers pren­nent ain­si forme autour de Milan. Ces habi­ta­tions seront pro­gres­sive­ment « régu­lar­isées » par l’administration. Elles don­neront son titre à l’enquête de Dani­lo Mon­tal­di et Fran­co Ala­sia, dont la pré­face fig­ure au chapitre 2 (p. 56 sqq). « La mai­son pousse comme un cube de ciment, mais ce que l’on voit du dehors n’est pas sig­ni­fi­catif ; la mai­son part de la cave, c’est la cave qui per­met de con­stru­ire la mai­son, car elle est louée tout de suite à une famille qui n’a pas l’argent pour s’en con­stru­ire une. L’année suiv­ante si tout va bien, l’immigré aura con­stru­it un étage, où il ira habiter immé­di­ate­ment », Milano, Corea. Inchi­es­ta sug­li immi­grati, Fel­trinel­li, 1960 (rééd. Donzel­li, 2010).
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    On a appel­lé « ted­dy boys » des groupes de jeunes gens apparus briève­ment en 1960–61 dans plusieurs villes du Nord de l’Italie. Provenant pour la plu­part des quartiers périphériques, ils repre­naient dans leur tenue ves­ti­men­taire cer­tains élé­ments (blou­son de cuir noir, jeans, foulard) du film L’Équipée sauvage [The Wild One, de Lás­zló Benedek sor­ti en Ital­ie en 1954 sous le titre Il sel­vag­gio]. Curieuse­ment, leur nom est emprun­té à une bande de jeunes anglais qui pra­ti­quait au con­traire une élé­gance de type clas­sique-edwar­di­en [N.d.A.]..