Andrea Colombo: les principaux groupes

Ce texte a été pub­lié dans Dal movi­men­to ai grup­pi, sup­plé­ment au jour­nal Il Man­i­festo, 1986.

Lotta continua

Au print­emps 1969, des groupes de mil­i­tants du Potere operaio toscan et du Mou­ve­ment étu­di­ant turi­nois afflu­ent aux portes de l’usine FIAT Mirafiori où, hors de tout con­trôle syn­di­cal, une puis­sante offen­sive ouvrière est en marche. Le groupe de l’hebdomadaire La Classe, com­posé essen­tielle­ment de mil­i­tants du Potere operaio de Vénétie et, d’Émilie et du Mou­ve­ment étu­di­ant romain inter­vient à la FIAT depuis quelques semaines déjà. En juin, il devient l’organe de presse de l’assemblée per­ma­nente ouvri­ers-étu­di­ants, qui rassem­ble les cadres ouvri­ers à la tête des dif­férentes luttes d’ateliers et l’ensemble des col­lec­tifs étu­di­ants. Après « la bataille de cor­so Tra­iano », à l’occasion d’une grève syn­di­cale sur la réforme des retraites début juil­let, l’assemblée per­ma­nente appelle à un con­grès nation­al des avant-gardes d’usines pour la fin du mois. À cette occa­sion, le groupe de La Classe et celui qui réu­nit le Potere operaio toscan et les étu­di­ants turi­nois se sépar­ent. La ligne pro­posée par La Classe qui con­siste à iden­ti­fi­er les objec­tifs à même de désar­tic­uler le plan du cap­i­tal, en tablant sur le refus ouvri­er du tra­vail, est jugée « éco­nomi­ciste ». Les Toscans et les Turi­nois lui opposent un pro­jet qui vise à l’accroissement de la con­science antag­o­niste ouvrière par une mobil­i­sa­tion con­tin­ue et ciblée. Au cours de l’été, une alliance se crée autour de cette sec­onde posi­tion, qui ral­lie une par­tie du mou­ve­ment trentin et des cadres étu­di­ants de l’Université catholique de Milan. Le groupe décide de faire paraître un jour­nal nation­al, dont le titre reprend l’immuable slo­gan qui fig­ure sur tous les tracts de l’assemblée ouvri­ers-étu­di­ants de Turin: « Lot­ta con­tin­ua ». En novem­bre parais­sent deux numéros zéro, bien­tôt suiv­is du pre­mier numéro de la série régulière. Ils sont presque entière­ment con­sacrés à la chronique des luttes ouvrières et étu­di­antes. Le sec­ond numéro affiche en page cen­trale un long arti­cle théorique inti­t­ulé Trop et trop peu, qui expose le point de vue de LC sur la ques­tion de l’organisation: « […] Il appa­raît à présent claire­ment que les organ­i­sa­tions tra­di­tion­nelles ne sont par­v­enues à trahir les intérêts de la classe que dans la mesure où elles arrivaient à étouf­fer l’initiative directe des mass­es […]. La nou­velle organ­i­sa­tion doit alors en pre­mier lieu garan­tir que ne se repro­duise pas un mécan­isme de pou­voir fondé sur l’inertie et la pas­siv­ité, mais que soit sol­lic­itée, dans la plus grande dis­ci­pline col­lec­tive et la plus grande sol­i­dar­ité pos­si­bles, la plus grande éman­ci­pa­tion réelle des exploités […].

Mais les exploités ne dis­posent pas tous du même niveau de con­science […]. Une minorité, plus active et plus com­bat­tante dans la lutte de masse, mieux à même d’en traduire les exi­gences et d’en ori­en­ter la force, est déjà dis­posée à exercer sa tâche au-delà même de la sit­u­a­tion spé­ci­fique de lutte dont elle est issue […]. Cette minorité, qui con­stitue l’avant-garde interne des luttes dans le con­flit général de classe, a besoin de s’unir à toutes les autres avant-gardes, de s’organiser […]. Aucune “théorie” de la révo­lu­tion pro­lé­taire n’est val­able une fois pour toutes. Aucune stratégie révo­lu­tion­naire n’est une vue de l’esprit, aucune stratégie ne peut faire l’impasse sur l’expérience pra­tique, con­crète de l’histoire passée et présente du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Mais il n’en est pas moins vrai qu’aucune théorie ne peut se dévelop­per indépen­dam­ment des idées exprimées par les mass­es dans les luttes, de la manière dont la lutte de masse révèle le fonc­tion­nement de la société et les pos­si­bil­ités réelles de dépasse­ment révo­lu­tion­naire […]. C’est dans le rap­port entre la général­i­sa­tion de la lutte de classe et sa direc­tion poli­tique qu’il faut trou­ver la réponse à la ques­tion de l’organisation. Il n’existe pas de ligne poli­tique “juste” indépen­dam­ment de la force du mou­ve­ment de masse […]. Si cette hypothèse est la bonne, si l’organisation n’est pas une étape mais bien un proces­sus, alors jamais, à aucun moment, l’organisation n’est défini­tive, à aucun moment l’avant-garde organ­isée ne peut se cristallis­er, se détach­er du mou­ve­ment de masse, à moins de courir le risque de faire pass­er sa logique interne – et inévitable­ment bureau­cra­tique – avant celle de la lutte du pro­lé­tari­at. Si le par­ti sig­ni­fie cette cristalli­sa­tion, alors nous sommes con­tre le par­ti […]. »

À sa créa­tion, Lot­ta con­tin­ua est plus par­ti­c­ulière­ment présente dans le cen­tre et le Nord du pays. À Turin, elle est l’héritière directe de l’assemblée ouvri­ers-­étu­di­ants; à Milan au con­traire elle se heurte longtemps à l’hégémonie du Movi­men­to stu­den­tesco de la Statale. En avril 1972, le jour­nal Lot­ta con­tin­ua devient un quo­ti­di­en nation­al. Au début de l’année 1975, le groupe tient son pre­mier con­grès en vue de se trans­former en par­ti. Aux élec­tions admin­is­tra­tives de juin, LC choisit pour­tant de ne pas adhér­er à la liste Democrazia pro­le­taria, qui rassem­ble le PDUP et Avan­guardia opera­ia, et appelle à vot­er pour le PCI. Aux élec­tions lég­isla­tives du mois de juin suiv­ant, en revanche, au terme d’exténuantes négo­ci­a­tions, le groupe intè­gre la coali­tion DP, qui sort battue de l’épreuve élec­torale. Quelques mois plus tard, lors de son sec­ond con­grès à Rim­i­ni, la révolte des femmes et des jeunes d’une part, celle des ser­vices d’ordre de l’autre, amè­nent les dirigeants de LC à acter la dis­so­lu­tion de l’organisation. Le quo­ti­di­en con­tin­ue quant à lui son activ­ité en tant qu’« organe du mou­ve­ment ».

Potere operaio

Le con­grès nation­al des comités et des avant-gardes ouvrières s’ouvre à Turin à la fin du mois de juil­let 1969. Il est organ­isé par l’hebdomadaire La Classe qui, depuis sa pre­mière paru­tion, au mois de mai, a joué un rôle impor­tant pour coor­don­ner locale­ment les luttes des dif­férents ate­liers FIAT. Après le grand cycle de luttes autonomes du print­emps, l’objectif est désor­mais de con­stru­ire une organ­i­sa­tion révo­lu­tion­naire à l’échelle nationale.

Mais le pro­jet uni­taire est un échec et les deux prin­ci­paux courants qui avaient fait de l’assemblée ouvri­ers-étu­di­ants de Turin le cen­tre de l’organisation des luttes autonomes des mois précé­dents sor­tent du con­grès divisés: d’un côté le groupe de La Classe, de l’autre celui qui réu­nit les mil­i­tants du Potere operaio toscan et le Movi­men­to stu­den­tesco turi­nois. Les raisons de la dis­corde ne sont bien sûr pas sans lien avec des prob­lèmes de per­son­nes, mais des diver­gences plus pro­fondes sont égale­ment en jeu. La Classe insiste sur le car­ac­tère poli­tique des objec­tifs salari­aux, sur la direc­tion ouvrière du con­flit social, sur la lutte con­tre le tra­vail.

Pen­dant l’été, le groupe de La Classe donne nais­sance à Potere operaio. Le groupe a ses bases à Rome, mais aus­si en Vénétie, par­mi les cadres mil­i­tants qui inter­vi­en­nent depuis des années dans les usines de Por­to Marghera. Le pre­mier numéro du jour­nal éponyme paraît en sep­tem­bre. L’éditorial, « De La Classe à Potere operaio », expose les posi­tions du groupe: « […] Il faut être clair: il y a un saut entre le dis­cours porté par La Classe et celui que nous enten­dons met­tre en œuvre avec Potere operaio. Ce saut n’a rien d’abstrait: il a été ren­du néces­saire par le niveau actuel de la con­flict­ual­ité et, en pre­mier lieu, par les impérat­ifs d’organisation […].

Dis­ons-le claire­ment: Agnel­li a décelé les lim­ites de la « lutte con­tin­ue », du blocage de la pro­duc­tion, même si cette per­spec­tive le ter­rorise au point lui faire per­dre la tête […]. Il est donc néces­saire d’aller au-delà de la ges­tion ouvrière de la lutte dans les usines, au-delà de l’organisation de l’autonomie, et de met­tre en place une direc­tion ouvrière du cycle de luttes sociales présentes et à venir. La sim­ple coor­di­na­tion, l’unification des objec­tifs ne sont plus suff­isantes […].

Que sig­ni­fie une “direc­tion ouvrière” du cycle de luttes? Cela veut d’abord dire assur­er dans les faits l’hégémonie de la lutte ouvrière par rap­port aux luttes des étu­di­ants et des pro­lé­taires.

La fin de l’autonomie du mou­ve­ment étu­di­ant, enten­due comme organ­i­sa­tion spé­ci­fique com­posée de dif­férentes ten­dances (opéraïste, m‑l, anar­chiste), a été actée par l’expérience même de l’assemblée per­ma­nente ouvri­ers-étu­di­ants à Turin […].

Il va sans dire que Potere operaio refuse de se con­sid­ér­er comme l’organe des assem­blées ouvri­ers-étu­di­ants actuelles et moins encore futures: un tel pro­jet serait aus­si absurde qu’inconvenant. La bataille sur la ligne, pour la for­ma­tion d’une direc­tion ouvrière du cycle de luttes, est une tout autre affaire. Elle requiert avant tout un ancrage local, et un ray­on d’intervention des cadres ouvri­ers qui ne se lim­ite pas à l’organisation de la lutte en usine. Pour autant, ce n’est pas une théorie des cadres qui garan­ti­ra une direc­tion poli­tique. Ce qu’il nous faut affron­ter aujourd’hui, c’est la ques­tion du rap­port entre autonomie et organ­i­sa­tion, c’est le rôle des avant-gardes de classe, c’est le rap­port com­plexe qui lie les luttes ouvrières et les luttes pop­u­laires en général […].

Organ­i­sa­tion du refus du tra­vail, organ­i­sa­tion poli­tique ouvrière […], hier le prob­lème était celui de la lutte con­tin­ue, aujourd’hui c’est celui de la lutte con­tin­ue et de la lutte organ­isée […].

Alors pourquoi Potere operaio? Cer­taine­ment pas pour repren­dre un mot d’ordre ou une for­mule des groupes minori­taires des années 1960. Au con­traire. Le “Pou­voir ouvri­er” pour res­saisir la dynamique de lutte de masse de la classe ouvrière des années 1960, pour s’emparer de cette for­mi­da­ble poussée vers une organ­i­sa­tion ouvrière glob­ale à par­tir de la lutte de masse, pour l’organisation sub­jec­tive, pour plan­i­fi­er, guider, diriger les luttes ouvrières de masse […].

Le sens que nous don­nons au cri “Pou­voir ouvri­er”, c’est l’impératif d’une direc­tion du con­flit révo­lu­tion­naire con­tre l’organisation cap­i­tal­iste du tra­vail: en tant que con­struc­tion effec­tive à l’intérieur de la lutte de classe et par la lutte de masse, de la direc­tion poli­tique et de l’organisation ouvrière de la révo­lu­tion. »

Potere operaio con­tin­uera de paraître jusqu’à la dis­so­lu­tion du groupe, fin 1973, selon une péri­od­ic­ité bimen­su­elle puis men­su­elle. En sep­tem­bre 1971, après l’échec d’un pro­jet d’unification avec Il Man­i­festo, le men­su­el, qui a pris un tour exclu­sive­ment théorique, est com­plété par un heb­do­madaire, Potere operaio del lunedì, qui paraî­tra à par­tir de févri­er 1972.

Il Manifesto

Le pro­jet de la revue Il Man­i­festo naît à l’été 1968. Il s’agit de répon­dre, y com­pris sur le plan théorique, au haut niveau de con­flict­ual­ité de classe qui s’est dévelop­pé en Occi­dent et dans le monde entier depuis la fin des années 1960. Le pre­mier numéro du jour­nal paraît un an plus tard. La rédac­tion se com­pose d’un groupe de mil­i­tants de la gauche du PCI, dont trois sont députés. Le pari est ambitieux mais risqué à plusieurs titres. Les groupes de la gauche extra­parlemen­taire, qui sont en train de se con­stituer, con­sid­èrent avec défi­ance cette ini­tia­tive issue des rangs du PCI, d’autant plus que l’explosion de l’autonomie ouvrière du print­emps précé­dent sem­ble valid­er les hypothès­es les plus rad­i­cales. Mais le prin­ci­pal dan­ger vient du PCI lui-même qui, de façon prévis­i­ble, accuse Il Man­i­festo de scis­sion­nisme. Mal­gré ces pres­sions, le groupe décide de tenir bon et le pre­mier numéro du men­su­el paraît en juin 1969.

Dans l’éditorial, le groupe expose son pro­jet de liai­son entre la gauche his­torique et les nou­veaux mou­ve­ments révo­lu­tion­naires. « Cette pub­li­ca­tion naît d’un con­stat que nous pen­sons partagé: la lutte du mou­ve­ment ouvri­er, l’histoire même du mou­ve­ment sont entrées dans une phase nou­velle, beau­coup de sché­mas inter­pré­tat­ifs con­sacrés, beau­coup de com­porte­ments se sont effon­drés de manière irréversible, nous ne pou­vons faire face à la crise sociale et poli­tique que nous vivons par les moyens qui nous étaient habituels […].

Les prob­lèmes aux­quels nous faisons face ne sont ni isolés ni sec­ondaires. Il s’agit de saisir: la nature de la crise qui sec­oue le cap­i­tal­isme avancé, les motifs de la frac­ture du mou­ve­ment ouvri­er et com­mu­niste, les voies d’une tran­si­tion vers le social­isme dans une société “avancée” comme la nôtre, les con­di­tions d’une jonc­tion entre les offen­sives qui ont émail­lé ces dernières années et une tra­di­tion longue d’un demi-siè­cle […].

Ni le repli dog­ma­tique, ni la foi dans la spon­tanéité, ni la com­plai­sance envers nos pro­pres habi­tudes, ni l’arrogance de groupe ne peu­vent nous y aider. Ce à quoi nous invi­tent les faits, c’est au con­traire à une dialec­tique ouverte à l’intérieur du mou­ve­ment tout entier, à une cir­cu­la­tion max­i­male des idées, aus­si mod­estes soient-elles, à un vrai tra­vail col­lec­tif, sans autres lim­ites que celles qui s’imposent à la respon­s­abil­ité et la con­science de cha­cun […].

On en est venus à per­dre de vue le sens de la révo­lu­tion comme rup­ture, comme ren­verse­ment de l’ordre exis­tant des choses

1 « Pour nous, le com­mu­nisme n’est pas un état de choses qu’il con­vient d’établir, un idéal auquel la réal­ité devra se con­former. Nous appelons com­mu­nisme le mou­ve­ment réel qui abolit l’état actuel des choses. Les con­di­tions de ce mou­ve­ment résul­tent des don­nées préal­ables telles qu’elles exis­tent actuelle­ment », Karl Marx, L’Idéologie alle­mande [1845], in Œuvres, Tome III, Bib­lio­thèque de la Pléi­ade, Gal­li­mard

. Est-ce abstrait, est-ce de l’intellectualisme que de rou­vrir cette per­spec­tive dans toutes ses poten­tial­ités? Ne voit-on pas au con­traire que tout ce qui arrive dans le monde, et même les con­quêtes du passé, nous indique que les con­di­tions sont aujourd’hui réu­nies pour que le dis­cours théorique de Marx prenne corps dans la réal­ité his­torique et dans l’actualité poli­tique, avec toute la force de sa rad­i­cal­ité orig­inelle?

Sur un ter­rain plus directe­ment poli­tique, il est absol­u­ment néces­saire d’examiner et de renou­vel­er courageuse­ment les sché­mas stratégiques, la pra­tique poli­tique et les modal­ités organ­i­sa­tion­nelles du mou­ve­ment ouvri­er […]. La gauche révo­lu­tion­naire occi­den­tale témoigne encore d’une faib­lesse his­torique face au cap­i­tal­isme dévelop­pé. Elle cri­tique le sys­tème du point de vue de ses insuff­i­sances pro­duc­tives sans s’attaquer à sa véri­ta­ble nature; ses plates-formes de luttes dépassent rarement l’aspect stricte­ment reven­di­catif, sa struc­ture interne demeure cen­tral­isée et hiérar­chique […].

Notre pays jouit d’un priv­ilège prob­a­ble­ment unique: il est d’une part le théâtre d’expériences, de luttes, d’aspirations pro­fondes et orig­i­nales, comme nom­bre de pays occi­den­taux, qui font appa­raître de nou­veaux acteurs, d’authentiques pro­tag­o­nistes du con­flit social; de l’autre, il abrite le plus puis­sant mou­ve­ment de masse du monde cap­i­tal­iste, avec un Par­ti com­mu­niste qui ne refuse pas de dépass­er ses pro­pres lim­ites et ses pro­pres con­di­tion­nements his­toriques. Un dia­logue entre passé et futur s’est ain­si ouvert dans les faits, avant même que les inten­tions ne s’en man­i­fes­tent. Seule une jonc­tion non super­fi­cielle entre ce que l’histoire et la lutte de la classe ouvrière ont déjà pro­duit et ce que la lutte de classe est en train de pro­duire de nou­veau, per­me­t­tra de réalis­er le saut qual­i­tatif qui est la con­di­tion de la vic­toire. »

Mais le PCI décline l’invitation et les mem­bres de la rédac­tion sont exclus du Par­ti en octo­bre. Il Man­i­festo se trans­forme en organ­i­sa­tion poli­tique. La revue con­tin­ue de paraître jusqu’en 1971, date à laque­lle elle devient le pre­mier quo­ti­di­en de la gauche extra­parlemen­taire. La même année, un pro­jet de fusion avec Potere operaio échoue.

En 1972, Il Man­i­festo se présente aux élec­tions, avec Pietro Val­pre­da comme tête de liste, mais il n’obtient pas le quo­rum néces­saire. En 1975, le groupe s’allie avec une frac­tion du PSIUP et du par­ti catholique MPL pour créer le PDUP, qui présente des listes aux élec­tions admin­is­tra­tives de 1975, par­fois seul, par­fois avec Avan­guardia opera­ia. La coali­tion Democrazia pro­le­taria, qui se présente aux élec­tions lég­isla­tives de l’année suiv­ante, com­prend cette fois-ci des can­di­dats de Lot­ta con­tin­ua. Mais, même si la liste obtient cinq sièges, le résul­tat demeure insat­is­faisant2 La coali­tion reste loin der­rière le PCI. DP se trans­formera en par­ti en 1978, et se dis­sout défini­tive­ment en 1991 pour rejoin­dre le Movi­men­to per la rifon­dazione comu­nista (MRC). Par la suite, une par­tie des mem­bres du PDUP, dont cer­tains fon­da­teurs d’Il Man­i­festo, retourn­era au PCI.

Avanguardia operaia

Au print­emps 1968, une grève à l’usine Pirelli Bic­oc­ca se con­clut par la sig­na­ture d’un con­trat d’entreprise. Un groupe d’ouvriers – dont un cer­tain nom­bre de mil­i­tants syn­di­caux – fait alors cir­culer un texte qui cri­tique et dit son refus de l’accord. Le Comité uni­taire de base Pirelli est né: il regroupe les ouvri­ers les plus com­bat­ifs, des étu­di­ants, ain­si que quelques tech­ni­ciens et employés. Le CUB ­Pirelli représente en 1968 le degré le plus avancé d’organisation ouvrière autonome. Le poids du CUB et des autres Comités de base qui voient rapi­de­ment le jour dans de nom­breuses entre­pris­es ne cesse de s’accroître au cours des années suiv­antes. Ils res­teront l’une des formes les plus avancées de l’autonomie ouvrière, même si, à la dif­férence des avant-gardes ouvrières de Turin, et en par­ti­c­uli­er de celle de la FIAT, ils chercheront tou­jours à éviter la rup­ture ouverte avec le syn­di­cat.

Avan­guardia opera­ia se crée à l’automne, sur la vague de l’expérience de ­Bic­oc­ca, et restera tou­jours majori­taire au sein des CUB. Ses dirigeants ont der­rière eux une longue expéri­ence mil­i­tante, d’abord dans la IVe Inter­na­tionale (trot­skiste), puis d’intervention dans les usines. L’organisation se présente offi­cielle­ment dans un long texte pub­lié chez Samonà e Savel­li, Per il rilan­cio di una polit­i­ca di classe. « L’opuscule qui suit – peut-on lire dans l’introduction – exprime les opin­ions d’un groupe de mil­i­tants révo­lu­tion­naires milanais, pour la plu­part ouvri­ers, et dont cer­tains sont engagés depuis des années dans la ten­ta­tive d’opérer une jonc­tion entre les groupes d’avant-garde presque exclu­sive­ment com­posés d’intellectuels et les secteurs des cadres et des mil­i­tants ouvri­ers. Cette ten­ta­tive a non seule­ment des ambi­tions pra­tiques, mais elle par­ticipe aus­si d’une recherche, au cours de laque­lle un cer­tain nom­bre d’hypothèses ont été échafaudées, enrichies et par­fois aban­don­nées, où s’est élaborée une ligne générale de tra­vail, que toute­fois nous nous gar­dons bien de tenir pour défini­tive […]. Dans le moment poli­tique actuel, il est pri­mor­dial d’établir un lien entre les anci­ennes et les nou­velles avant-gardes révo­lu­tion­naires, entre les mil­i­tants de groupes minori­taires de tra­di­tion plus ou moins anci­enne et les nou­veaux groupes d’étudiants et d’ouvriers, sur une ligne com­mune d’intervention poli­tique en direc­tion de la classe ouvrière et des mass­es étu­di­antes. Dans cette per­spec­tive, il est néces­saire de bat­tre en brèche les ten­dances sec­taires, le chau­vin­isme grou­pus­cu­laire et les bar­rières idéologiques abstraites […] La crise des rap­ports entre les organ­i­sa­tions offi­cielles bureau­cratisées et réformistes d’une part, et les larges secteurs des cadres, des mil­i­tants et des mass­es pro­lé­taires de l’autre, est de moins en moins latente, dif­férents phénomènes sont là pour nous l’indiquer. Elle offre aux minorités d’avant-garde un ter­rain prop­ice au tra­vail ouvri­er. Cette crise, en l’absence d’une inter­ven­tion mas­sive et déter­minée, peut con­duire à la capit­u­la­tion de l’ensemble de la classe ouvrière ital­i­enne et de ses cadres face à la social-démoc­ra­tie et au néo­cap­i­tal­isme. Nous ne sommes pour­tant pas pes­simistes, puisque nous con­sid­érons qu’aujourd’hui en Ital­ie, une grande par­tie des groupes révo­lu­tion­naires et de leurs cadres sont suff­isam­ment mûrs pour men­er une inter­ven­tion poli­tique en direc­tion de larges mass­es étu­di­antes et ouvrières […]. La lutte des mass­es étu­di­antes a, par-delà les idéolo­gies, joué pour les dif­férentes ten­dances présentes dans le mou­ve­ment, le rôle d’un révéla­teur. Elles ont soutenu tous ceux qui œuvraient à le rejoin­dre, et c’est ain­si que le mou­ve­ment a inté­gré les meilleurs cadres étu­di­ants issus de ces dif­férents groupes. Mais ceux qui dans une logique oppor­tuniste de petits par­tis, ont ten­té d’enfermer le mou­ve­ment dans leurs pro­pres sché­mas sans jamais accepter d’en tir­er le moin­dre enseigne­ment, con­va­in­cus par avance de leur préémi­nence et de leur rôle charis­ma­tique, ont été mar­gin­al­isés au même titre que les par­tis tra­di­tion­nels, et se sont désagrégés […]. Nous augurons que cet opus­cule […] pour­ra con­tribuer à ori­en­ter y com­pris les cadres et les groupes des nou­velles avant-gardes étu­di­antes dans la direc­tion du tra­vail ouvri­er. Il est inutile de soulign­er à quel point cela est impor­tant au regard de l’objectif cen­tral de la for­ma­tion d’un nou­veau par­ti marx­iste et révo­lu­tion­naire […]. »

La revue Avan­guardia opera­ia com­mence à paraître en décem­bre. Il devait à l’origine s’agir d’un men­su­el mais l’année suiv­ante, seuls deux numéros ver­ront le jour, l’un en mai, l’autre en décem­bre. Entre 1969 et 1971, tan­dis que le ray­on d’action des CUB s’élargit, AO s’implante dans une série de cer­cles et de groupes qui essai­ment dans dif­férentes villes. Il sort ain­si du con­texte milanais et s’impose comme une organ­i­sa­tion d’échelle nationale. Milan reste néan­moins sa base prin­ci­pale, mal­gré la divi­sion du CUB Pirelli en juin 1969 entre une frac­tion majori­taire liée à AO et une aile plus « mou­ve­men­tiste », qui com­prend notam­ment le Grup­po Gram­sci et le Col­lec­tif poli­tique mét­ro­pol­i­tain. En octo­bre 1971, un bimen­su­el d’agitation reprend le titre Avan­guardia opera­ia. Il devien­dra à peine un an plus tard un heb­do­madaire qui sor­ti­ra régulière­ment jusqu’à la pub­li­ca­tion du Quo­tid­i­ano dei lavo­ra­tori. La pro­duc­tion de brochures théoriques trai­tant de thèmes spé­ci­fiques est abon­dante: on en compte env­i­ron 25 au début des années 1970. Lors des élec­tions admin­is­tra­tives de 1975, puis des lég­isla­tives de 1978, AO adhère à la coali­tion Democrazia pro­le­taria.

Movimento studentesco

Aux côtés des prin­ci­paux groupes, nais­sent et meurent entre 1969 et le début des années 1970 une série de for­ma­tions mineures, dont beau­coup ne sont présentes que dans une seule ville. De peu de poids sur le plan nation­al, elles représen­taient néan­moins sou­vent des réal­ités locales impor­tantes.

Il Potere operaio de Pise, don­nera nais­sance, non seule­ment à Lot­ta con­tin­ua, mais aus­si à quelques-unes des organ­i­sa­tions les plus intéres­santes de la péri­ode, en par­ti­c­uli­er du point de vue de l’analyse théorique. Le groupe a été fondé à Pise en 1967. Il compte par­mi ses lead­ers Adri­ano Sofri, Gian Maria Caz­zani­ga, Vit­to­rio Cam­pi­one, Luciano Del­la Mea. Il Potere operaio inter­vient active­ment dans les usines (au pre­mier rang desquelles Saint-Gob­ain), et il est mas­sive­ment présent pen­dant les luttes étu­di­antes de 1968. Cette année-là, Pise est cer­taine­ment la ville la plus touchée par la répres­sion. À l’automne, la lutte reprend en usine, avec les grèves à Mar­zot­to et à Saint-Gob­ain. La man­i­fes­ta­tion organ­isée devant la Bus­so­la par Il Potere operaio la nuit de la Saint-Sylvestre con­naît une fin trag­ique: l’étudiant Sori­ano Cec­ca­n­ti est griève­ment blessé.

Les événe­ments de la Bus­so­la provo­quent la pre­mière scis­sion au sein du groupe. Caz­zani­ga et Cam­pi­one quit­tent l’organisation et fonderont peu après le Cir­co­lo Karl Marx. Au print­emps, Del­la Mea quitte à son tour Il Potere operaio et fonde, avec le groupe de la revue Nuo­vo impeg­no, la Lega dei comu­nisti. Au début des années 1970, Del­la Mea se rap­prochera de Lot­ta con­tin­ua, tan­dis que le reste de la Lega rejoin­dra le groupe romain Unità opera­ia. Presque au même moment, le Cir­co­lo Karl Marx et plusieurs Cir­coli Lenin fusion­neront dans ­l’Organizzazione dei lavo­ra­tori comu­nisti.

À Rome, nais­sent les Nuclei comu­nisti riv­o­luzionari, sous la houlette de Fran­co Rus­so qui, sans par­venir à une véri­ta­ble uni­fi­ca­tion, se coor­don­nent avec Lot­ta comu­nista, une organ­i­sa­tion qui excède la dimen­sion stricte­ment locale, avec des foy­ers d’activité par­ti­c­ulière­ment forts en Cal­abre.

À Milan, le groupe local le plus fort est cer­taine­ment le Movi­men­to stu­den­tesco de la Statale, emmené par Mario Capan­na, Turi Toscano et Luca Cafiero. En dépit de son nom, le « Movi­men­to » est struc­turé comme une organ­i­sa­tion à part entière, avec son ser­vice d’ordre, et jouit d’une supré­matie incon­testée à la Statale. À la dif­férence de toutes les autres organ­i­sa­tions, il ne cherche pas à inté­gr­er des cadres ouvri­ers, et n’intervient pas directe­ment dans les usines. Il insiste en revanche sur la spé­ci­ficité de la com­posante étu­di­ante à l’intérieur d’un regroupe­ment plus large, qu’il souhaite le plus hétérogène pos­si­ble. Des ren­con­tres, des con­fronta­tions et des sémi­naires sont organ­isés à la Statale avec les autres forces sociales. Au début des années 1970, le MS exerce à Milan une supré­matie que seule Avan­guar­da opera­ia (qui regroupe la plus grande par­tie des cadres d’usines) est réelle­ment en mesure de lui dis­put­er. En 1971, une frac­tion du MS, emmenée par Popi Sara­ci­no, scis­sionne pour for­mer le Grup­po Gram­sci. Ses mil­i­tants étab­lis­sent des con­tacts avec le reste de la gauche extra­parlemen­taire – ce que refu­sait le MS, retranché sur le ter­rain de l’université – et pub­lient un men­su­el théorique: Rasseg­na comu­nista. Le MS cesse toute activ­ité en 1973. Une par­tie de ses mil­i­tants don­neront par la suite nais­sance au Movi­men­to dei lavo­ra­tori per il social­is­mo.

Unione dei comunisti (m‑l)

Par­mi tous les groupes marx­istes-lénin­istes, l’Unione dei comu­nisti ital­iani (UCI) est celui qui exerce le plus grand attrait sur le mou­ve­ment étu­di­ant. Il s’agit ­cer­taine­ment de la for­ma­tion prochi­noise la plus organ­isée, la plus coor­don­née, celle dont la pro­pa­gande est la plus aboutie. Comme ses homo­logues, elle est dog­ma­tique, sec­taire et grandil­o­quente, mais elle abrite égale­ment des com­posantes plus raf­finées, qui provi­en­nent surtout du mou­ve­ment étu­di­ant romain.

Le groupe se forme en octo­bre 1968. Ses dirigeants provi­en­nent de Falce martel­lo, un grou­pus­cule milanais autre­fois lié à la IVe Inter­na­tionale et passé au marx­isme-lénin­isme après le début de la Révo­lu­tion cul­turelle chi­noise, et du mou­ve­ment étu­di­ant romain. Lors des man­i­fes­ta­tions, les cortèges de l’Unione sont encadrés de manière presque choré­graphique, elle impose à ses mil­i­tants une dis­ci­pline ultra-rigoureuse qui régit non seule­ment la vie poli­tique mais aus­si la vie privée, elle exige de ses adhérents le don de la plus grande par­tie de leur revenu, elle crée des « organ­i­sa­tions sec­to­rielles » qui s’occupent spé­ci­fique­ment des jeunes, des femmes, des ex-par­ti­sans ou de la pro­pa­gande.

L’UCI pub­lie un heb­do­madaire, Servire il popo­lo. L’éditorial du pre­mier numéro spé­ci­fie quels doivent être les « rap­ports adéquats » entre le pro­lé­tari­at, les mass­es pop­u­laires et le par­ti: « le par­ti marx­iste-lénin­iste est au ser­vice du peu­ple, c’est le par­ti du pro­lé­tari­at qui apporte au peu­ple les propo­si­tions révo­lu­tion­naires du pro­lé­tari­at, qui seront la solu­tion à ses prob­lèmes. La direc­tion de la lutte révo­lu­tion­naire est entre les mains de la classe pro­lé­tari­enne, mais la cause pour laque­lle on com­bat est celle du peu­ple tout entier, si l’on excepte la poignée des rich­es exploiteurs du peu­ple et la clique de ses servi­teurs […]. C’est la tâche du par­ti marx­iste-lénin­iste que de faire en sorte que la ligne révo­lu­tion­naire soit cor­recte­ment exé­cutée, de manière à répon­dre aux intérêts généraux de la cause du peu­ple […]. Servir le peu­ple, c’est-à-dire amen­er la ligne de masse à ses élé­ments con­scients, la ligne faite d’idées justes, de formes d’organisation justes, d’incitations justes à la lutte, afin qu’elle soit trans­mise au peu­ple tout entier, pour que ce soit le peu­ple lui-même, dans son immense créa­tiv­ité, qui réalise la trans­for­ma­tion de la société dans le sens indiqué par la ligne révo­lu­tion­naire pro­lé­tari­enne. »

L’étoile de l’Unione ne brille que quelques mois. Début 1969, com­men­cent les clas­siques procès internes dont le pre­mier à faire les frais est Luca Mel­dole­si, dirigeant romain et représen­tant de la ten­dance la moins dog­ma­tique et stal­in­i­enne. Le leader, Aldo Brandi­rali, l’accuse de l’habituelle liste d’infamies, l’exclut de la direc­tion en févri­er 1969, et l’envoie se réé­du­quer « au sein du peu­ple ». Réé­d­u­ca­tion man­i­feste­ment man­quée, puisque quelques mois plus tard, Mel­dole­si est exclu de l’organisation.

En 1972, l’UCI, désor­mais réduite à une frange insignifi­ante, décide que le moment est mûr pour sa trans­for­ma­tion en par­ti. Celui-ci trans­forme son heb­do­madaire en quo­ti­di­en et se présente aux élec­tions, où il ne recueille que 85000 voix, emprun­tant ain­si la voie qui mène à sa dis­pari­tion défini­tive.

dans ce chapitre« Rossana Rossan­da: Éloge des grou­pus­cu­laires
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    « Pour nous, le com­mu­nisme n’est pas un état de choses qu’il con­vient d’établir, un idéal auquel la réal­ité devra se con­former. Nous appelons com­mu­nisme le mou­ve­ment réel qui abolit l’état actuel des choses. Les con­di­tions de ce mou­ve­ment résul­tent des don­nées préal­ables telles qu’elles exis­tent actuelle­ment », Karl Marx, L’Idéologie alle­mande [1845], in Œuvres, Tome III, Bib­lio­thèque de la Pléi­ade, Gal­li­mard
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    La coali­tion reste loin der­rière le PCI. DP se trans­formera en par­ti en 1978, et se dis­sout défini­tive­ment en 1991 pour rejoin­dre le Movi­men­to per la rifon­dazione comu­nista (MRC)