Lucio Castellano: L’autonomie, les autonomies

Ce texte est extrait de l’introduction à l’anthologie dirigée par Lucio Castel­lano, Aut. Op. La sto­ria e i doc­u­men­ti : da Potere operaio all’Autonomia orga­niz­za­ta, Savel­li, 1980.

L’histoire de l’autonomie est jalon­née, tout au long des années 1970, d’expériences poli­tiques var­iées et hétéro­clites, qui tour­nent toutes autour de l’idée-force de « refus du tra­vail ». Loin d’être seule­ment une idéolo­gie de l’émancipation, le refus du tra­vail est une façon de lire la société cap­i­tal­iste et de com­pren­dre com­ment agis­sent ses pro­tag­o­nistes, de quelle manière le pou­voir y est dis­tribué, quelles sont la dynamique et la final­ité de son développe­ment. C’est cette lec­ture qui définit les ori­en­ta­tions et qui con­stitue la toile de fond des expéri­ences qui, tout au long de cette décen­nie de con­flit poli­tique, vont s’opposer au mou­ve­ment ouvri­er organ­isé1 Sur l’une des brochures issues de l’assemblée autonome de Por­to Marghera on lit : « Les ouvri­ers ne vont pas à l’usine pour faire des enquêtes mais parce qu’ils y sont con­traints. Le tra­vail n’est pas un mode de vie, mais une oblig­a­tion de se ven­dre pour vivre. C’est en lut­tant con­tre le tra­vail, con­tre la vente for­cée de soi-même que nous nous opposons à toutes les règles de la société. C’est en lut­tant pour tra­vailler moins, pour ne pas mourir empoi­son­né par le tra­vail que nous lut­tons con­tre la nociv­ité. » .

C’est sur cette base que l’on peut trac­er la ligne de con­ti­nu­ité qui relie la « con­flict­ual­ité sauvage » de 68 aux comités ouvri­ers de base (qui for­ment en grande par­tie l’ascendance com­mune de Potere operaio et de Lot­ta con­tin­ua), les luttes « sociales » et la « résis­tance à la restruc­tura­tion » (qui mar­queront à la fois l’apogée et la fin de ces organ­i­sa­tions) aux thé­ma­tiques des nou­veaux besoins et de l’« ouvri­er social » qui s’imposeront de manière écla­tante en 1976 et 1977. Il ne s’agit pas d’établir des con­nex­ions atem­porelles, de faire l’impasse sur les dif­férences, par­fois pro­fondes, en mécon­nais­sant la plu­ral­ité des apports et la dis­par­ité des ori­en­ta­tions. Il s’agit plutôt de faire appa­raître une tra­jec­toire cohérente, tant du point de vue des ques­tions posées que des manières de les résoudre, au sein d’une pra­tique de l’organisation qui tend à iden­ti­fi­er la poli­tique et l’économie, et qui recon­naît dans l’émergence de besoins con­flictuels la con­sti­tu­tion de l’autonomie sociale et poli­tique du sujet révo­lu­tion­naire.

Le « refus du tra­vail » cela sig­ni­fie qu’à l’intérieur même de la struc­ture et de la hiérar­chie des rap­ports soci­aux com­mandés par le tra­vail salarié, il existe tou­jours un réseau com­mu­ni­ca­tion­nel et organ­i­sa­tion­nel (por­teur d’informations, de con­nais­sance, de « savoirs ») qui s’y oppose et qui en con­stitue l’alternative. Il s’agit d’une struc­ture sociale qui naît de la lutte et pour la lutte – pour plus d’argent, pour moins de tra­vail, pour un tra­vail moins nuis­i­ble, ou moins usant, pour « que ça aille mieux » ou tout au moins pour ne pas mourir de l’usine. Mais cette struc­ture sociale est d’ores et déjà pou­voir « sur » la pro­duc­tion et pou­voir « de » pro­duc­tion, parce qu’elle est com­posée exacte­ment des mêmes élé­ments que la presta­tion de tra­vail mais qu’elle se présente, à front ren­ver­sé, sous le signe du refus de col­la­bor­er, d’aliéner ses ressources et sa disponi­bil­ité. La con­nais­sance qu’ont les ouvri­ers du cycle pro­duc­tif, leur fac­ulté de s’arrêter, de se sous­traire, de sabot­er, telle est la sci­ence de la résis­tance avec sa capac­ité d’impact per­ma­nente sur la dis­tri­b­u­tion de la richesse et sur l’organisation du tra­vail. Cela revient à dire que le pou­voir social, la con­nais­sance sociale, se parta­gent entre le com­man­de­ment et la résis­tance, et que les rap­ports soci­aux sont scindés, organ­isés tout à la fois par le tra­vail et par la lutte con­tre le tra­vail, que la pro­duc­tion n’est pas une dynamique neu­tre, qu’elle n’est pas l’« économie », mais qu’elle est le lieu du con­flit et de la médi­a­tion entre ces deux pou­voirs qui s’affrontent. La ques­tion de savoir com­bi­en de ressources sociales entrent sous le com­man­de­ment de la hiérar­chie établie par le rap­port de tra­vail salarié, et com­bi­en s’ordonnent à l’inverse autour de l’émergence des besoins autonomes de classe n’est jamais défini­tive­ment tranchée, une fois pour toutes, mais elle con­stitue l’objet même de cette lutte poli­tique à laque­lle on donne usuelle­ment les noms de « développe­ment » et de « crise ».

Si on en accepte les ter­mes, cette con­cep­tion est déjà tout entière dans les Quaderni rossi de Panzieri et Tron­ti. Et on y trou­ve déjà les grandes lignes de frac­ture théoriques avec la tra­di­tion social­iste du mou­ve­ment ouvri­er. Parce qu’il n’y a plus d’autonomie de l’« économique », ni d’objectivité de la crise, mais partout con­flit entre organ­i­sa­tions et intérêts opposés. Parce que le pou­voir n’est pas d’un seul côté, parce qu’il n’y a pas une classe de « pro­duc­teurs » qui s’opposerait à celle des « exploiteurs », mais un rap­port qui est pro­duc­tif en tant que con­flit entre des intérêts en lutte. Il n’y a pas, par con­séquent, de libéra­tion qui puisse se résumer à la seule « élim­i­na­tion des exploiteurs », c’est-à-dire à la « social­i­sa­tion du rap­port », au social­isme en somme: il n’y a aucune rai­son de préfér­er la plan­i­fi­ca­tion au marché, il n’y a pas d’autre per­spec­tive que celle de pren­dre le com­man­de­ment du rap­port de développe­ment, que de pro­duire plus de classe ouvrière et moins de cap­i­tal.

Ce sont là des rup­tures impor­tantes qui déter­mi­nent une refonte générale des prob­lé­ma­tiques de l’émancipation. À com­mencer par la rel­a­tivi­sa­tion du rôle de la con­quête du pou­voir poli­tique dans le proces­sus de libéra­tion, qui entraîne à son tour un réex­a­m­en de l’histoire des class­es ouvrières occi­den­tales. Mais aus­si le solide ancrage de tout dis­cours sur l’organisation au sys­tème des besoins tel qu’il s’exprime matérielle­ment, en tant que niveau effec­tif de l’autonomie de classe.

Cette analyse s’énonce d’abord dans les ter­mes de l’autonomie poli­tique de classe, c’est-à-dire de l’autonomie du sys­tème des besoins, de l’autonomie du pou­voir ouvri­er: par­tic­i­pa­tion con­flictuelle au développe­ment et men­ace de blocage; c’est-à-dire négo­ci­a­tion con­sciente en vue de sat­is­faire des intérêts par­ti­sans. Mais, parce que le ter­rain est prop­ice, elle se développe rapi­de­ment.

Car si l’on veut bien regarder la société cap­i­tal­iste non plus comme le lieu du com­man­de­ment incon­testé des intérêts du cap­i­tal, de la hiérar­chie qui s’exprime dans le rap­port salar­i­al, mais comme le lieu de l’affrontement entre le tra­vail et le refus du tra­vail; si l’on admet que ce qui s’organise en tant que lutte, ce sont les mêmes ressources qui sont la sub­stance du développe­ment du cap­i­tal, et qu’il y a une autonomie des besoins soci­aux par rap­port au com­man­de­ment sur le tra­vail; qu’à la hiérar­chie con­stru­ite autour du temps de tra­vail s’oppose une autre hiérar­chie con­stru­ite autour du temps de la lutte, du temps libéré du tra­vail, et qu’elle aus­si est por­teuse de con­nais­sance, qu’elle est réseau de com­mu­ni­ca­tion et organ­i­sa­tion sociale, force pro­duc­tive; si l’on admet tout cela, l’enjeu devient d’accroître et d’enrichir les ressources qui se don­nent comme « non cap­i­tal », de blo­quer la syn­thèse sociale cap­i­tal­iste, de par­venir à opér­er toute une autre syn­thèse, non pas tant sur le ter­rain de l’organisation du pou­voir poli­tique que sur celui de la struc­ture des forces pro­duc­tives. L’enjeu devient alors celui de la déstruc­tura­tion du rap­port de cap­i­tal.

Si l’on cesse de regarder la société comme le théâtre d’un acteur unique – l’intérêt du cap­i­tal – mais qu’on la con­sid­ère au con­traire comme rap­port de cap­i­tal, on entrevoit alors la dif­fi­cile syn­thèse entre les intérêts de deux camps advers­es. Si out­re le principe régu­la­teur de la valeur d’échange, l’intérêt ouvri­er de la valeur d’usage est un puis­sant moteur de la pro­duc­tion sociale, si le pou­voir social est scindé, la dynamique du pou­voir ouvri­er – non pas le pou­voir « poli­tique » qui pré­tendrait gou­vern­er l’État, car il n’existe pas et on n’en sent pas le manque, mais le pou­voir « social » qui, lui, existe et par­ticipe dans toute sa puis­sance au gou­verne­ment de ce monde –, la dynamique de crois­sance du pou­voir ouvri­er et de sa sub­or­di­na­tion, les ter­mes infi­nis de sa lutte-négo­ci­a­tion pour­ront être exam­inés et res­sai­sis par quiconque en recherchera les lois et le principe de struc­tura­tion – c’est-à-dire la capac­ité d’exister en tant qu’organisation sociale post-cap­i­tal­iste, en tant que com­mu­nisme.

« Plus de salaire, moins de tra­vail », « le salaire décon­nec­té de la pro­duc­tiv­ité

2 « “Salaire dis­so­cié de la pro­duc­tiv­ité”, “salaire vari­able indépen­dante”, “plus d’argent, moins de tra­vail”. Ces slo­gans, dif­fusés et répétés maintes fois entre 1968 et 1969, de la Saint-Gob­ain à la Fiat Mirafiori, de l’Italsider de Tar­ente à la Pétrochimie de Marghera, avaient la réso­nance insup­port­able de la craie crissant sur le tableau noir aux oreilles des pro­gram­ma­teurs du cen­tre-gauche, des man­agers d’entreprise, de la presse bien-pen­sante, mais aus­si des pro­gres­sistes en mal de “jus­tice sociale”. Des sous et encore des sous, récla­maient les ouvri­ers d’usine en 68–69, peu soucieux de l’“intérêt général” comme du sys­tème de com­pat­i­bil­ité pre­scrit par le développe­ment cap­i­tal­iste. […] Ce “droit à la vie”, réclamé par l’ouvrier sans qual­ités de l’usine fordiste, est une chose sim­ple et irréfutable. » Pao­lo Virno, « Le salaire comme vari­able indépen­dante », dans L’usage de la vie et autres sujets d’inquiétude, op. cit

»: ces deux puis­sants mots d’ordre de masse qui exploseront lors de l’automne ouvri­er de 1969 for­ment la base poli­tique des pre­mières expéri­ences autonomes d’organisation. Pas seule­ment et pas tant pour leur apti­tude à per­turber les appareils des organ­i­sa­tions tra­di­tion­nelles, ni pour leur « capac­ité immod­érée » à génér­er de la « crise » économique et poli­tique, mais parce qu’on peut y lire la pos­si­bil­ité, l’émergence d’un pro­gramme de pou­voir. Avec ces mots d’ordre, le rap­port entre le com­man­de­ment cap­i­tal­iste sur la pro­duc­tion de richesse et la pro­duc­tion des besoins soci­aux se fis­sure. La hiérar­chie qui s’exprime dans le ­proces­sus de pro­duc­tion, les divi­sions fonc­tion­nelles au moyen desquelles il dis­ci­pline le corps ouvri­er, se mon­trent impuis­santes à gou­vern­er les exi­gences sociales et les voies qui les struc­turent. Entre la com­po­si­tion de classe – c’est-à-dire la struc­ture des rôles, la forme que pren­nent la cir­cu­la­tion des capac­ités pro­duc­tives, les infor­ma­tions, et les besoins ouvri­ers – et l’organisation pro­duc­tive, appa­raît un hia­tus pro­fond qui est d’emblée dual­ité des hiérar­chies, con­flit ouvert entre les pou­voirs et leurs principes ordon­na­teurs. Car la con­tra­dic­tion entre les besoins et la pro­duc­tion n’est pas du même ordre que celle qui dis­tingue les « rêves » de la « réal­ité »: elle exprime un antag­o­nisme entre des sys­tèmes de com­mu­ni­ca­tion sociale, des formes d’organisation humaine; elle exprime l’incapacité de la hiérar­chie sociale qui régit la pro­duc­tion à gou­vern­er la société tout entière, c’est-à-dire le fait que cette hiérar­chie n’est qu’une très petite part de la société, qu’une part insuff­isante des ressources sociales y con­verge, et qu’un pôle d’agrégation dis­tinct com­mence à se con­stituer.

« Autovalorisation » et « nouveaux sujets »

Les thé­ma­tiques des « nou­veaux besoins », de l’« ouvri­er social », de l’« auto­val­ori­sa­tion

3 La for­ma­tion de l’autovalorisation – laque­lle inter­vient tou­jours à l’intérieur de rap­ports de pro­duc­tion exis­tants – est selon Toni Negri « l’analyse du mécan­isme autonome et sin­guli­er où se développe la révo­lu­tion dans son car­ac­tère pro­lé­tarien » (« Pré­face à la nou­velle édi­tion ital­i­enne de La Dom­i­na­tion et le Sab­o­tage » [1979], dans Usines et ouvri­ers : Fig­ures du nou­v­el ordre pro­duc­tif, Maspero, 1980 – disponible en ligne). Sab­o­tage et refus du tra­vail appa­rais­sent de ce point de vue comme des formes de cette auto­val­ori­sa­tion. Voir aus­si « Sab­o­tage et auto­val­ori­sa­tion ouvrière », ibi­dem

», aux­quelles se réfère l’« autonomie », procè­dent en droite ligne de cette approche. Le fos­sé qui sépare la pro­duc­tion de cap­i­tal et l’organisation sociale s’est creusé jusqu’à ce para­doxe: à un indi­vidu social plein de capac­ités, riche d’informations, de con­nais­sances, de besoins, de désirs, cor­re­spon­dra une pro­duc­tion pau­vre, qui ne parvient à organ­is­er qu’une part de plus en plus restreinte de son temps, qui est aus­si la plus mis­érable et la plus vide de toutes les choses que l’on puisse con­naître ou désir­er. Une pro­duc­tion qui n’est qu’une par­tie des inter­re­la­tions sociales de ses agents, qui n’est qu’un frag­ment et non la syn­thèse de l’ensemble de la coopéra­tion sociale. Et surtout, une pro­duc­tion qui ne parvient plus à com­man­der ni à organ­is­er cette coopéra­tion. La cir­cu­la­tion des fonc­tions et des con­nais­sances s’ordonne de moins en moins selon les critères du tra­vail pro­duc­tif de cap­i­tal et des règles de la presta­tion de tra­vail. Ces règles com­man­dent une quan­tité de richesse qui n’est plus suff­isante pour organ­is­er l’ensemble de la pro­duc­tion sociale. Les zones de dis­per­sion, de désor­dre se sont accrues de manière expo­nen­tielle, et on entrevoit déjà les pre­miers signes fugaces de la pos­si­bil­ité d’un autre principe ordon­na­teur: la valeur d’usage con­tre la valeur d’échange, la con­cré­tude des besoins de l’« indi­vidu social riche » qui s’oppose à l’univers sériel unique­ment capa­ble de déter­mi­na­tion quan­ti­ta­tive, depuis le besoin repro­duc­tif de la force de tra­vail jusqu’au besoin abstrait de la « néces­sité », de la « pénurie naturelle ». Ce n’est plus seule­ment le salaire con­tre le prof­it, c’est-à-dire l’autonomie d’intérêts qui s’opposent dans l’unité d’un mécan­isme social, mais l’identification d’une oppo­si­tion pos­si­ble entre deux modes de pro­duc­tion, deux univers de rap­ports soci­aux.

Ce qui per­met de pass­er de la pre­mière artic­u­la­tion de ce dis­cours (le salaire) à la sec­onde (le « mou­ve­ment de la valeur d’usage ») c’est en défini­tive la crise du con­cept de développe­ment, enten­du comme l’aptitude cap­i­tal­iste à opér­er une syn­thèse de la dual­ité des pou­voirs qui coex­is­tent dans la pro­duc­tion. De ce point de vue, la longue alter­nance entre péri­odes de crises et de péri­odes stag­na­tion qui com­mence en Ital­ie, comme partout en Occi­dent, au début des années 1970, appa­raît à l’autonomie comme l’incapacité cap­i­tal­iste à réalis­er la syn­thèse de la total­ité de l’organisation, de la com­mu­ni­ca­tion, du savoir social; l’incapacité à organ­is­er sous l’égide du temps de tra­vail la total­ité des ressources sociales, sous la hiérar­chie qui le com­mande la total­ité du temps social. Autant dire que la syn­thèse pro­duc­tive et poli­tique qu’offre le rap­port de cap­i­tal s’avère pau­vre si on la com­pare à la richesse crois­sante du tis­su social qui se con­stitue au con­tact des luttes. Ce tis­su implique une immense quan­tité de ressources pro­duc­tives en ter­mes de capac­ité de coopéra­tion sociale, d’échange et d’élaboration d’informations et de con­nais­sances, de com­man­de­ment du temps social. Le champ de la com­mu­ni­ca­tion sociale tend à s’élargir démesuré­ment, et se libère en grande par­tie du principe de presta­tion qui règle le rap­port salar­i­al. Car celui-ci n’est plus en mesure de com­man­der pleine­ment la hiérar­chie sociale: une part crois­sante de la richesse sociale est affec­tée au finance­ment non pas de la presta­tion de tra­vail mais, à tra­vers les formes d’assistance les plus divers­es, de la rigid­ité et du refus qui s’y opposent: le fait d’en être exclu devient alors sociale­ment insignifi­ant, non mar­gin­al­isant.

D’autre part, l’usine ne com­mande plus, à tra­vers le marché du tra­vail, l’ensemble des com­porte­ments soci­aux, et la coopéra­tion sociale appa­raît comme plus vaste et plus riche que celle qui ani­me le tra­vail pro­duc­tif de cap­i­tal: des groupes soci­aux large­ment exclus du rap­port de tra­vail, les jeunes et les femmes, con­quièrent force d’expression et pou­voir social. Et, alors que le temps de tra­vail, non seule­ment est vécu sub­jec­tive­ment comme expro­pri­a­tion de la vie, comme astreinte et mis­ère, mais qu’il se vide objec­tive­ment de toute con­nais­sance et de toute force créa­tive, le temps libre cesse en pro­por­tion inverse d’être le temps sub­al­terne de la repro­duc­tion de la force de tra­vail, pour devenir un temps riche d’échanges et de rela­tions sociales, de com­mu­ni­ca­tion, de réflex­ion et de coor­di­na­tion, de con­nais­sances et de ressources sub­stantielles: une force pro­duc­tive en somme, qui n’est pas égale au tra­vail, qui procède d’un régime social plus vaste, qui est résol­u­ment habitée par la lutte con­tre le tra­vail. Cette mod­i­fi­ca­tion pro­fonde, tis­sée de réal­ités nou­velles, qui affecte le mode de pro­duc­tion, est un événe­ment puis­sant dont il faut pren­dre toute la mesure. Pour­tant, elle non plus n’est pas en mesure de con­stituer à elle seule la force d’une syn­thèse alter­na­tive: il y a trop de choses qu’elle ne sait pas met­tre en œuvre, trop de ressources qui lui échap­pent, même si elle n’a pas un aus­si mau­vais rap­port qu’on le dit avec la tech­nolo­gie, et qu’elle a com­mencé à entr­er sur le ter­rain de la pro­duc­tion non plus seule­ment comme force de résis­tance et de sab­o­tage mais aus­si comme force créa­trice. Ce dont il est ques­tion ici, c’est de la tran­si­tion, de la migra­tion de masse hors du tra­vail pro­duc­tif de cap­i­tal, et de ses issues pos­si­bles.

En défini­tive, là où l’opéraïsme avait procédé à une série de rup­tures sur le cor­pus théorique du marx­isme-lénin­isme, l’expérience « autonome » ajoute une con­cep­tion de la crise qui n’est plus celle de « l’effondrement social », de l’explosion, de l’incapacité fon­da­men­tale du cap­i­tal à faire face aux exi­gences sociales, mais au con­traire celle de l’explosion de rela­tions sociales trop rich­es pour être réduites au rap­port de cap­i­tal, des lim­ites du com­man­de­ment cap­i­tal­iste sur l’ensemble de la société: ce n’est pas l’extension de la mis­ère qui est au fonde­ment du « besoin de com­mu­nisme », c’est celle du mou­ve­ment d’émancipation. On est là aux antipodes d’une théorie de la cat­a­stro­phe: à la base de tout il y a le con­stat de l’inadéquation, de la pau­vreté des rap­ports de pou­voir exis­tants, face à la richesse des rela­tions sociales qui se sont dévelop­pées et qui sont dev­enues effec­tives.

La « migration » du travail salarié et la question de l’État

Dans cette per­spec­tive, la ques­tion du « pou­voir » prend une dimen­sion toute par­ti­c­ulière: il devient le lieu de l’« iden­tité dif­fi­cile » de l’autonomie, le lieu où s’articule son expéri­ence organ­i­sa­tion­nelle con­tra­dic­toire. Dans toute l’histoire du mou­ve­ment ouvri­er, aus­si bien dans sa ver­sion réformiste, social-démoc­rate, que dans sa ver­sion révo­lu­tion­naire, la ques­tion du pou­voir est la base, le principe directeur de l’identité du pro­jet de réforme sociale. Au sens où la révo­lu­tion poli­tique pré­tend précéder la révo­lu­tion sociale, et où la con­quête de l’État appa­raît comme la con­di­tion de la mod­i­fi­ca­tion des rap­ports de pro­duc­tion: l’État est donc, selon une logique toute hégéli­enne, le niveau plus avancé de la coopéra­tion sociale, celui qui com­mande tous les autres. C’est cela – et c’est ain­si que Staline achèvera un pro­pos ini­tié par Marx – qui dif­féren­cie la révo­lu­tion pro­lé­tari­enne de la révo­lu­tion bour­geoise: la sec­onde s’est emparée d’abord de la société et ensuite de l’État, tan­dis que la pre­mière est vouée à suiv­re le chemin inverse et à diriger d’en haut, depuis le point de con­cen­tra­tion max­i­male du pou­voir, la révo­lu­tion des rap­ports soci­aux.

Rien de tout cela n’existe dans le dis­cours de l’autonomie, parce qu’il a pour objet la trans­for­ma­tion « en acte » des rap­ports de pro­duc­tion, la redis­tri­b­u­tion du pou­voir dans la société bien avant que dans les insti­tu­tions. Le prob­lème du pou­voir poli­tique n’est pas pre­mier, il vient après et se réduit à la ques­tion de savoir com­ment l’État s’adapte à cette trans­for­ma­tion. La ques­tion « social­iste » de la con­quête de l’État, de la « prise du pou­voir » par le pro­lé­tari­at, ne se pose en réal­ité même pas: parce que le nou­veau pou­voir qui se fait jour ne se donne aucune représen­ta­tion éta­tique, il ne se délègue pas, il ne se dis­tingue pas de ceux qui l’exercent, il n’est pas poli­tique mais « pro­duc­tif », il est « extinc­tion de l’État

4 « La classe ouvrière doit bris­er, démolir la “machine d’État toute prête”, et ne pas se borner à en pren­dre pos­ses­sion. […] La base économique de l’extinction totale de l’État, c’est le com­mu­nisme arrivé à un si haut degré de développe­ment que toute oppo­si­tion dis­paraît entre le tra­vail intel­lectuel et le tra­vail manuel et que, par con­séquent, dis­paraît l’une des prin­ci­pales sources de l’inégalité sociale con­tem­po­raine, source que la seule social­i­sa­tion des moyens de pro­duc­tion, la seule expro­pri­a­tion des cap­i­tal­istes ne peut en aucune façon tarir d’emblée. […] Aus­si n’avons-nous le droit de par­ler que de l’extinction inévitable de l’État, en soulig­nant la durée de ce proces­sus, sa dépen­dance vis-à-vis de la rapid­ité avec laque­lle se dévelop­pera la phase supérieure du com­mu­nisme, et en lais­sant com­plète­ment en sus­pens la ques­tion des délais ou des formes con­crètes de cette extinc­tion », Lénine, L’État et la révo­lu­tion [1917], rééd. La Fab­rique, 2012

». Cette oppo­si­tion entre l’appauvrissement de la syn­thèse cap­i­tal­iste et la richesse des ressources qui lui demeurent étrangères sig­ni­fie qu’il y a une dis­per­sion du pou­voir social, un glisse­ment des pou­voirs de ges­tion des ressources de la « puis­sance abstraite à la coopéra­tion sociale » pre­scrite à l’intérieur du tra­vail salarié aux com­mu­nautés con­crètes qui se struc­turent informelle­ment autour de l’existence d’un temps social nou­velle­ment con­quis et qui, indif­férem­ment, se situent hors du rap­port de tra­vail ou le tra­versent.

Cette opac­ité dans la dis­tri­b­u­tion sociale du pou­voir, cette dis­per­sion qui met à mal son artic­u­la­tion hiérar­chique et qui ôte de la puis­sance au grand sys­tème abstrait et com­plexe au prof­it du petit, du sim­ple et du con­cret, s’attaque aux fonde­ments de l’analyse marx­iste du pou­voir. Au sens où celle-ci admet la con­cen­tra­tion du pou­voir dans la société du cap­i­tal et la pos­si­bil­ité de lui don­ner une forme pos­i­tive en mod­i­fi­ant la forme de l’État afin d’étendre au max­i­mum la « par­tic­i­pa­tion démoc­ra­tique », d’accroître sa légitim­ité et les moyens de la con­trôler. Mais sur­git alors un prob­lème: le dis­cours sur l’État est, chez Marx comme dans toute la pen­sée poli­tique démoc­ra­tique, un dis­cours sur l’« égal­ité »; le dis­cours sur le com­mu­nisme est un dis­cours sur le libre développe­ment des « dif­férences », sur la fin du droit et de son abstrac­tion inhu­maine. « Chez Marx, le lien entre les deux dis­cours n’est pas dialec­tique, il est tout sim­ple­ment inex­is­tant. » On y trou­ve tout à la fois l’exaltation de la poli­tique, de l’égalité, que sa cri­tique. La révo­lu­tion social­iste, au nom de l’égalité, pour « men­er à son terme la Révo­lu­tion française », et le com­mu­nisme, qui en est la cri­tique. Car l’égalité entre les hommes est une abstrac­tion qui passe par-dessus les dif­férences con­crètes, les goûts, les tem­péra­ments, les néces­sités et les désirs, et elle ne peut le faire que dès lors qu’elle con­sid­ère les hommes comme des marchan­dis­es, inter­change­ables dans la presta­tion de tra­vail: en cela, il s’agit d’une égal­ité stricte­ment poli­tique, parce que l’égalité vraie, matérielle, c’est la recon­nais­sance des dif­férences, l’abolition du droit. L’« égal­ité » est le seul fonde­ment pos­si­ble de toute délé­ga­tion et de toute par­tic­i­pa­tion, le fonde­ment de la poli­tique, sa con­di­tion de pos­si­bil­ité en même temps que sa final­ité. Mais sa base c’est le marché, le tra­vail salarié où « un homme d’une heure » équiv­aut à un autre homme d’une heure

5 « La con­cur­rence sup­pose que […] les hommes s’effacent devant le tra­vail ; que le bal­anci­er de la pen­d­ule est devenu la mesure exacte de l’activité rel­a­tive de deux ouvri­ers, comme il l’est de la célérité de deux loco­mo­tives. Alors, il ne faut pas dire qu’une heure d’un homme vaut une heure d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la car­casse du temps. » Karl Marx, Mis­ère de la philoso­phie [1847], Paris, Édi­tions Sociales, 1972

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L’« intérêt général » du monde poli­tique est fondé sur cette équiv­a­lence générale du monde des marchan­dis­es, sur l’abstraction du tra­vail salarié; mais la « cri­tique de la poli­tique », la cri­tique des rap­ports de représen­ta­tion repose elle aus­si sur une base puis­sante. Que se passe t‑il en effet quand le temps de tra­vail, où tous sont égaux, perd de son pou­voir et de sa force pro­duc­tive, qu’il devient un frag­ment de l’ensemble du temps social, tan­dis que le temps du non-tra­vail cesse d’être une fonc­tion sub­or­don­née de la repro­duc­tion sociale et com­mence à par­ticiper de la richesse des forces pro­duc­tives? Quand les rap­ports entre les hommes gag­nent en richesse au point de ne plus se laiss­er mesur­er par un principe d’équivalence et que la com­mu­ni­ca­tion sociale com­mence à se struc­tur­er autour d’un temps qual­i­tatif, riche de dif­férences, qui se sous­trait au com­man­de­ment du salaire? Le dis­cours de l’égalité cesse de gou­vern­er le proces­sus de libéra­tion, ce qui soulève un prob­lème nou­veau: com­ment faire pour artic­uler le pou­voir non pas à l’égalité abstraite qu’impose le marché, mais aux dif­férences con­crètes qui ani­ment le temps nou­veau de la coopéra­tion sociale riche? Marx par­lait de gen­er­al intel­lect, de pro­duc­tion détachée de la néces­sité. Com­ment fonc­tionne la délé­ga­tion des pou­voirs quand la pro­duc­tion sociale de richesse com­mence à se dégager des liens du tra­vail abstrait, quand la par­tic­i­pa­tion de cha­cun à la pro­duc­tion ne se réduit plus à son temps de tra­vail mais qu’elle ressort de sa qual­ité d’« indi­vidu social riche »? Com­ment peut-on se représen­ter des per­son­nes qui par­ticipent de la société non plus à la mesure d’une presta­tion de tra­vail mais plus large­ment par ce qu’elles font, savent, veu­lent et désirent, puisque tous ces aspects relèvent aujourd’hui de la puis­sance de la coopéra­tion sociale?

Tout cela n’est pas absol­u­ment vrai: le temps de tra­vail est encore le fonde­ment réel de la pro­duc­tion et c’est de lui que la délé­ga­tion, l’égalité, le « poli­tique » tirent leur force matérielle; mais cette libéra­tion du temps social existe et elle n’est pas mar­ginale, elle est capa­ble d’effets puis­sants et elle tra­verse de sa force de délégiti­ma­tion toutes les insti­tu­tions. Ce qui éclate à tous les niveaux, ce n’est pas une demande de « par­tic­i­pa­tion » sur fond d’égalité, mais l’exigence d’une redis­tri­b­u­tion élargie, d’une dif­fu­sion du pou­voir, d’une autonomie des espaces où il s’exerce, sur fond de « dif­férence », d’irréductibilité à l’« intérêt général » et au principe de majorité. Les mou­ve­ments de lutte de ces années-là, partout, por­tent cette mar­que: ils ne deman­dent pas une ges­tion dif­férente du pou­voir, ils ne revendiquent pas l’« égal­ité » c’est-à-dire la légitim­ité majori­taire: ils sont l’affirmation d’une dif­férence irré­ductible qui devient, en tant que telle, demande de pou­voir, ouver­ture de négo­ci­a­tions, reven­di­ca­tion d’autonomie. Reven­di­ca­tion d’avoir voix au chapitre en tant que « dif­férents », et non en tant qu’égaux, reven­di­ca­tion d’une recon­nais­sance du pou­voir inhérent à cette dif­férence même.

Le mou­ve­ment de 1977 était com­pos­ite et très ancré dans la société, il comp­tait peu de « mar­gin­aux », il avait toutes les cartes en main pour pos­er des ques­tions « poli­tiques », mais son iden­tité était celle du « dif­férent », les lan­gages qu’il par­lait étaient spé­cial­isés et intraduis­i­bles, comme le dialecte d’une eth­nie qui cherche à se défendre con­tre la langue offi­cielle. La « mar­gin­al­ité » n’était pas pour lui une car­ac­téris­tique sociale, mais un choix poli­tique, une cri­tique de la poli­tique. Mais ce n’est qu’un exem­ple par­mi d’autres: les noirs, les femmes, les jeunes, les vieux, les pédés, les minorités nationales, tech­niques, lin­guis­tiques ou religieuses; le trait dom­i­nant des « mou­ve­ments », ou de cette péri­ode, a été la recherche d’une iden­tité non « poli­tique », cen­trée sur une dif­férence à faire recon­naître, à faire respecter, à par­tir de laque­lle négoci­er des espaces de ges­tion des ressources

6 Gilles Deleuze et Félix Guat­tari ten­teront égale­ment, à tra­vers la notion de minorité, d’exprimer la dou­ble irré­ductibil­ité (à la forme-État et à la forme cap­i­tal) de ces « com­mu­nautés con­crètes qui se situent hors du rap­port de tra­vail » : « De manière générale, les minorités ne reçoivent pas davan­tage une solu­tion de leur prob­lème par inté­gra­tion, même avec des axiomes, des statuts, des autonomies, des indépen­dances. Leur tac­tique passe néces­saire­ment par là. Mais si elles sont révo­lu­tion­naires, c’est parce qu’elles por­tent un mou­ve­ment plus pro­fond qui remet en ques­tion l’axiomatique mon­di­ale. La puis­sance de minorité, de par­tic­u­lar­ité, trou­ve sa fig­ure ou sa con­science uni­verselle dans le pro­lé­taire. Mais, tant que la classe ouvrière se définit par un statut acquis, ou même par un État théorique­ment con­quis, elle appa­raît seule­ment comme “cap­i­tal”, par­tie du cap­i­tal (cap­i­tal vari­able), et ne sort pas du plan du cap­i­tal. […] On voit mal ce que serait un État ama­zone, un État des femmes, ou bien un État des tra­vailleurs pré­caires, un État du “refus”. Si les minorités ne con­stituent pas des États viables, cul­turelle­ment, poli­tique­ment, économique­ment, c’est parce que la forme-État ne con­vient pas, ni l’axiomatique du cap­i­tal, ni la cul­ture cor­re­spon­dante », Mille plateaux, Édi­tions de Minu­it, 1980.

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Le rapport avec les institutions dans l’histoire de l’Autonomie

Dans cette trans­for­ma­tion sociale, dans cette ques­tion du pas­sage des pou­voirs du tra­vail vers le non-tra­vail, la ques­tion du pou­voir d’État se pose tou­jours en ter­mes de négo­ci­a­tions, jamais en ter­mes d’« acces­sion » ou de rem­place­ment. Dans l’histoire de l’Autonomie, cela sig­ni­fie qu’elle se pose tou­jours en ter­mes « tac­tiques », jamais en ter­mes de « stratégie », et qu’elle n’a pas voca­tion à devenir le cœur de l’identité poli­tique. Le prob­lème tac­tique, c’est de réduire les résis­tances; le prob­lème stratégique c’est de con­stru­ire le mécan­isme de com­man­de­ment du proces­sus. Le prob­lème est « tac­tique » au sens fort dans la pre­mière phase du mou­ve­ment, jusqu’à la dis­so­lu­tion de Potere operaio – et au sens faible dans la sec­onde phase, celle de l’aire de l’autonomie pro­pre­ment dite.

Être tac­tique « au sens fort », cela sig­ni­fie être capa­ble d’exprimer une iden­tité poli­tique et organ­i­sa­tion­nelle com­plexe, un pro­jet de par­ti. La stratégie appar­tient au mou­ve­ment: c’est le com­mu­nisme, la tac­tique est l’affaire du par­ti: lev­ée des obsta­cles et capac­ité de rup­ture. Lorsqu’on désigne Potere operaio comme le « par­ti de l’insurrection », c’est cela que ça veut dire. « Insur­rec­tion » ne ren­voie pas ici à un pro­jet de pou­voir poli­tique – ni « tout le pou­voir aux sovi­ets », ni « gou­verne­ment ouvri­er » – mais à une recom­po­si­tion du mou­ve­ment, à une rup­ture du con­trôle politi­co-social à par­tir de la force uni­fi­ca­trice d’un cer­tain nom­bre de mots d’ordre comme celui du « salaire garan­ti », à même de con­cen­tr­er les éner­gies, pour enfon­cer un coin, faire reculer les insti­tu­tions et élargir les espaces du mou­ve­ment. Uni­fi­er le mou­ve­ment, déman­tel­er le con­trôle, voilà l’enjeu. Et il ne s’agit pas de con­trôle mil­i­taire, sinon en dernière instance: il n’est pas ici ques­tion de guerre, mais d’hétérogénéité dans la com­po­si­tion de classe, de points forts et de points faibles, de con­tra­dic­tions et de la pos­si­bil­ité de trou­ver ce plus petit dénom­i­na­teur com­mun qui per­me­tte de frap­per et de recom­mencer à croître, à un niveau plus avancé. On ne par­le pas ici de pren­dre le pou­voir mais de rompre des digues.

Mais il y a là une insis­tance, une inquié­tude, une exagéra­tion qui n’ont jamais été con­fir­mées dans les faits. Insis­tance sur la force des digues, inquié­tude quant à la con­sis­tance du mou­ve­ment, exagéra­tion de la néces­saire frontal­ité du con­flit: le blocage des luttes, la décom­po­si­tion de classe, le reflux face à la restruc­tura­tion sem­blaient être des pas­sages oblig­és du dis­cours sur la rup­ture. En réal­ité, toutes les digues ont été con­tournées à peu de frais et la crise économique a don­né la mesure non pas tant de la vir­u­lence de la con­tre-attaque cap­i­tal­iste que de l’ampleur des espaces con­quis par le mou­ve­ment. Le mou­ve­ment du refus du tra­vail n’a pas pris d’assaut la société poli­tique, il a com­mencé à lui tourn­er autour. Les instru­ments de gou­verne­ment ont été main­tenus mais leurs effets sélec­tifs ont été de plus en plus bridés et une large part de richesse a été affec­tée, de manière indif­féren­ciée, au paiement du con­sen­sus: au fond, ce mou­ve­ment a anticipé, a chevauché la restruc­tura­tion cap­i­tal­iste, en la pli­ant au respect de sa pro­pre unité, en la ren­dant con­tra­dic­toire, en éro­dant sa capac­ité de com­man­de­ment social et en élar­gis­sant ses pro­pres espaces de pou­voir et de ges­tion. Formelle­ment, la rigid­ité des insti­tu­tions n’a pas cédé d’un pouce, au point de ren­dre impos­si­ble toute forme de représen­ta­tion poli­tique de cette muta­tion, de refouler jusqu’à la ques­tion de sa légitim­ité. Mais cette opéra­tion se paya d’un lourd trib­ut et généra à la fois une fragilité sub­stantielle et une perte sèche de la capac­ité à gou­vern­er.

C’est dans ce glisse­ment d’un niveau de con­fronta­tion à l’autre qu’a som­bré le pro­jet poli­tique de Potere operaio. En 1973, le groupe entre en crise. L’unification « tac­tique » qu’il pro­pose appa­raît réduc­trice face à la mul­ti­plic­ité des niveaux de con­flit qui se sont ouverts, des lan­gages par­lés par le mou­ve­ment, des espaces d’expansion ouverts à la richesse de sujets soci­aux à l’identité col­lec­tive com­plexe, irré­ductibles à une « unité » du moment. Vouloir lire la com­plex­ité du mou­ve­ment à tra­vers une grille sim­ple­ment anti-insti­tu­tion­nelle appa­raît à la fois impos­si­ble, non néces­saire et d’un une sché­ma­tisme extrême. C’est là dessus que se déter­mine la dis­so­lu­tion de Potere operaio.

Pour l’autonomie, la per­spec­tive qui s’ouvre alors est celle d’une adhé­sion totale au mou­ve­ment, qui passe par l’abandon de tout pro­jet de « grande tac­tique », de cen­tral­i­sa­tion ou d’unification qui débor­derait le ter­rain effec­tif ouvert par les con­tenus et les stades de crois­sance du mou­ve­ment au jour le jour. Il n’est plus pos­si­ble de sépar­er tac­tique et stratégie, par­ti et mou­ve­ment, poli­tique et com­mu­nisme. Le seul ter­rain d’unification du mou­ve­ment qui sem­ble encore prat­i­ca­ble n’est pas poli­tique mais pro­duc­tif, c’est la syn­thèse pra­tique des espaces de pou­voirs qui ont été con­quis peu à peu: le pou­voir com­mu­niste grandit de jour en jour dans l’affrontement entre tra­vail et refus du tra­vail, selon des formes et des modal­ités qui vari­ent d’une fois sur l’autre. C’est sur ce même ter­rain que doit se pos­er le prob­lème de la tac­tique et que la ques­tion de l’État doit être résolue.

Il n’y a pas de place pour une iden­tité de mou­ve­ment dif­férente, ni plus sim­ple que la con­struc­tion du com­mu­nisme qui grandit dans la société. Le com­man­de­ment politi­co-mil­i­taire de l’État doit être com­bat­tu partout où il s’impose comme con­tra­dic­tion spé­ci­fique, et dans ses ultimes ram­i­fi­ca­tions qui sont peu à peu rongées. La ques­tion de l’État cesse d’être le lieu d’une facile iden­tité « tac­tique », elle s’est réin­té­grée à la dimen­sion plus com­plexe de la con­sti­tu­tion des rap­ports de pro­duc­tion émer­gents. Expan­sion des espaces sur le ter­rain où ils s’ouvrent: en aucun cas con­cen­tra­tion des forces autour d’une unité min­i­male et « représen­ta­tive » mais explo­ration en pro­fondeur des hétérogénéités, des dis­con­ti­nu­ités dans le tis­su de classe, parce que c’est là que se con­stitue le pou­voir nou­veau. Lequel est dif­fus, dis­séminé, non syn­thé­tique.

Tout cela implique un déplace­ment général de l’attention au niveau des thé­ma­tiques et des objec­tifs et pas seule­ment des formes organ­i­sa­tion­nelles: de l’« insur­rec­tion » à la « lutte de longue durée », des « échéances » autour d’objectifs uni­fi­ca­teurs à l’« appro­pri­a­tion ». La pra­tique de l’appropriation devient le trait iden­ti­taire peut-être le plus remar­quable de l’aire poli­tique qui se con­stitue. Appro­pri­a­tion des biens, c’est-à-dire expro­pri­a­tion, illé­gal­ité de masse, « vio­lence dif­fuse »; mais aus­si autoré­duc­tion des tar­ifs des ser­vices publics, c’est-à-dire exten­sion de la légal­ité sur la base du con­sen­sus; et « appro­pri­a­tion » en usine de la réduc­tion de l’horaire de tra­vail, uni­latérale et non négo­ciée, mise en œuvre con­crète d’une déci­sion par­ti­sane, d’un « décret ». L’appropriation, en somme, comme dépasse­ment de la négo­ci­a­tion, exer­ci­ce d’un pou­voir de fait sur la dis­tri­b­u­tion de la richesse comme sur le temps de tra­vail, partout où c’est pos­si­ble: un mot d’ordre qui cor­re­spond bien à une analyse « molécu­laire » du pou­voir, dont une lim­ite évi­dente réside dans sa con­cep­tion « arti­sanale » de la lutte: son local­isme, sa réduc­tion du prob­lème de l’évaluation générale des rap­ports de forces à la pra­tique locale du con­tre-pou­voir. Car à chaque fois qu’une lutte gag­n­era en puis­sance jusqu’à pos­er des prob­lèmes d’ordre général pour le mou­ve­ment, à chaque fois que le niveau de l’affrontement s’élèvera jusqu’à pren­dre une valeur exem­plaire, ce dis­cours mon­tr­era ses lim­ites, tirail­lé entre l’affirmation d’une iden­tité pleine­ment sociale et le besoin de poli­tique, d’une « représen­ta­tion générale » des forces en présence, de la con­cen­tra­tion des ressources.

Cette con­tra­dic­tion ne sera jamais dépassée. Elle explique à la fois la vital­ité de l’aire de l’autonomie, sa dis­sémi­na­tion, sa capac­ité à inter­préter ce qui est nou­veau et à y adhér­er, et la pau­vreté, le mor­celle­ment de ses niveaux d’organisation; mais aus­si sa propen­sion con­stante à met­tre en exer­gue, d’un point de vue minori­taire, l’exemplarité ses actions, sa volon­té d’affronter les prob­lèmes irré­so­lus de l’identité et de du con­flit poli­tiques. Dans ce con­texte, la ques­tion du con­tre-pou­voir, qui était un point d’appui puis­sant mais local pour telle ou telle expéri­ence organ­i­sa­tion­nelle, est érigée en idéolo­gie col­lec­tive, en iden­tité générique du mou­ve­ment. Une iden­tité impos­si­ble parce qu’une mod­i­fi­ca­tion de la dis­tri­b­u­tion sociale du pou­voir ne crée un « con­tre-pou­voir » que dans des cas extrêmes, pour des couch­es sociales bien par­ti­c­ulières, stricte­ment définies par leur exclu­sion de tout rap­port de par­tic­i­pa­tion. Car en général, les mécan­ismes de la négo­ci­a­tion informelle, et en par­ti­c­uli­er la forme de l’appropriation des ressources – moné­taires ou de temps – qui se man­i­feste dans la perte d’efficience du rap­port de presta­tion, con­stituent des solu­tions moins dis­pendieuses sociale­ment et poli­tique­ment. Une iden­tité impos­si­ble, mais qui tend naturelle­ment à se présen­ter comme la pra­tique « nor­male » du rap­port avec le pou­voir, dès lors que le tis­su insti­tu­tion­nel auquel on s’affronte est mar­qué par sa rigid­ité, son inca­pac­ité à se mod­i­fi­er et à se réformer, au point que la ques­tion du pou­voir se pose quo­ti­di­en­nement en ter­mes total­i­taires. Car on a affaire à un tis­su insti­tu­tion­nel qui tend à gag­n­er à la classe poli­tique tous les champs d’expression sociale, à jouer ses cartes non pas sur le ter­rain du mono­pole de la représen­ta­tion légitime mais sur celui, social­iste, du mono­pole de la com­mu­ni­ca­tion sociale.

Dans cette accep­tion du con­tre-pou­voir, la ques­tion de l’État ne con­stitue que mar­ginale­ment le lieu de l’identité sociale et poli­tique du mou­ve­ment: si c’est vrai d’un cer­tain nom­bre d’expériences organ­i­sa­tion­nelles impor­tantes, mais lim­itées, cela ne devien­dra jamais la trame effec­tive des expéri­ences de lutte les plus con­sis­tantes. Ain­si, l’histoire de l’autonomie sem­ble, au cours de ces années, dépourvue d’un réel point focal: on a, à Rome et Padoue, deux expéri­ences solide­ment enrac­inées dans de larges franges du pro­lé­tari­at jeune et ouvri­er; à Milan, des expéri­ences d’une grande richesse, de l’assemblée autonome d’Alfa aux Cir­coli del pro­le­tari­a­to gio­vanile

7 Sur ces « Cer­cles du jeune pro­lé­tari­at », voir notam­ment le chapitre 10 – Des bancs publics aux cen­tres soci­aux, p. 479 sqq

, inscrites dans une mobil­ité organ­i­sa­tion­nelle pra­tique­ment inex­tri­ca­ble; à la FIAT de Turin, une séquence de très grandes expéri­ences de lutte, de l’occupation de 1973 aux luttes de 1974, jusqu’aux piquets de ville de 1979, sans trame organ­i­sa­tion­nelle sta­ble et iden­ti­fi­able

8 En 1974 à la FIAT, dans le con­texte de la « recon­ver­sion indus­trielle » qui com­mence, des grèves, débrayages, man­i­fes­ta­tions se suc­cè­dent de jan­vi­er à octo­bre, jusqu’à l’appel à la grève générale des syn­di­cats ; voir égale­ment le chapitre 10 – L’Année fron­tière. À pro­pos de la mobil­i­sa­tion de 1979, voir au chapitre 12, Pao­lo Virno – Do you remem­ber coun­ter­rev­o­lu­tion ?, p. 595 sqq

; partout, une quan­tité énorme de col­lec­tifs locaux, dis­séminés, impos­si­bles à recenser; l’explosion du mou­ve­ment de 77 à Rome et à Bologne, irré­ductible aux expéri­ences d’organisation antérieures mais qui les englobe toutes. Dans cette logique com­plexe, faite de dis­con­ti­nu­ités et de dis­cor­dances entre luttes et organ­i­sa­tion, le mou­ve­ment du refus du tra­vail côtoie une his­toire poli­tique qui, quand bien même elle voudrait y adhér­er et elle s’en nour­rit con­tin­uelle­ment, ne parvient pas à apporter de réponse aux prob­lèmes qu’il pose. C’est une his­toire dont la clef est sim­ple: une adhé­sion aux niveaux les plus élevés du con­flit social de ces années-là, et une inca­pac­ité d’élaborer une iden­tité suff­isam­ment artic­ulée pour ren­dre compte de l’ensemble du tis­su com­mu­ni­ca­tion­nel du mou­ve­ment et pour s’y rap­porter sans avoir recours à la fonc­tion exem­plaire de l’expérience guide.

Dans ce con­texte, le mou­ve­ment de 77 occupe une place toute par­ti­c­ulière: à cause sa force d’impact, de la nou­veauté qu’il exprime, de la manière dont il réin­vente tous les ter­mes de la ques­tion. L’autonomie est la seule aire poli­tique qui entre en con­tact avec le mou­ve­ment, qui l’alimente et qui s’en nour­rit. C’est aus­si par con­séquent la seule à y apporter ses lim­ites et ses erreurs. Le mou­ve­ment de 77 donne à voir le minori­tarisme et le min­i­mal­isme du pro­jet poli­tique de l’autonomie, et le mys­tère du prob­lème irré­solu du « poli­tique » en elle. Il révèle aus­si qu’elle seule a ten­té d’interpréter le proces­sus de trans­for­ma­tion qui nous tra­verse et de lui don­ner de la puis­sance. Mais surtout, il redis­tribue les cartes et il ouvre les hori­zons: l’ampleur de la mobil­i­sa­tion a brisé, prob­a­ble­ment pour tou­jours, ce goût très typ­ique du Risorg­i­men­to pour les petits nom­bres qui avait survécu – seul « lénin­isme » pos­si­ble – à l’effondrement de l’idée de par­ti. Et, en même temps, la mul­ti­pli­ca­tion des lan­gages, la désagré­ga­tion du jar­gon « poli­tique », l’explosion du dis­cours sur les « dif­férences » ont mis sur la table, dans la pra­tique, l’urgence, la pos­si­bil­ité et les ressources d’une iden­tité poli­tique com­plexe, arrimée à la richesse des forces pro­duc­tives exis­tantes, irré­ductible à l’anti-institutionnalisme rit­uel de l’histoire « autonome » que l’on vient de ­tra­vers­er.

dans ce chapitre« Toni Negri: « un pas en avant, deux en arrière: la fin des groupes »Les col­lec­tifs poli­tiques de Vénétie »
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    Sur l’une des brochures issues de l’assemblée autonome de Por­to Marghera on lit : « Les ouvri­ers ne vont pas à l’usine pour faire des enquêtes mais parce qu’ils y sont con­traints. Le tra­vail n’est pas un mode de vie, mais une oblig­a­tion de se ven­dre pour vivre. C’est en lut­tant con­tre le tra­vail, con­tre la vente for­cée de soi-même que nous nous opposons à toutes les règles de la société. C’est en lut­tant pour tra­vailler moins, pour ne pas mourir empoi­son­né par le tra­vail que nous lut­tons con­tre la nociv­ité. »
  • 2
    « “Salaire dis­so­cié de la pro­duc­tiv­ité”, “salaire vari­able indépen­dante”, “plus d’argent, moins de tra­vail”. Ces slo­gans, dif­fusés et répétés maintes fois entre 1968 et 1969, de la Saint-Gob­ain à la Fiat Mirafiori, de l’Italsider de Tar­ente à la Pétrochimie de Marghera, avaient la réso­nance insup­port­able de la craie crissant sur le tableau noir aux oreilles des pro­gram­ma­teurs du cen­tre-gauche, des man­agers d’entreprise, de la presse bien-pen­sante, mais aus­si des pro­gres­sistes en mal de “jus­tice sociale”. Des sous et encore des sous, récla­maient les ouvri­ers d’usine en 68–69, peu soucieux de l’“intérêt général” comme du sys­tème de com­pat­i­bil­ité pre­scrit par le développe­ment cap­i­tal­iste. […] Ce “droit à la vie”, réclamé par l’ouvrier sans qual­ités de l’usine fordiste, est une chose sim­ple et irréfutable. » Pao­lo Virno, « Le salaire comme vari­able indépen­dante », dans L’usage de la vie et autres sujets d’inquiétude, op. cit
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    La for­ma­tion de l’autovalorisation – laque­lle inter­vient tou­jours à l’intérieur de rap­ports de pro­duc­tion exis­tants – est selon Toni Negri « l’analyse du mécan­isme autonome et sin­guli­er où se développe la révo­lu­tion dans son car­ac­tère pro­lé­tarien » (« Pré­face à la nou­velle édi­tion ital­i­enne de La Dom­i­na­tion et le Sab­o­tage » [1979], dans Usines et ouvri­ers : Fig­ures du nou­v­el ordre pro­duc­tif, Maspero, 1980 – disponible en ligne). Sab­o­tage et refus du tra­vail appa­rais­sent de ce point de vue comme des formes de cette auto­val­ori­sa­tion. Voir aus­si « Sab­o­tage et auto­val­ori­sa­tion ouvrière », ibi­dem
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    « La classe ouvrière doit bris­er, démolir la “machine d’État toute prête”, et ne pas se borner à en pren­dre pos­ses­sion. […] La base économique de l’extinction totale de l’État, c’est le com­mu­nisme arrivé à un si haut degré de développe­ment que toute oppo­si­tion dis­paraît entre le tra­vail intel­lectuel et le tra­vail manuel et que, par con­séquent, dis­paraît l’une des prin­ci­pales sources de l’inégalité sociale con­tem­po­raine, source que la seule social­i­sa­tion des moyens de pro­duc­tion, la seule expro­pri­a­tion des cap­i­tal­istes ne peut en aucune façon tarir d’emblée. […] Aus­si n’avons-nous le droit de par­ler que de l’extinction inévitable de l’État, en soulig­nant la durée de ce proces­sus, sa dépen­dance vis-à-vis de la rapid­ité avec laque­lle se dévelop­pera la phase supérieure du com­mu­nisme, et en lais­sant com­plète­ment en sus­pens la ques­tion des délais ou des formes con­crètes de cette extinc­tion », Lénine, L’État et la révo­lu­tion [1917], rééd. La Fab­rique, 2012
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    « La con­cur­rence sup­pose que […] les hommes s’effacent devant le tra­vail ; que le bal­anci­er de la pen­d­ule est devenu la mesure exacte de l’activité rel­a­tive de deux ouvri­ers, comme il l’est de la célérité de deux loco­mo­tives. Alors, il ne faut pas dire qu’une heure d’un homme vaut une heure d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la car­casse du temps. » Karl Marx, Mis­ère de la philoso­phie [1847], Paris, Édi­tions Sociales, 1972
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    Gilles Deleuze et Félix Guat­tari ten­teront égale­ment, à tra­vers la notion de minorité, d’exprimer la dou­ble irré­ductibil­ité (à la forme-État et à la forme cap­i­tal) de ces « com­mu­nautés con­crètes qui se situent hors du rap­port de tra­vail » : « De manière générale, les minorités ne reçoivent pas davan­tage une solu­tion de leur prob­lème par inté­gra­tion, même avec des axiomes, des statuts, des autonomies, des indépen­dances. Leur tac­tique passe néces­saire­ment par là. Mais si elles sont révo­lu­tion­naires, c’est parce qu’elles por­tent un mou­ve­ment plus pro­fond qui remet en ques­tion l’axiomatique mon­di­ale. La puis­sance de minorité, de par­tic­u­lar­ité, trou­ve sa fig­ure ou sa con­science uni­verselle dans le pro­lé­taire. Mais, tant que la classe ouvrière se définit par un statut acquis, ou même par un État théorique­ment con­quis, elle appa­raît seule­ment comme “cap­i­tal”, par­tie du cap­i­tal (cap­i­tal vari­able), et ne sort pas du plan du cap­i­tal. […] On voit mal ce que serait un État ama­zone, un État des femmes, ou bien un État des tra­vailleurs pré­caires, un État du “refus”. Si les minorités ne con­stituent pas des États viables, cul­turelle­ment, poli­tique­ment, économique­ment, c’est parce que la forme-État ne con­vient pas, ni l’axiomatique du cap­i­tal, ni la cul­ture cor­re­spon­dante », Mille plateaux, Édi­tions de Minu­it, 1980.
  • 7
    Sur ces « Cer­cles du jeune pro­lé­tari­at », voir notam­ment le chapitre 10 – Des bancs publics aux cen­tres soci­aux, p. 479 sqq
  • 8
    En 1974 à la FIAT, dans le con­texte de la « recon­ver­sion indus­trielle » qui com­mence, des grèves, débrayages, man­i­fes­ta­tions se suc­cè­dent de jan­vi­er à octo­bre, jusqu’à l’appel à la grève générale des syn­di­cats ; voir égale­ment le chapitre 10 – L’Année fron­tière. À pro­pos de la mobil­i­sa­tion de 1979, voir au chapitre 12, Pao­lo Virno – Do you remem­ber coun­ter­rev­o­lu­tion ?, p. 595 sqq