La crise des associations étudiantes traditionnelles

Le cen­tre-gauche avait tout d’abord sus­cité de grandes espérances. « À par­tir d’aujourd’hui, cha­cun est plus libre » avait – non sans rai­son – titré Avan­ti!, le quo­ti­di­en du PSI, à la nais­sance de la coali­tion. En réal­ité, le con­texte social a pris beau­coup d’avance sur le cadre poli­tique: les ouvri­ers refusent le piège de l’équation « plus de salaire = plus de pro­duc­tiv­ité ». Les étu­di­ants se mon­trent chaque jour plus hos­tiles à la moin­dre forme d’autoritarisme et met­tent en cause de plus en plus ouverte­ment le con­tenu des enseigne­ments. Les mod­èles de vie et les mœurs étaient en train de chang­er beau­coup plus vite que n’était en mesure de le prévoir le sys­tème poli­tique.

Par ailleurs, la police con­tin­ue à tir­er impuné­ment dans la rue. L’augmentation glob­ale de la richesse fait para­doxale­ment sail­lir les déséquili­bres économiques de manière cri­ante, et sur la ques­tion des besoins matériels, la défi­ance envers les formes tra­di­tion­nelles de la représen­ta­tion (par­tis et syn­di­cats) se généralise. La FIOM, qui avait pour­tant pris la tête des luttes dans la métal­lurgie, a atteint un taux d’adhérents his­torique­ment bas et la FGCI, l’organisation des jeunes com­mu­nistes, est exsangue. Le sys­tème de représen­ta­tion qui s’est imposé depuis l’après-guerre tra­verse une crise sans précé­dent.

Cette crise touche aus­si les organ­i­sa­tions asso­cia­tives étu­di­antes. Dans les uni­ver­sités, ces asso­ci­a­tions ont tou­jours été les cour­roies de trans­mis­sion des prin­ci­paux par­tis poli­tiques; elles ser­vent aus­si fort utile­ment à la for­ma­tion de leurs futurs cadres dirigeants. Mais au-delà, elles per­me­t­tent d’expérimenter des alliances poli­tiques inédites: le rap­proche­ment « his­torique » entre les social­istes et les catholiques, par exem­ple, a d’abord été testé dans les uni­ver­sités. Les aspi­rants politi­ciens y appren­nent rapi­de­ment qu’en Ital­ie, la poli­tique n’est pas seule­ment l’art des com­pro­mis mais qu’elle est avant tout la sci­ence des couloirs. Avec toutes les con­séquences qui en découlent, à com­mencer par une dis­jonc­tion tou­jours plus pro­fonde avec les prob­lèmes et les besoins de la grande masse des étu­di­ants.

Avec le glisse­ment du cen­tre-gauche vers une poli­tique de plus en plus mod­érée, l’air com­mence à devenir irres­pirable dans les uni­ver­sités comme dans beau­coup de secteurs de la société. C’est dans ce cli­mat général qu’ont lieu, au print­emps 1966, les affron­te­ments entre étu­di­ants à l’université de Rome 1 Le 27 avril 1966, à la fac­ulté d’architecture, des affron­te­ments écla­tent entre étu­di­ants et jeunes d’extrême-droite. L’université est occupée puis évac­uée par la police à la demande du Recteur, avant que l’occupation ne reprenne au début du mois de mai. .

L’étudiant Pao­lo Rossi trou­ve la mort dans la bagarre, à moins qu’il n’ait été assas­s­iné (tombé ou pré­cip­ité du haut d’un mur?). À son enter­re­ment, les représen­tants des par­tis s’avèrent inca­pables de la moin­dre réflex­ion cri­tique: « Le grand cortège de nota­bles et de mil­i­tants qui accom­pa­gna Pao­lo Rossi à sa dernière demeure au cimetière du Ver­a­no se con­for­mait en tout point aux con­fort­a­bles habi­tudes de la gauche, et de son sous-gou­verne­ment étu­di­ant

2 Car­lo Oli­va, Alber­to Ren­di, Il movi­men­to stu­den­tesco e le sue lotte, Fel­trinel­li, 1969

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Les mass­es étu­di­antes et les jeunes sup­por­t­ent désor­mais très mal la répéti­tion depuis l’après-guerre des mêmes rit­uels immuables: les défilés du 25 avril3 Le 25 avril est la fête nationale ital­i­enne, qui célèbre la Libéra­tion de l’Italie, c’est-à-dire la red­di­tion de l’armée alle­mande à la résis­tance par­ti­sane. Cette date mar­que égale­ment le début de la longue emprise de la Démoc­ra­tie chré­ti­enne sur les insti­tu­tions de la République. Comme dit la chan­son : « Le 25 avril / est née une putain / La résis­tance est rouge / elle n’est pas démo-chré­ti­enne. » avec leurs dis­cours inter­minables sur la réal­i­sa­tion des « idéaux issus de la Résis­tance », ceux du 1er mai, etc. « L’élite des étu­di­ants, ceux qui sont les plus out­il­lés sur le plan cul­turel, ressent très vive­ment le con­traste entre un dis­cours sur la démoc­ra­tie ressas­sé à coups de grandes phras­es, et une action d’un tout autre ordre. L’érosion des asso­ci­a­tions étu­di­antes tra­di­tion­nelles favorise l’éclosion d’un nom­bre crois­sant de cel­lules et de groupes, de cer­cles et de revues de la gauche marx­iste, qui se récla­ment des dif­férentes vari­antes d’un com­mu­nisme hétéro­doxe: celles de tra­di­tion longue comme les trot­skistes et les anar­cho-com­mu­nistes ou les bor­digu­istes, mais aus­si celles qui com­men­cent tout juste à exis­ter comme les opéraïstes et davan­tage encore les marx­istes-lénin­istes qui se réfèrent aux enseigne­ments de Mao Tsé-toung

4 Wal­ter Toba­gi, Sto­ria del Movi­men­to stu­den­tesco , op. cit

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Dehors, dans les « com­munes à ciel ouvert » des labyrinthes mét­ro­pol­i­tains ou dans les « com­munes urbaines » à car­ac­tère plus poli­tique, des mil­liers d’intelligences ont mûri: intel­lectuels soci­aux et pro­lé­taires insub­or­don­nés, démoc­rates en crise et ouvri­ers qui se sont fab­riqués, au fil des luttes, une autre mémoire. Les bour­geons de toutes les idéolo­gies révo­lu­tion­naires niées par les par­tis offi­ciels sont en train d’éclore; mais surtout, des com­porte­ments nou­veaux, inc­on­cil­i­ables avec les stan­dards dom­i­nants, se dif­fusent et s’enracinent. Voici ce qu’écriront à ce sujet les sub­tils pro­fesseurs des Quaderni pia­cen­ti­ni: « La révolte exis­ten­tielle, même anar­chique, même indi­vidu­elle, même apoli­tique ou impoli­tique, celle des ouvri­ers, des étu­di­ants ou de quiconque est indi­vidu­elle­ment ou col­lec­tive­ment opprimé par l’organisation actuelle de la société et les rap­ports de pro­duc­tion exis­tants, cette révolte est tou­jours jus­ti­fiée, elle est tou­jours partage­able, même si elle se trompe par­fois d’objet et qu’il lui arrive de favoris­er objec­tive­ment le patron

5 Quaderni pia­cen­ti­ni n° 38, 1969

. »

On peut faire remon­ter à févri­er 1967 la nais­sance du mou­ve­ment étu­di­ant, même si la pre­mière phase qu’il tra­verse est pleine de con­tra­dic­tions. Des étu­di­ants de plusieurs uni­ver­sités occu­pent alors l’université de la Sapien­za à Pise et for­mu­lent une série de reven­di­ca­tions qui res­teront sous le nom de Thès­es de la Sapien­za. Les Thès­es défend­ent des posi­tions extrême­ment rad­i­cales. Elles seront adop­tées peu de temps après par la gauche de l’UGI6 L’Unione goliardi­ca ital­iana (Union estu­di­antine ital­i­enne) est fondée en 1945 dans la mou­vance du PSI. Elle représen­tait ini­tiale­ment la ten­dance laïque et répub­li­caine des asso­ci­a­tions étu­di­antes, avant de fusion­ner en 1957 avec le CUDI (Cen­tro uni­ver­si­tario demo­c­ra­ti­co ital­iano), pour devenir la prin­ci­pale organ­i­sa­tion étu­di­ante de gauche, regroupant les étu­di­ants proches du PSI, du PCI ou du PSIUP au con­grès de Rim­i­ni, mais en réal­ité l’occupation de la Sapien­za, qui prend tout de suite une portée résol­u­ment nationale, se mène indépen­dam­ment – et fon­da­men­tale­ment con­tre – les organ­i­sa­tions étu­di­antes ital­i­ennes.

L’occupation de la Sapien­za de Pise con­tribuera large­ment à la délégiti­ma­tion des organ­i­sa­tions tra­di­tion­nelles de la représen­ta­tion étu­di­ante. Mais son impor­tance tient surtout au fait qu’avec cette expéri­ence de lutte – et celle presque simul­tanée de Trente – appa­raît « dans le paysage ital­ien un fac­teur poli­tique nou­veau: un nou­veau mou­ve­ment étu­di­ant ». Car ce mou­ve­ment est d’emblée por­teur d’une série de nou­veautés: « c’est un mou­ve­ment de masse (surtout pen­dant l’année uni­ver­si­taire 1967–68) ; il fait usage de moyens d’action directs, qui dif­fèrent fon­cière­ment de l’arsenal tra­di­tion­nel des organ­i­sa­tions représen­ta­tives; il prend objec­tive­ment une posi­tion poli­tique d’ordre général, va bien au-delà de la seule ques­tion de l’université et inter­ag­it (dans la ren­con­tre ou le con­flit) avec le sys­tème poli­tique; il est por­teur d’idées et de con­tenus qui ont eux aus­si une portée générale

7 Ce « pro­jet de ratio­nal­i­sa­tion de l’université sans réelle nou­veauté » (Wal­ter Toba­gi, op. cit.), œuvre du min­istre de l’éducation démoc­rate chré­tien Lui­gi Gui, prévoy­ait notam­ment la créa­tion d’un Con­seil nation­al des uni­ver­sités et l’organisation des études en trois niveaux dif­férents : diplôme de pre­mière année, thèse de Lau­rea et Doc­tor­at de recherche

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La con­tes­ta­tion étu­di­ante était née d’une réforme uni­ver­si­taire (la loi 2314) rejetée par la plu­part des étu­di­ants

8 Ce « pro­jet de ratio­nal­i­sa­tion de l’université sans réelle nou­veauté » (Wal­ter Toba­gi, op. cit.), œuvre du min­istre de l’éducation démoc­rate chré­tien Lui­gi Gui, prévoy­ait notam­ment la créa­tion d’un Con­seil nation­al des uni­ver­sités et l’organisation des études en trois niveaux dif­férents : diplôme de pre­mière année, thèse de Lau­rea et Doc­tor­at de recherche

. . Les occu­pa­tions s’étaient propagées un peu partout en Ital­ie – à Cagliari, Cameri­no, Naples, Gênes, Trente, etc. – occa­sion­nant des fric­tions péri­odiques avec le corps enseignant et les forces de l’ordre. À la bataille con­tre les mesures touchant spé­ci­fique­ment à l’université, s’ajoutaient des ques­tions d’ordre plus général, de poli­tique aus­si bien intérieure qu’internationale. Le monde avait con­nu le coup d’État des colonels en Grèce, la Guerre des six jours entre Arabes et Israéliens, la mort de Che Gue­vara en Bolivie; mais c’est surtout la guerre du Viet­nam qui ouvre les con­sciences et nour­rit les analy­ses poli­tiques. La guerre et la résis­tance de ce petit peu­ple face au géant améri­cain sus­ci­tent une immense sol­i­dar­ité, non seule­ment par­mi les étu­di­ants, mais aus­si dans de larges secteurs de la société. Les man­i­fes­ta­tions se mul­ti­plient, la répres­sion poli­cière est par­ti­c­ulière­ment dure. Sur ce point, l’occupation de la Sapien­za ne dif­fère pas telle­ment des autres. Sa spé­ci­ficité tient plutôt à la forte teneur poli­tique des con­tenus qu’elle exprime.

Les Thès­es de la Sapien­za sont un des man­i­festes pro­gram­ma­tiques de la future gauche marx­iste étu­di­ante. Elles con­ti­en­nent un cer­tain nom­bre d’éléments théoriques de fond qui ren­voient à la pen­sée opéraïste. Dans les Thès­es, la ques­tion étu­di­ante est posée pour la pre­mière fois « en ter­mes de lutte entre cap­i­tal et tra­vail ». L’étudiant y appa­raît par con­séquent comme « une fig­ure sociale interne à la classe ouvrière », c’est-à-dire comme une « force sub­or­don­née ». Cette approche théorique, même si elle reste encore minori­taire, allait pro­fondé­ment influ­encer les luttes des années à venir.

Pas plus qu’à Trente ou à Turin, il n’est pos­si­ble d’omettre ici, par­mi les raisons d’un tour­nant aus­si fon­da­men­tal, la présence d’organisations de la nou­velle gauche, à laque­lle cer­tains étu­di­ants se réfèrent y com­pris en dehors de l’université. À Pise en par­ti­c­uli­er paraît un petit jour­nal auto­géré de matrice opéraïste, Il Potere operaio, qui fait abon­dam­ment référence aux Quaderni rossi et à classe opera­ia. Pub­lié comme sup­plé­ment au jour­nal interne des ouvri­ers d’Olivetti à Ivrea, Il Potere operaio sou­tient résol­u­ment les luttes ouvrières de la région, de la très longue grève à Saint-Gob­ain, à celles de la RIV de Mas­sa et des usines de Piom­bi­no. Par­mi ses rédac­teurs, on trou­ve Caz­zani­ga, Del­la Mea, Cam­pi­one et Sofri, qui fera égale­ment par­tie des lead­ers de l’occupation de la Sapien­za9 Comme on le ver­ra par la suite, ces lead­ers réap­pa­raîtront dans le con­texte de la nais­sance des groupes extra­parlemen­taires.Fon­da­men­tale­ment, c’est avec les Thès­es de la Sapien­za que se joue la pre­mière ren­con­tre politi­co-cul­turelle ­effec­tive entre un des courants de la gauche révo­lu­tion­naire en for­ma­tion et le nou­veau mou­ve­ment étu­di­ant.

Compte tenu de la forte présence d’étudiants issus d’autres uni­ver­sités dans l’occupation pisane, les Thès­es de la Sapien­za con­stitueront, indépen­dam­ment de ses résul­tats immé­di­ats, une référence essen­tielle pour la prop­a­ga­tion des luttes. L’expérience qui sera menée à Trente, où le pre­mier départe­ment de soci­olo­gie d’Italie avait été créé quelques années plus tôt, aura des effets déter­mi­nants sur les mobil­i­sa­tions à venir.

dans ce chapitre« La galax­ie Guten­berg et le mou­ve­mentLe lab­o­ra­toire de Trente et l’« Uni­ver­sité néga­tive » »
  • 1
    Le 27 avril 1966, à la fac­ulté d’architecture, des affron­te­ments écla­tent entre étu­di­ants et jeunes d’extrême-droite. L’université est occupée puis évac­uée par la police à la demande du Recteur, avant que l’occupation ne reprenne au début du mois de mai.
  • 2
    Car­lo Oli­va, Alber­to Ren­di, Il movi­men­to stu­den­tesco e le sue lotte, Fel­trinel­li, 1969
  • 3
    Le 25 avril est la fête nationale ital­i­enne, qui célèbre la Libéra­tion de l’Italie, c’est-à-dire la red­di­tion de l’armée alle­mande à la résis­tance par­ti­sane. Cette date mar­que égale­ment le début de la longue emprise de la Démoc­ra­tie chré­ti­enne sur les insti­tu­tions de la République. Comme dit la chan­son : « Le 25 avril / est née une putain / La résis­tance est rouge / elle n’est pas démo-chré­ti­enne. »
  • 4
    Wal­ter Toba­gi, Sto­ria del Movi­men­to stu­den­tesco , op. cit
  • 5
    Quaderni pia­cen­ti­ni n° 38, 1969
  • 6
    L’Unione goliardi­ca ital­iana (Union estu­di­antine ital­i­enne) est fondée en 1945 dans la mou­vance du PSI. Elle représen­tait ini­tiale­ment la ten­dance laïque et répub­li­caine des asso­ci­a­tions étu­di­antes, avant de fusion­ner en 1957 avec le CUDI (Cen­tro uni­ver­si­tario demo­c­ra­ti­co ital­iano), pour devenir la prin­ci­pale organ­i­sa­tion étu­di­ante de gauche, regroupant les étu­di­ants proches du PSI, du PCI ou du PSIUP
  • 7
    Ce « pro­jet de ratio­nal­i­sa­tion de l’université sans réelle nou­veauté » (Wal­ter Toba­gi, op. cit.), œuvre du min­istre de l’éducation démoc­rate chré­tien Lui­gi Gui, prévoy­ait notam­ment la créa­tion d’un Con­seil nation­al des uni­ver­sités et l’organisation des études en trois niveaux dif­férents : diplôme de pre­mière année, thèse de Lau­rea et Doc­tor­at de recherche
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    Ce « pro­jet de ratio­nal­i­sa­tion de l’université sans réelle nou­veauté » (Wal­ter Toba­gi, op. cit.), œuvre du min­istre de l’éducation démoc­rate chré­tien Lui­gi Gui, prévoy­ait notam­ment la créa­tion d’un Con­seil nation­al des uni­ver­sités et l’organisation des études en trois niveaux dif­férents : diplôme de pre­mière année, thèse de Lau­rea et Doc­tor­at de recherche
  • 9
    Comme on le ver­ra par la suite, ces lead­ers réap­pa­raîtront dans le con­texte de la nais­sance des groupes extra­parlemen­taires