L’année frontière

« Quand l’extraordinaire devient quo­ti­di­en, c’est qu’il y a la Révo­lu­tion

1 Ernesto Che Gue­vara, Jour­nal, Gal­li­mard, 1992

. » Cette maxime du « Che » reflète bien l’état d’esprit des pro­tag­o­nistes du mou­ve­ment de 1977, l’année de la grande révolte. L’année la plus occultée aus­si, la plus refoulée. Ce refoule­ment, qui dure depuis main­tenant dix ans

2 Quar­ante ans ont passé désor­mais, mais cette for­mule n’a rien per­du de son actu­al­ité puisque, selon la for­mule de Pao­lo Virno, « s’inaugure alors un exode qui n’est pas encore arrivé à son terme », « Le futur est der­rière nous. Notes sur 1977 », L’Usage de la vie et autres sujets d’inquiétude, op. cit

, témoigne de la peur du pou­voir insti­tu­tion­nel de se con­fron­ter de nou­veau aux con­tenus d’un mou­ve­ment social, poli­tique et cul­turel qui s’était man­i­festé cette année-là sous des traits irré­ductible­ment révo­lu­tion­naires. 77 n’a pas été 68. 68 a été con­tes­tataire, 77 a été rad­i­cale­ment alter­natif. C’est pour cette rai­son que la ver­sion offi­cielle présente 68 comme « bon » et 77 comme « mau­vais ». Et effec­tive­ment, 68 a été récupéré tan­dis que 77 a été anéan­ti. C’est pour cette rai­son qu’à la dif­férence de 68, 77 ne sera jamais un objet facile de célébra­tion

3 Cette thèse sur 77 con­naî­tra une cer­taine postérité, voir en par­ti­c­uli­er Ceci n’est pas un pro­gramme, « Mai ram­pant con­tre Mai tri­om­phant ! », Tiqqun, n° 2, sep­tem­bre 2001, repris dans Tout a fail­li, vive le com­mu­nisme !, La Fab­rique, 2009

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Mais le refoule­ment du mou­ve­ment de 77 a aus­si été le fait de ses acteurs mêmes. Des mil­liers de per­son­nes ont intéri­or­isé les effets cat­a­strophiques du ter­ror­isme répres­sif d’État, effaçant avec la mémoire des événe­ments vécus leur pro­pre iden­tité antag­o­niste. Par-delà ces deux refoule­ments « volon­taires », il y a l’effet de la gigan­tesque muta­tion des tech­nolo­gies de la com­mu­ni­ca­tion qui a arasé des pans entiers de la mémoire sociale. Pour­tant, en dépit de cet efface­ment, les ques­tions posées par le dernier mou­ve­ment anti insti­tu­tion­nel de masse en Ital­ie restent actuelles, parce qu’elles demeurent sans réponse. « Quel développe­ment pour quel futur? » : telle est la ques­tion cen­trale, sim­ple et ter­ri­ble, qui résume l’« intu­ition » du mou­ve­ment: celle que ce moment devait être vécu comme le point de bas­cule d’un change­ment d’époque, que la crise et l’épuisement des règles régis­sant les rela­tions et l’organisation sociales fondées sur le sys­tème indus­triel avait ren­du cri­ant.

La sen­si­bil­ité par­ti­c­ulière de ce mou­ve­ment c’est d’avoir com­pris ce qu’allait impli­quer l’irrésistible pas­sage à la société obscure et indéchiffrable de l’ère post-indus­trielle. Et d’avoir su s’emparer, sur le plan des con­tenus, de la ques­tion cen­trale que posait ce pas­sage: celle du tra­vail et de ses trans­for­ma­tions.

La fra­cas­sante irrup­tion du mou­ve­ment de 77 sur la scène sociale, sa com­po­si­tion – des étu­di­ants, des jeunes pro­lé­taires, des femmes en sit­u­a­tion pré­caire, « non garanties » sur le marché du tra­vail – con­traig­nirent les experts en socio-poli­tolo­gie nationale à ten­ter d’analyser ses car­ac­téris­tiques – aus­si inédites qu’indéchiffrables. Mais, les acteurs du mou­ve­ment se mon­trèrent d’emblée fort mal dis­posés à l’égard de l’attirail clas­sique de l’enquête soci­ologique et psy­ch­an­a­ly­tique, qui devait faire la lumière sur les caus­es de leur déviance par rap­port aux règles du « vivre-ensem­ble ». Ain­si, sans don­nées, sans chiffres, sans encéphalo­grammes à leur dis­po­si­tion, nos « experts » ne surent rien faire de mieux que de combler leur vide de savoir par un éta­lage inin­ter­rompu d’âneries pub­liées des mois durant dans des jour­naux et des revues, qu’ils soient indépen­dants ou liés à des par­tis

4 Cette résis­tance à l’objectivation, déjà aperçue chez les ouvri­ers de l’usine Olivet­ti d’Ivrea, se pour­suiv­ra jusque dans les années 1980 : le 4 avril 1984 à Milan, le col­lec­tif punk d’occupants de la via Cor­reg­gio envahit la con­férence de presse d’un col­loque sur les « ban­des de jeunes ». L’un d’entre eux se tail­la­da le torse au rasoir devant les poli­tiques, experts et soci­o­logues présents, mac­u­lant de son sang un tract qui com­mençait par : « Ceci est mon sang : analy­sez-le ! Peut-être décou­vrirez-vous mes véri­ta­bles besoins. » Voir l’ouvrage pub­lié par Pri­mo Moroni, Con­sorzio Aaster, Cen­tro Sociale Cox18, Cen­tro Sociale Leon­cav­al­lo, Cen­tri sociali, geografie del deside­rio, Shake edi­zioni, 1996 – disponible en ligne

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Ain­si en fut-il, jusqu’à ce que la rigoureuse lucid­ité des intel­lectuels du PCI descende dans l’arène du « débat ». Le lende­main du jour où Lama fut chas­sé de l’Université de Rome, Asor Rosa, ex-opéraïste des Quaderni rossi et de classe opera­ia, livra une analyse com­plète des nou­veaux sujets soci­aux de la révo­lu­tion en acte. Cet effort con­ceptuel, qui prit le nom de « théorie des deux sociétés », rem­por­ta un tel suc­cès qu’il en devint immé­di­ate­ment l’analyse offi­cielle

5 Alber­to Asor Rosa, Le due soci­età, Ein­au­di, 1977. Alber­to Asor Rosa a fait par­tie des fon­da­teurs des revues Quaderni rossi et classe opera­ia ; il a égale­ment fondé avec Mas­si­mo Cac­cia­ri la revue Con­tropi­ano (1968–1971). Pro­fesseur de lit­téra­ture à l’université de Rome, il est entre autres l’auteur de Scrit­tori e popo­lo (Samona e Savel­li, 1965) dans lequel il prend pour cible la veine « pop­uliste » de la lit­téra­ture ital­i­enne con­tem­po­raine. Il a été député en 1979–80, élu sur les listes du PCI

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Dans les grandes lignes, le raison­nement était le suiv­ant: la crise engen­dre le chô­mage qui touche en pre­mier lieu les jeunes. Le chô­mage est une exclu­sion du sys­tème du tra­vail pro­duc­tif (qui est celui de la classe ouvrière d’usine) et cette exclu­sion se traduit par un délite­ment et un dés­espoir qui finis­sent par se traduire à leur tour par une vio­lence irra­tionnelle et irréfléchie. Ce sont pré­cisé­ment ces sujets mar­gin­aux (exclus soci­aux parce que non inté­grés au sys­tème pro­duc­tif cen­tral de l’usine) qui for­ment la « sec­onde société », « grandie aux côtés de la pre­mière, et peut-être à sa charge, mais sans en retir­er d’avantages con­séquents, sans débouchés, sans enracin­e­ment dans la pre­mière société

6 Ibi­dem

» (la société ouvrière).

Pour la cul­ture indus­tri­al­iste du mou­ve­ment ouvri­er his­torique, « la cen­tral­ité ouvrière » est syn­onyme d’emploi fixe dans les usines de biens de con­som­ma­tion durables. Les sujets qui n’occupent pas une posi­tion de ce type sont donc néces­saire­ment des mar­gin­aux. Un mou­ve­ment con­sti­tué de tels sujets – qui par sur­croît revendi­quaient leur pleine autonomie vis-à-vis des insti­tu­tions his­toriques du mou­ve­ment ouvri­er, par­ti et syn­di­cat – ne pou­vait par con­séquent qu’être con­sid­éré comme un dan­gereux phénomène de mar­gin­al­i­sa­tion et de par­a­sitisme cor­po­ratiste, sus­cep­ti­ble d’être aisé­ment instru­men­tal­isé par les forces réac­tion­naires et con­ser­va­tri­ces. Nul hasard si Gior­gio Amen­dola, pres­tigieux intel­lectuel du PCI, a forgé pour qual­i­fi­er le mou­ve­ment les ter­mes de neosquadris­mo et de dician­no­vis­mo

7 Le terme de squadrisme désigne les groupes para­mil­i­taires du fas­cisme nais­sant ; le dician­no­vis­mo, dont Berlinguer accuse le mou­ve­ment en févri­er 1977, ren­voie aux événe­ments soci­aux et poli­tiques de l’année 1919, au moment de l’avènement du fas­cisme. Fran­co Berar­di, dit « Bifo », répon­dra à ces mis­es en caus­es en avril 1977 dans L’Espresso : « Il est à la mode aujourd’hui de par­ler à pro­pos [du mou­ve­ment de 77] d’irrationalisme et même de retour à l’esprit de 1919. C’est de la mys­ti­fi­ca­tion pure et sim­ple : l’esprit ancien com­bat­tant de 1919 était l’expression de secteurs petits-bour­geois ouverte­ment anti-ouvri­ers, alors que le nou­veau mou­ve­ment est l’expression de couch­es qui en majorité – dans le proces­sus de recom­po­si­tion de classe – appar­ti­en­nent au monde du tra­vail (même si ce n’est pas tou­jours le tra­vail d’usine)… », repris dans Ital­ie 77, le « mou­ve­ment », les intel­lectuels, doc­u­ments rassem­blés par Fab­rizio Calvi, Seuil, 1977. Dans la même veine, lire égale­ment au chapitre 11 – Et puis il y a aus­si le nicodémisme : entre­tien de Gian­ni Cor­bi avec Gior­gio Amen­dola, p. 578 sqq

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Le juge­ment porté par la gauche his­torique sur le « mou­ve­ment de 77 » se fondait donc sur une analyse de la com­po­si­tion de classe qui ne tenait aucun compte de la grande trans­for­ma­tion des proces­sus de pro­duc­tion et de la journée sociale de tra­vail qu’avait provo­quée la restruc­tura­tion cap­i­tal­iste. Cette restruc­tura­tion, qui restera sous le nom de « recon­ver­sion indus­trielle », a pris dès 1974 (l’année de la crise pétrolière) la forme d’une attaque con­tre la com­po­si­tion tech­nique et poli­tique de la classe ouvrière des grandes usines. La cas­sa inte­grazione a été le pre­mier des puis­sants instru­ments patronaux qui ont servi à liq­uider le cycle de lutte de l’ouvrier-masse, en faisant éclater sa « rigid­ité », c’est-à-dire l’homogénéité matérielle et poli­tique dont il tirait les con­di­tions de son pou­voir, en pre­mier lieu dans l’usine mais aus­si dans la société

8 En 1974, la FIAT avait mis 65 000 ouvri­ers en cas­sa inte­grazione

. Cette restruc­tura­tion a eu pour effet pre­mier le décen­trement, la dis­per­sion, la flu­id­i­fi­ca­tion et la dif­fu­sion dans le champ social de larges pans du proces­sus de pro­duc­tion et de repro­duc­tion.

De nou­velles fig­ures sociales, tra­di­tion­nelle­ment exclues du marché du tra­vail, furent inté­grées à ce réseau où les con­di­tions de tra­vail non nor­mées pre­naient la forme du chô­mage par­tiel et de la pré­car­ité. Ce que le par­ti com­mu­niste et le syn­di­cat ne surent ou ne voulurent pas com­pren­dre, c’est que ces nou­velles fig­ures pré­caires et non garanties avaient pour­tant, de manière directe ou indi­recte, une fonc­tion pro­duc­tive; que leur nature était ouvrière dans la mesure où on extrayait d’elles de la plus-val­ue; qu’elles étaient par­tie inté­grante de la nou­velle com­po­si­tion de classe qui était en train de se con­stituer au rythme de la méta­mor­phose du proces­sus de pro­duc­tion, avec la diminu­tion des emplois manuels tra­di­tion­nels et l’augmentation du tra­vail intel­lectuel mas­si­fié.

Plutôt que de prêter atten­tion à ces nou­velles fig­ures pro­duc­tives et de pren­dre acte de la charge de nou­veauté qu’elles expri­maient du point de vue du développe­ment et de l’organisation poli­tique, le Par­ti com­mu­niste et le syn­di­cat y opposèrent la plus grossière des analy­ses. Et au bout du compte, ils les réduisirent à la dan­gereuse irra­tional­ité d’un nou­veau sous-pro­lé­tari­at de masse auquel il con­ve­nait d’opposer la fer­meté rationnelle et démoc­ra­tique d’une classe ouvrière garantie, retranchée dans les grandes cathé­drales indus­trielles où elle cul­ti­vait l’illusoire cer­ti­tude de con­tenir les assauts de l’offensive cap­i­tal­iste.

Sur le plan de la poli­tique insti­tu­tion­nelle, la stratégie du « com­pro­mis his­torique » du PCI don­na ses meilleurs fruits lors des élec­tions admin­is­tra­tives de 1975, où le Par­ti con­quit de nom­breuses local­ités impor­tantes, et davan­tage encore l’année suiv­ante lors des élec­tions lég­isla­tives où il fail­lit devancer la DC.

Comme cet écla­tant suc­cès élec­toral arrivait au som­met de la vague de luttes de masse des années précé­dentes, le Par­ti s’imagina avoir réduit les mou­ve­ments au rôle de cour­roie de trans­mis­sion de son pro­jet dans le champ social et poli­tique. Dès lors, il s’occupa surtout de ses pré­ten­tions à être un « par­ti de gou­verne­ment » et con­sacra toute son énergie à des manœu­vres d’alliance et à des trac­ta­tions avec les autres par­tis.

Han­té par l’idée que sa légitim­ité à gou­vern­er devait pass­er par une image de crédi­bil­ité démoc­ra­tique, il accep­ta de se porter garant de la con­flict­ual­ité sociale et de par­ticiper à la réduire, à la con­trôler, à la canalis­er, à l’administrer, voire à la répudi­er, à l’excommunier et à la réprimer dans ses aspects les plus incom­pat­i­bles avec la survie du sys­tème en crise. En con­séquence, les organ­i­sa­tions et les secteurs du syn­di­cat con­trôlés par le PCI élaborèrent une ligne qui visait, sur les lieux de tra­vail, à l’élimination de toute oppo­si­tion ouvrière incon­trôlée ou incon­trôlable. Dans le même temps, elle se fai­sait val­oir auprès des milieux indus­triels comme une force capa­ble de favoris­er une sor­tie de la crise de la ­pro­duc­tion.

Cette stratégie eut pour résul­tat l’acceptation par le syn­di­cat de la « poli­tique des deux temps »: d’abord les sac­ri­fices à sup­port­er par la classe ouvrière pour rétablir les marges d’accumulation de cap­i­taux érodées par les luttes des années précé­dentes, ensuite une reprise de la pro­duc­tion et une dis­tri­b­u­tion équitable des revenus et des pou­voirs.

Cam­pés sur ces pré­sup­posés cul­turels et sur cette stratégie poli­tique, le PCI et le syn­di­cat durent faire face en 1977 à l’imprévisible sur­gisse­ment d’un mou­ve­ment con­sti­tué d’une grande var­iété de sujets pro­lé­taires haute­ment sco­lar­isés et très récep­tifs aux trans­for­ma­tions rapi­des d’un sys­tème pro­duc­tif qui s’acheminait vers la fin de la cen­tral­ité du tra­vail indus­triel.

Ces sujets con­den­saient, comme à tra­vers un énorme enton­noir, tout le savoir, toute la mémoire organ­i­sa­tion­nelle du cycle de luttes anti-insti­tu­tion­nelles (et donc autonomes et rad­i­cales) qui s’était déployé sans inter­rup­tion depuis le début des années 1960. Et parce que, du point de vue du rap­port dialec­tique à la restruc­tura­tion cap­i­tal­iste, ils étaient avant tout la con­séquence his­torique, le pro­duit logique de l’ouvrier-masse, ils s’avérèrent extrême­ment agres­sifs dans leur expres­sion poli­tique antag­o­niste.

Le con­cept de refus du tra­vail qui avait tra­ver­sé toutes les années 1960 et la pre­mière moitié des années 1970, avait finale­ment trou­vé sa généra­tion, la généra­tion qui fai­sait de lui le fonde­ment de son iden­tité cul­turelle, sociale et poli­tique. La restruc­tura­tion, en flu­id­i­fi­ant le marché du tra­vail, était en train de dessin­er une nou­velle organ­i­sa­tion pro­duc­tive où l’activité salariée deve­nait tou­jours plus pré­caire, dis­con­tin­ue, alter­nant indif­férem­ment les fonc­tions manuelles et intel­lectuelles. Les sujets de 1977 s’approprièrent ce ter­rain d’extrême mobil­ité – entre les dif­férents emplois, entre emploi et chô­mage – en prenant le par­ti de con­sid­ér­er la presta­tion salar­i­ale comme un fait occa­sion­nel plutôt que comme le fonde­ment con­sti­tu­tif de leur exis­tence.

Loin de se mobilis­er et de lut­ter pour s’assurer « un emploi fixe » à vie, en usine ou dans un bureau, ils préférèrent expéri­menter les alter­na­tives pos­si­bles pour se pro­cur­er du revenu. De con­di­tion subie, la mobil­ité dans le rap­port au tra­vail se trans­for­ma pour eux en choix con­scient, large­ment préféré à l’emploi garan­ti huit heures par jour, toute une vie durant. Lorsqu’ils eurent pris acte de l’impossibilité (et de l’inutilité) de résis­ter au proces­sus de restruc­tura­tion en lut­tant pour la « sauve­g­arde des emplois », les jeunes ouvri­ers en poste dans les usines s’auto-licencièrent et choisirent le front du tra­vail mobile.

C’est par ces com­porte­ments et par ces choix, bien plus que par leur propen­sion à la vio­lence dans les luttes, que les jeunes du mou­ve­ment de 77 sus­citèrent le scan­dale dans les rangs du mou­ve­ment ouvri­er his­torique. Et à rebours, on com­prend bien pourquoi toute la tra­di­tion du mou­ve­ment ouvri­er his­torique, pro­fondé­ment enrac­inée dans l’idéologie du tra­vail, ne pou­vait qu’apparaître aux yeux du mou­ve­ment de 77 non seule­ment comme pro­fondé­ment étrangère mais aus­si comme objec­tive­ment enne­mie: enne­mie de son besoin, mûri par l’extraordinaire développe­ment des forces pro­duc­tives, de libér­er la vie de l’esclavage, du chan­tage au tra­vail sub­or­don­né. L’affrontement était inévitable. Et il fut ­vio­lent.

Ain­si, en 1977, c’est un con­flit à la fois poli­tique et cul­turel qui se général­isa jour après jour jusqu’à occu­per la total­ité de l’espace social, con­cen­trant la con­flict­ual­ité qui avait tra­ver­sé toutes les années 1970. Un affron­te­ment vio­lent entre les class­es et à l’intérieur de la classe, le plus vio­lent peut-être qui se soit pro­duit depuis l’unité ital­i­enne. 40000 inculpés, 15000 incar­cérés, 4000 con­damnés à des mil­liers d’années de prison, et puis des morts et des blessés par cen­taines, dans les deux camps. On se gardera bien de regarder ces chiffres comme le pur résul­tat d’un pari hasardeux, issu du savoir déli­rant d’un quar­teron scélérat de « mau­vais maîtres », qui aurait prospéré sur les ten­dances nihilistes de couch­es sociales mar­ginales et accul­turées

9 Sur l’idéologie judi­ci­aire des chefs, des insti­ga­teurs et des « mau­vais maîtres », on lira la réponse de Lucio Castel­lano devant le juge Calogero au moment de son arresta­tion le 12 juin 1979 : « Votre motif pre­mier est de réduire le mou­ve­ment de ces dernières années à quelque chose que vous puissiez com­pren­dre avec votre lan­gage, de le réduire autrement dit à un com­plot. C’est pourquoi vous devez y trou­ver un cerveau cen­tral […] Vous êtes con­va­in­cus que le monde est fait de maîtres et de servi­teurs, et que ces derniers sont rarement en mesure de faire de réels dégâts : vous êtes con­va­in­cus que la ques­tion du pou­voir se pose tou­jours dans les ter­mes shake­speariens d’une guerre entre con­san­guins. Ces choses que vous m’imputez font par­tie de votre cul­ture, non de la mienne. » Cité dans Mar­cel­lo Tarì, Autonomie !, op. cit

. Ce qui imposa l’échéance de ce con­flit, c’est l’accélération des con­tra­dic­tions sociales entre les class­es qui, dans la crise général­isée, pous­saient à un affron­te­ment direct pour la redéf­i­ni­tion de nou­velles règles de pou­voir.

dans ce chapitre« L’automne des Cir­coliUn étrange mou­ve­ment d’étranges étu­di­ants »
  • 1
    Ernesto Che Gue­vara, Jour­nal, Gal­li­mard, 1992
  • 2
    Quar­ante ans ont passé désor­mais, mais cette for­mule n’a rien per­du de son actu­al­ité puisque, selon la for­mule de Pao­lo Virno, « s’inaugure alors un exode qui n’est pas encore arrivé à son terme », « Le futur est der­rière nous. Notes sur 1977 », L’Usage de la vie et autres sujets d’inquiétude, op. cit
  • 3
    Cette thèse sur 77 con­naî­tra une cer­taine postérité, voir en par­ti­c­uli­er Ceci n’est pas un pro­gramme, « Mai ram­pant con­tre Mai tri­om­phant ! », Tiqqun, n° 2, sep­tem­bre 2001, repris dans Tout a fail­li, vive le com­mu­nisme !, La Fab­rique, 2009
  • 4
    Cette résis­tance à l’objectivation, déjà aperçue chez les ouvri­ers de l’usine Olivet­ti d’Ivrea, se pour­suiv­ra jusque dans les années 1980 : le 4 avril 1984 à Milan, le col­lec­tif punk d’occupants de la via Cor­reg­gio envahit la con­férence de presse d’un col­loque sur les « ban­des de jeunes ». L’un d’entre eux se tail­la­da le torse au rasoir devant les poli­tiques, experts et soci­o­logues présents, mac­u­lant de son sang un tract qui com­mençait par : « Ceci est mon sang : analy­sez-le ! Peut-être décou­vrirez-vous mes véri­ta­bles besoins. » Voir l’ouvrage pub­lié par Pri­mo Moroni, Con­sorzio Aaster, Cen­tro Sociale Cox18, Cen­tro Sociale Leon­cav­al­lo, Cen­tri sociali, geografie del deside­rio, Shake edi­zioni, 1996 – disponible en ligne
  • 5
    Alber­to Asor Rosa, Le due soci­età, Ein­au­di, 1977. Alber­to Asor Rosa a fait par­tie des fon­da­teurs des revues Quaderni rossi et classe opera­ia ; il a égale­ment fondé avec Mas­si­mo Cac­cia­ri la revue Con­tropi­ano (1968–1971). Pro­fesseur de lit­téra­ture à l’université de Rome, il est entre autres l’auteur de Scrit­tori e popo­lo (Samona e Savel­li, 1965) dans lequel il prend pour cible la veine « pop­uliste » de la lit­téra­ture ital­i­enne con­tem­po­raine. Il a été député en 1979–80, élu sur les listes du PCI
  • 6
    Ibi­dem
  • 7
    Le terme de squadrisme désigne les groupes para­mil­i­taires du fas­cisme nais­sant ; le dician­no­vis­mo, dont Berlinguer accuse le mou­ve­ment en févri­er 1977, ren­voie aux événe­ments soci­aux et poli­tiques de l’année 1919, au moment de l’avènement du fas­cisme. Fran­co Berar­di, dit « Bifo », répon­dra à ces mis­es en caus­es en avril 1977 dans L’Espresso : « Il est à la mode aujourd’hui de par­ler à pro­pos [du mou­ve­ment de 77] d’irrationalisme et même de retour à l’esprit de 1919. C’est de la mys­ti­fi­ca­tion pure et sim­ple : l’esprit ancien com­bat­tant de 1919 était l’expression de secteurs petits-bour­geois ouverte­ment anti-ouvri­ers, alors que le nou­veau mou­ve­ment est l’expression de couch­es qui en majorité – dans le proces­sus de recom­po­si­tion de classe – appar­ti­en­nent au monde du tra­vail (même si ce n’est pas tou­jours le tra­vail d’usine)… », repris dans Ital­ie 77, le « mou­ve­ment », les intel­lectuels, doc­u­ments rassem­blés par Fab­rizio Calvi, Seuil, 1977. Dans la même veine, lire égale­ment au chapitre 11 – Et puis il y a aus­si le nicodémisme : entre­tien de Gian­ni Cor­bi avec Gior­gio Amen­dola, p. 578 sqq
  • 8
    En 1974, la FIAT avait mis 65 000 ouvri­ers en cas­sa inte­grazione
  • 9
    Sur l’idéologie judi­ci­aire des chefs, des insti­ga­teurs et des « mau­vais maîtres », on lira la réponse de Lucio Castel­lano devant le juge Calogero au moment de son arresta­tion le 12 juin 1979 : « Votre motif pre­mier est de réduire le mou­ve­ment de ces dernières années à quelque chose que vous puissiez com­pren­dre avec votre lan­gage, de le réduire autrement dit à un com­plot. C’est pourquoi vous devez y trou­ver un cerveau cen­tral […] Vous êtes con­va­in­cus que le monde est fait de maîtres et de servi­teurs, et que ces derniers sont rarement en mesure de faire de réels dégâts : vous êtes con­va­in­cus que la ques­tion du pou­voir se pose tou­jours dans les ter­mes shake­speariens d’une guerre entre con­san­guins. Ces choses que vous m’imputez font par­tie de votre cul­ture, non de la mienne. » Cité dans Mar­cel­lo Tarì, Autonomie !, op. cit