Sergio Bologna: 68 en usine

Ce texte est tiré de « Aux portes de 69, l’automne ouvri­er », sup­plé­ment au jour­nal Il Man­i­festo, 1988. Dans la pre­mière édi­tion de L’Orda d’oro, en lieu et place du réc­it de Ser­gio Bologna, un texte inti­t­ulé La nais­sance de l’auto-organisation des tra­vailleurs por­tait en par­ti­c­uli­er sur l’expérience des Grup­pi di stu­dio (GdS) à l’usine Sit-Siemens (voir dans ce chapitre la note 27, p. 295) et sur la nais­sance du Col­let­ti­vo politi­co met­ro­pol­i­tano (CPM) dans le con­texte des luttes ouvrières de 1968–69 (voir chapitre 8 – Les orig­ines pos­si­bles de la ten­dance armée, p. 365 sqq.)

68 en usine a surtout été milanais et le CUB Pirelli en a été le sym­bole. La FIAT a com­mencé à se met­tre en mou­ve­ment un an plus tard, tan­dis que d’autres usines comme Monte­di­son à Por­to Marghera, FATME à Rome ou Saint-Gob­ain à Pise ont plutôt suivi les for­tunes divers­es des groupes locaux de Il Potere operaio, en traî­nant même pas mal les pieds. Le 68 du CUB Pirelli c’est 68 qui dure et qui pré­fig­ure les mou­ve­ments et le syn­di­cat de base des années 1970. Alors que, par exem­ple, le 68 de Valdag­no appa­raît plutôt comme l’explosion à retarde­ment d’une com­pa­ny town demeurée jusque-là sous un despo­tisme anachronique de type féo­dal.

J’avais passé quelques jours à Valdag­no en 1965. Le sou­venir du vieux Mar­zot­to, qui envoy­ait ses chefs prélever son trib­ut de jeunes femmes dans les ate­liers, était encore vif. Ses fils, férus d’automobile, dévalaient le court boule­vard qui reli­ait l’usine à la ville comme s’ils étaient à Mon­za1 La ville de Mon­za, en Lom­bardie, accueille chaque année le Grand Prix de For­mule 1 d’Italie. À la sor­tie de l’usine, il y avait une guérite avec un garde. Les ouvri­ers et les ouvrières devaient le fix­er bien droit dans les yeux en quit­tant l’usine, parce que c’était lui qui choi­sis­sait, en les désig­nant d’un imper­cep­ti­ble signe de tête, ceux qui passeraient à la fouille. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Je ne me rap­pelle plus si à ce moment-là les femmes avaient réus­si à obtenir au moins d’être fouil­lées par d’autres femmes. Valdag­no n’avait pas d’autre rythme social, phys­i­ologique, que celui de l’usine. Le soir, le vil­lage était désert, plongé dans le noir, et on racon­tait déjà que le tor­rent Agno avait été pol­lué irréversible­ment par l’usine Mar­zot­to. 1965.

Lorsque quelques mois plus tard je suc­cé­dai à Umber­to Seg­re à l’université de Trente, j’y retrou­vai Mau­ro Ros­tag­no que j’avais con­nu en 1963 à Milan dans un petit groupe opéraïste, et je fis la con­nais­sance de sa com­pagne d’alors, Mar­i­anel­la, de Chec­co Zoi, de Pao­lo Sor­bi et de quelques autres cama­rades du groupe « his­torique » de Trente. Quand je leur racon­tai ces his­toires, c’est à peine s’ils voulurent y croire. L’explosion de rage de Valdag­no eut lieu sans les étu­di­ants. Lorsqu’ils accou­rurent de Trente, tout était con­som­mé. Il faut néan­moins rap­pel­er une autre his­toire, celle de SLOI – une usine à can­cer qui pro­dui­sait des addi­tifs pour le car­bu­rant

2 Dans cette usine tren­tine, les ouvri­ers manip­u­laient des pro­duits haute­ment tox­iques. Beau­coup seront atteints de can­cer, ou de cir­rhose, cer­tains seront internés à l’hôpital psy­chi­a­trique, tous empoi­son­nés par le con­tact quo­ti­di­en avec le plomb. En octo­bre 1969, les ouvri­ers dif­fusent un tract devant le siège de la Région et dans la ville de Trente : « Dans un litre d’essence, il y a un peu de notre san­té. […] Nous mour­rons à SLOI, poussés à tra­vailler dans un envi­ron­nement nocif, au con­tact du plomb : à 30 ans, nous sommes déjà vieux » (cité par Odilio Zot­ta dans l’ouvrage col­lec­tif Incubo nel­la cit­tà, UCT, 1978).

, car les étu­di­ants y prirent au con­traire une part déter­mi­nante. En cela, elle pré­fig­ure les mobil­i­sa­tions actuelles autour d’ACNA et de Farmoplant16. L’ACNA (Cen­gio, Pié­mont) est une usine chim­ique qui a sus­cité une large mobil­i­sa­tion pour sa fer­me­ture à la fin des années 1980. À la même époque, en juil­let 1988, l’usine de pes­ti­cides Far­mo­plant instal­lée à Mas­sa (Toscane) et appar­tenant au groupe Monte­di­son con­naît un dou­ble incendie qui entraîne la for­ma­tion d’un nuage tox­ique dans la région et notam­ment sur les com­munes côtières de Mari­na di Mas­sa et Mari­na di Car­rara. Cet acci­dent reten­tis­sant déclenche aus­sitôt une man­i­fes­ta­tion pour sa fer­me­ture (qui inter­vien­dra en 1991). [/fn]. Dans le groupe « his­torique » des trentins, il y avait un cama­rade dont le père, ouvri­er chez SLOI, était mort d’un can­cer juste­ment dans ces années-là. L’intervention des étu­di­ants et de quelques courageux syn­di­cal­istes locaux fit éclater l’« affaire SLOI », et mena à la fer­me­ture de l’usine.

Les années 1965–66 avaient été les dernières de l’intervention en usine apparue avec les Quaderni rossi. À Milan, cette pra­tique avait été plus sys­té­ma­tique qu’ailleurs, parce qu’il y avait beau­coup d’usines et qu’aucune n’exerçait l’hégémonie de la FIAT à Turin, ou de Monte­di­son à Marghera. Notre inter­ven­tion pro­dui­sait fort peu de résul­tats en ter­mes d’organisation. C’étaient les années de classe opera­ia, la seule revue qui, en cette péri­ode de restruc­tura­tion et de répres­sion vio­lentes, pub­li­ait des don­nées sur la sit­u­a­tion dans les usines. Mais plus impor­tant encore que la revue, il y avait les affich­es, les brochures et les tracts des groupes locaux, surtout des groupes lom­bards. Je pense, j’espère, qu’ils sont con­servés à la bib­lio­thèque de la fon­da­tion Fel­trinel­li. En tout cas, nous avons con­tribué à remuer les eaux. Je me sou­viens d’une grève spon­tanée chez Inno­cen­ti à Lam­brate en 1965, avec une man­i­fes­ta­tion jusqu’à la pré­fec­ture, je me sou­viens des luttes d’atelier chez Siemens, piaz­za­le Lot­to, chez Auto­bianchi à Desio, chez Far­mi­talia, chez Alfa Portel­lo3 Ser­gio Bologna cite ici et dans la suite du texte un ensem­ble d’usines ou de sites indus­triels (de l’automobile, de la chimie, de l’ingénierie, etc.) situés à Milan ou dans son aggloméra­tion plus ou moins immé­di­ate (Lam­brate, San Dona­to Milanese, Ses­to San Gio­van­ni, Portel­lo, Bic­oc­ca, etc.). Il est ques­tion plus loin du car­ac­tère « mét­ro­pol­i­tain » de ces usines, de ce paysage de la pro­duc­tion à Milan qui s’étend du cen­tre-ville, avec l’école d’ingénieurs et d’architecture et les dif­férentes fac­ultés sci­en­tifiques, à sa périphérie, avec les sites indus­triels Pirelli Bic­oc­ca, Siemens, Inno­cen­ti, etc. Nous avions des cama­rades à Côme, à Varese, à Pavie, à Mon­za, à Cré­mone, qui inter­ve­naient dans d’autres grandes usines lom­bardes. Mais chez Pirelli, nous ne con­nais­sions per­son­ne.

Quel fut le résul­tat de ce tra­vail de four­mi? Un « savoir » sur l’usine, dans le moin­dre de ses rouages, comme per­son­ne n’en pos­sé­dait alors en Ital­ie, ni les Turi­nois écrasés par la mono­cul­ture auto­mo­bile, ni les Vénètes, ni les Génois. Le paysage indus­triel de la région de Milan était plus bigar­ré, plus sen­si­ble à l’innovation, plus ouvert à l’industrie étrangère.

La fin de classe opera­ia mar­que aus­si la fin de l’intervention en usine. Je réin­vestis mon engage­ment poli­tique et intel­lectuel dans l’enseignement à Trente, dans la col­lab­o­ra­tion aux Quaderni pia­cen­ti­ni, dans les échanges avec des groupes aux États-Unis et en Alle­magne.

En sep­tem­bre 1967 – l’explosion étu­di­ante était déjà dans l’air – Toni Negri organ­ise un sémi­naire à Padoue pour fêter sa récente nom­i­na­tion au rang de ­pro­fesseur. C’est lors de ce sémi­naire que se met au point la théorie de l’ouvrier-masse. Je récolte les fruits de mes années d’études sur l’expérience con­seil­liste et présente mon essai sur les fig­ures de l’ouvrier pro­fes­sion­nel et de l’ouvrier-masse qui sera pub­lié cinq ans plus tard dans Operai e sta­to

4 Col­lec­tif, Operai e sta­to : Lotte operaie e rifor­ma del­lo sta­to cap­i­tal­is­ti­co tra rev­oluzione d’ottobre e New Deal, Fel­trinel­li, 1972.

, chez Fel­trinel­li. La révolte étu­di­ante explose pen­dant l’hiver 1967–68, elle est tout de suite très net­te­ment mar­quée par le refus des thès­es opéraïstes. Dans les uni­ver­sités les plus mûres poli­tique­ment, ce refus est par­ti­c­ulière­ment vio­lent: pour affirmer leur iden­tité pro­pre et épouser pleine­ment les théories anti­au­tori­taires du « pou­voir étu­di­ant », les groupes étu­di­ants doivent se libér­er de l’influence exer­cée jadis par les mânes de Panzieri. Le groupe « his­torique » des pia­cen­ti­ni rompt donc vio­lem­ment l’association qui s’était établie entre nous. Les Quaderni pia­cen­ti­ni sont fascinés par Franc­fort et par Berlin, par Krahl et Dutschke. Comme l’ensemble du mou­ve­ment en Ital­ie, ils ignorent tout de l’importante con­tri­bu­tion des fac­ultés tech­niques et sci­en­tifiques aux luttes en Alle­magne, de la cri­tique de la sci­ence et de la tech­nolo­gie qu’elles avaient com­mencé à for­muler, et de ce qu’on avait appelé le « mou­ve­ment des ingénieurs » et le refus de la pro­fes­sion. De tout ce qui, en somme, allait nour­rir la pen­sée écol­o­giste dans les années 1970.

J’avais eu écho de ces ques­tions, parce que mes con­tacts en RFA étaient le fruit de vieilles con­nais­sances de Lelio Bas­so, et se situ­aient par con­séquent dans le champ de la gauche SPD et syn­di­cale. En 1967, j’avais fait un autre voy­age en Alle­magne, qui m’avait amené à appro­fondir ces con­tacts. Ce fut à cette occa­sion que je ren­con­trai à Franc­fort Angela Davis, qui vivait alors dans un loft. La gauche syn­di­cale suiv­ait à ce moment avec beau­coup d’attention ce qu’on appelait le « mou­ve­ment des ingénieurs », parce qu’il con­cer­nait directe­ment la force de tra­vail qual­i­fiée de la pro­duc­tion de demain.

68 s’ouvrit donc pour moi sur une étrange sen­sa­tion: d’un côté je ressen­tais un cer­tain isole­ment, comme si le mou­ve­ment étu­di­ant et ses idéolo­gies avaient eu besoin de « rejeter » la cul­ture à laque­lle je m’identifiais; de l’autre il s’était ouvert un grand espace où vol­er. C’était comme si une nou­velle res pub­li­ca était adv­enue, objet de tous les désirs, et qu’elle aus­si m’avait mis au ban, comme l’ancienne.

Ce qui l’emportait néan­moins, c’était la sen­sa­tion que l’avenir était de notre côté. Je ne m’attendais pas à grand-chose de la part du vieux groupe de classe opera­ia. Cer­tains s’étaient dis­per­sés, d’autres étaient en train de repren­dre du ser­vice comme citoyens de la nou­velle res pub­li­ca, une frange impor­tante s’était fait avaler par le PCI. Seul Toni Negri con­tin­u­ait à voir les choses en grand. Il était, je crois, com­plète­ment obsédé par l’idée qu’il fal­lait acquérir à la cause opéraïste une frac­tion « vis­i­ble » du mou­ve­ment étu­di­ant; donc, d’un côté il le suiv­ait de près, et de l’autre, il cher­chait à nouer des alliances tac­tiques avec cer­tains de ses lead­ers les plus en vue.

Ma posi­tion était dif­férente, et on peut la résumer ain­si: lais­sons les étu­di­ants trac­er leur pro­pre route. S’ils doivent tuer les pères, qu’ils les tuent. S’ils veu­lent se référ­er à la classe ouvrière, qu’ils le fassent, s’ils ne le veu­lent pas, peu importe. Dans tous les cas, ils en ont fait beau­coup, presque trop. La ques­tion n’était pas d’amener les étu­di­ants devant les usines – en général, ils y avaient déjà pen­sé tout seuls. À Trente, le tra­vail chez SLOI ou chez Miche­lin avait com­mencé bien avant 68. À Turin, aus­si bien au Palaz­zo Cam­pana que par la suite aux Molinette

5 Les Molinette sont l’hôpital de Turin où le mou­ve­ment s’est trans­féré en 1968 après son expul­sion du Palaz­zo Cam­pana.

, les cara­bins s’étaient tout de suite inter­rogés sur la manière dont ils allaient se situer par rap­port à la FIAT. Le prob­lème était tout autre. Il ne s’agissait pas d’amener les étu­di­ants devant les usines mais d’amener la classe ouvrière d’usine sur des posi­tions de « refus du tra­vail », c’est-à-dire de refus des mécan­ismes les plus abjects de l’exploitation. Il s’agissait de par­ticiper à créer une nou­velle généra­tion de cadres ouvri­ers qui puis­sent se sub­stituer à des struc­tures syn­di­cales délabrées. En somme, j’étais con­va­in­cu que même si les murs de toutes les uni­ver­sités d’Italie avaient été cou­verts de graf­fi­tis « pou­voir ouvri­er », il ne se serait rien passé de plus dans les usines. Ce qu’il fal­lait éviter en revanche, c’était que le mou­ve­ment étu­di­ant (qui com­mençait à être recon­nu comme une « nou­velle insti­tu­tion » par le mou­ve­ment ouvri­er, c’est-à-dire par les instances dirigeantes du PCI et de la CGIL) ne se laisse gag­n­er par une con­cep­tion des ques­tions liées au tra­vail tout droit sor­tie des malles du pire togli­at­tisme. Et donc que ne s’affirme une cul­ture de la classe ouvrière com­plète­ment igno­rante de la con­tri­bu­tion du courant opéraïste, et qui con­tin­uerait à le con­sid­ér­er comme héré­tique. Je n’en pou­vais déjà plus de m’entendre traiter de « provo­ca­teur, à la sol­de des Améri­cains » par les com­mu­nistes de la Com­mis­sion interne à chaque fois que j’allais dis­tribuer un tract de classe opera­ia devant une usine de Ses­to San Gio­van­ni. Il ne man­quait plus à présent que les étu­di­ants s’y met­tent à leur tour! Je préférais encore qu’ils s’occupent de tout autre chose que de la classe ouvrière.

Le Mai français changea rad­i­cale­ment la donne.

À par­tir de là, la « ques­tion ouvrière », qui avait été écartée ou con­sid­érée comme sec­ondaire par le Mou­ve­ment étu­di­ant, revint au pre­mier plan. Je m’y jetai tête bais­sée, à peine eus-je enten­du à la radio les pre­mières infor­ma­tions sur les affron­te­ments à Nan­terre et à la Sor­bonne. Le temps de rassem­bler quelques sous et un con­trat pour la radio suisse, Giairo Dagh­i­ni et moi partîmes pour Paris dans une voiture bour­rée de bidons d’essence, qui ressem­blait à une bombe. Le fils d’Alberto Savinio, Rug­gero, nous accom­pa­g­nait. Ce fut un voy­age ponc­tué de pics d’enthousiasme et de douch­es froides. Ent­hou­si­asme lorsqu’en arrivant à la fron­tière, un peu inqui­ets des ques­tions des policiers et de toute cette essence que nous trans­portions, nous l’avons trou­vée déserte: sur une grande ban­de­role sus­pendue on pou­vait lire: « La douane aux douaniers*. » Et puis à l’inverse, de la fron­tière aux portes de Paris, pas la moin­dre trace de révo­lu­tion ni de quoi que ce soit de bizarre ou d’inhabituel. La France pro­fonde pour­suiv­ait son exis­tence tran­quille. Nous étions atter­rés. Mais notre arrivée au Quarti­er latin, les bar­ri­cades encore fumantes et la nuit psy­chédélique passée à arpen­ter ce paysage incroy­able qu’était la Sor­bonne, nous firent repar­tir dans les étoiles.

Nous restâmes à Paris jusqu’à la fin. Et puis nous écrivîmes pour les Quaderni pia­cen­ti­ni un arti­cle qui per­mit peut-être de réin­jecter dans le mou­ve­ment ital­ien les caté­gories d’analyse opéraïstes

6 Ser­gio Bologna, Giairo Dagh­i­ni, « Mag­gio 68 in Fran­cia », Quaderni pia­cen­ti­ni n° 35, juil­let 1968, rééd. DeriveAp­pro­di, 2010

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Le Mai français fut un point de bas­cule pour l’imaginaire col­lec­tif. Mais dans la réal­ité des faits, on ne pou­vait pas vrai­ment le voir comme un mod­èle du rap­port ouvri­ers-étu­di­ants. Il avait démon­tré que la classe ouvrière était un sujet bien présent, rien de plus. Il avait redonné pleine citoyen­neté à la « ques­tion ouvrière » dans les uni­ver­sités et dans les organ­i­sa­tions de base du mou­ve­ment, et pas davan­tage. Com­ment faire com­pren­dre que les chemins de la mémoire ouvrière étaient tortueux et com­plex­es et que l’histoire des défaites, des désil­lu­sions et des trahisons, con­tin­u­ait de peser sur elle bien plus qu’on ne pou­vait l’imaginer? Com­ment faire com­pren­dre que les lan­gages, les codes de com­mu­ni­ca­tion, les sym­bol­es, l’imaginaire de la classe ouvrière, étaient tout autres?

Pour établir un dia­logue avec cet univers de classe, il fal­lait des con­nais­sances et des savoirs que nous seuls, qui étions issus des lab­o­ra­toires opéraïstes des années 1960, avions com­mencé à organ­is­er de manière sys­té­ma­tique.

Pen­dant les pre­miers mois de 1968, avant le Mai français, j’avais com­plète­ment déserté les débats du Mou­ve­ment étu­di­ant, pour les raisons que j’ai expliquées plus haut. Je m’étais mis à tra­vailler sur les tech­ni­ciens, c’est-à-dire sur cette nou­velle strate de la force de tra­vail – les « nou­velles pro­fes­sions indus­trielles » – qui avait com­mencé à se dévelop­per surtout en Lom­bardie dans les indus­tries high tech (élec­tron­ique, télé­phonie, chimie fine, engi­neer­ing, etc.). J’avais à ce titre une petite expéri­ence per­son­nelle der­rière moi. Pen­dant deux ans, j’avais tra­vail­lé chez Olivet­ti dans le secteur de l’électronique (ser­vice de presse et pub­lic­ité) et j’avais assisté aux pre­mières luttes d’un groupe de « nou­veaux tech­ni­ciens »: les pré­posés à la manu­ten­tion des (très déglin­gués) ordi­na­teurs Elea Olivet­ti. C’est dans ce con­texte qu’était née l’idée – écartée par la Cam­era del lavoro de Milan – de créer un syn­di­cat des tech­ni­ciens. Le champ d’analyse des « nou­velles pro­fes­sions indus­trielles » était déjà pol­lué par les pre­mières théories post-indus­tri­al­istes selon lesquelles les blue col­lars étaient en train de dis­paraître et seraient bien­tôt rem­placés par les white ­col­lars. Ces théories trou­vaient un très large écho dans le mou­ve­ment ouvri­er, dans le mou­ve­ment étu­di­ant et dans la cul­ture de gauche en général. Leur oppos­er une analyse de la sit­u­a­tion cen­trée au con­traire sur la com­plé­men­tar­ité entre cols-blancs et cols-bleus, c’est-à-dire sur l’unité poli­tique et his­torique de la force de tra­vail plutôt que sur sa divi­sion et son exclu­sion réciproque, n’était pas une mince affaire. Cette fois-là, c’est nous qui avons gag­né, nous qui n’avions pas la notoriété des Mal­let et des Wright Mills

7 Serge Mal­let, soci­o­logue, sor­ti du Par­ti com­mu­niste français en 1956 et par­mi les fon­da­teurs du PSU en 1960, affir­mait dans La Nou­velle classe ouvrière (Seuil, 1963) que « l’ouvrier cesse de se sen­tir tel lorsqu’il sort de l’usine ». Charles Wright Mills, soci­o­logue améri­cain, a écrit en 1951 Les Cols-blancs. Essai sur les class­es moyennes aux États-Unis, Maspero, 1966

, et nous avons réus­si à repouss­er d’une décade le suc­cès des théories post-indus­tri­al­istes en Ital­ie. Nous avons gag­né parce que nous étions en posi­tion de créer des ini­tia­tives et du mou­ve­ment, quand ils ne pro­dui­saient que paralysie et bavardage soci­ologique. L’université de Trente était une réserve inépuis­able de spéci­mens humains et soci­aux. Tous ceux dont les besoins en for­ma­tion avaient été niés par les règles du sys­tème uni­ver­si­taire ital­ien pou­vaient, à Trente, leur trou­ver une sat­is­fac­tion, même par­tielle.

Ain­si il y avait là beau­coup de tra­vailleurs-étu­di­ants. La pre­mière vague de con­tes­ta­tion les avait un peu mar­gin­al­isés. Ils n’avaient pas pu par­ticiper à toutes les assem­blées, ni aux occu­pa­tions, c’est-à-dire à la phase du mou­ve­ment « à plein-temps ». Ils étaient par con­séquent moins influ­encés par le charisme de cer­tains lead­ers, pour lesquels ils éprou­vaient néan­moins estime et respect. Leur prob­lème était dou­ble: il leur fal­lait véri­fi­er si le « pou­voir étu­di­ant » allait se traduire ou non par plus de pou­voir pour les tra­vailleurs-étu­di­ants, et il leur fal­lait essay­er de trans­pos­er sur leur lieu de tra­vail cer­tains des espaces de lib­erté, de dis­cus­sion et de négo­ci­a­tion qu’ils avaient vus s’ouvrir à l’université. Mais pour en arriv­er là, les théories sur le pou­voir étu­di­ant ne leur étaient pas très utiles. Ce dont ils avaient éventuelle­ment besoin, c’était de théories sur les nou­veaux tech­ni­ciens.

J’avais fait cir­culer des notes sur cette ques­tion, dont j’allais repren­dre quelques-unes des idées prin­ci­pales dans un arti­cle écrit avec Ciafaloni pour les Quaderni pia­cen­ti­ni, en mars 1969

8 Ser­gio Bologna, Francesco Ciafaloni, « I tec­ni­ci come pro­dut­tori e come prodot­to », Quaderni pia­cen­ti­ni, n° 37, Mars 1969

. Ces notes, qui repre­naient des ques­tions abor­dées à divers­es repris­es dans mes cours à l’université de Trente, cir­culèrent et con­tribuèrent à la dis­cus­sion qui suiv­ait désor­mais son pro­pre cours dans les usines high tech. C’est ain­si que je com­mençai à col­la­bor­er avec un groupe de tra­vailleurs de la Snam­prog­et­ti de San Dona­to Milanese9 La Snam­prog­et­ti est un lab­o­ra­toire de recherche pétrolière de l’Ente nazionale idro­car­buri (ENI), dont cer­tains étaient inscrits en soci­olo­gie à Trente et suiv­aient mon cours dans le cadre de leur cur­sus. Ils for­mèrent l’un des pre­miers Comités de base de 68 dans ce secteur des usines de haute tech­nolo­gie.

À Milan, mal­gré le foi­son­nement des grou­pus­cules pen­dant toutes les années 1960, rares étaient ceux qui pou­vaient se pré­val­oir d’une réelle implan­ta­tion dans les usines. À part nous, il y avait les restes du PCd’I (m‑l), qui comp­tait quelques solides cadres ouvri­ers, et puis il y avait le groupe du PSIUP qui fai­sait de l’entrisme à la CGIL, qui allait par la suite don­ner nais­sance à Avan­guardia opera­ia (AO), et qui con­stitue aujourd’hui le vieil appareil de Democrazia pro­le­taria (DP)

10 Il sera plus ample­ment ques­tion de cette coali­tion d’extrême-gauche au chapitre 7 – Andrea Colom­bo : Les prin­ci­paux groupes, p. 353 sqq

. Nous étions en désac­cord avec l’entrisme trot­skiste et nous avions plus de sym­pa­thie pour les m‑l parce qu’en usine ils étaient un peu kamikazes comme nous. Cepen­dant, avec le groupe du PSIUP, puis avec AO, puis avec DP, il y avait une sol­i­dar­ité toute « milanaise » qui devint évi­dente lorsque débu­ta finale­ment le vrai 68 ouvri­er, c’est-à-dire en sep­tem­bre 1968. Ils avaient des cama­rades dans les usines high tech et leur dis­cours sur les tech­ni­ciens avait beau­coup de points com­muns avec le nôtre. Lorsqu’ils com­mencèrent à éten­dre leur influ­ence sur le Mou­ve­ment étu­di­ant du Politec­ni­co de Milan, l’expérience des tech­ni­ciens, déjà en cours, fut déci­sive pour les futurs ingénieurs, chimistes et physi­ciens.

Mais il me faut faire ici une pré­ci­sion impor­tante.

La grande nou­veauté dans le mou­ve­ment étu­di­ant, une fois retombée la pre­mière vague de con­tes­ta­tion de l’hiver 1967–68, avait été l’engagement de plus en plus déter­miné des fac­ultés tech­niques et sci­en­tifiques (physique et médecine à Padoue, médecine à Turin, physique et ingénieurs à Rome, ingénieurs, chimie, et agro à Milan, physique à Pise, lab­o­ra­toire expéri­men­tal de biolo­gie à Naples, etc.). Les textes qui sor­taient de ces uni­ver­sités étaient d’une sin­gulière con­sis­tance et leur lec­ture aujourd’hui est vrai­ment instruc­tive.

Ils devaient leur qual­ité au fait qu’ils reléguaient au sec­ond plan la thé­ma­tique de l’Öffentlichkeit, qui avait été au cen­tre du pre­mier mou­ve­ment étu­di­ant, et qu’ils priv­ilé­giaient celles de la sci­ence, de la tech­nolo­gie, et donc de la pro­duc­tion

11 L’Öffentlichkeit (« pub­lic­ité ») ren­voie au con­cept philosophique de « sphère publique » en tant qu’espace de délibéra­tion des « citoyens », indépen­dam­ment de la sphère de la pro­duc­tion matérielle (le tra­vail), loin donc de « la sub­stance même, l’âme vivante du marx­isme : l’analyse con­crète d’une sit­u­a­tion con­crète », Lénine, Le Com­mu­nisme, 12 juin 1920

. Les grands thèmes des années 1970 et 1980 en par­ti­c­uli­er, fig­urent déjà au réper­toire des fac­ultés tech­niques et sci­en­tifiques: la san­té, le rôle du médecin, l’expropriation des savoirs par le cap­i­tal incor­poré dans les machines, et ain­si de suite. Et si cer­tains textes de l’époque, lus aujourd’hui, nous sem­blent pau­vres et pleins d’ingénuité, d’autres ont gardé au con­traire toute leur fraîcheur et leur clair­voy­ance (on pense notam­ment aux textes des fac­ultés sci­en­tifiques de Rome à la rédac­tion desquels a par­ticipé Fran­co Piper­no et qui ont été pub­liés dans la brochure de Lin­ea di mas­sa: Scuo­la e svilup­po cap­i­tal­is­ti­co

12 Le texte auquel il est fait allu­sion, « Ristrut­turazione cap­i­tal­is­ti­ca, pro­le­ta­riz­zazione dei tec­ni­ci e rifor­ma del­la scuo­la », Lin­ea di mas­sa n° 3, 1969, est longue­ment cité au chapitre 8 – Les orig­ines pos­si­bles de la ten­dance armée, p.371 sqq. Les deux pre­mières brochures de Lin­ea di mas­sa (Lot­ta alla Pirelli et Lotte dei tec­ni­ci) avaient été écrites en col­lab­o­ra­tion avec un des fon­da­teurs du CUB Pirelli pour la pre­mière, et avec des tech­ni­ciens en lutte du Comité de la Snam­prog­et­ti pour la deux­ième. Une qua­trième brochure, inti­t­ulée Potere operaio, a été con­sacrée au Con­grès nation­al de Potere operaio en jan­vi­er 1970 à Flo­rence. Cette ini­tia­tive édi­to­ri­ale a coïn­cidé avec la nais­sance du groupe, comme on pour­ra le lire dans la suite du texte

).

En août, Dagh­i­ni et moi nous octroyâmes de bonnes vacances et nous partîmes pêch­er dans les îles Kor­nati, cer­tains qu’en sep­tem­bre il y aurait du pain sur la planche pour ceux qui, comme nous, avaient une for­ma­tion opéraïste. Le vrai 68 était encore à venir: 68 en usine.

Aucun d’entre nous ne par­tic­i­pa de près ou de loin à la fon­da­tion du CUB Pirelli. Ce fut un véri­ta­ble tour­nant dans la lutte parce que le CUB grandit, mûrit et se dévelop­pa de façon com­plète­ment intrin­sèque à la mémoire de classe. Il ne sem­ble pas avoir été le moins du monde influ­encé par les groupes, les idéolo­gies, ou même par tel ou tel activiste ou théoricien. Ses lead­ers avaient été des dirigeants syn­di­caux d’usine, avec un passé à la CGIL et au PCI, ce n’étaient pas des « hommes nou­veaux », ce n’étaient pas de jeunes immi­grés. On ne trou­vait pas chez Pirelli Bic­oc­ca la mobil­ité de la force de tra­vail FIAT. C’était une usine fon­cière­ment « milanaise », si proche de Ses­to San Gio­van­ni qu’elle en fai­sait presque par­tie, mais suff­isam­ment aux marges de Ses­to pour être une usine mét­ro­pol­i­taine comme Siemens, Alfa Portel­lo ou Bor­let­ti.

Le CUB Pirelli fut un chef‑d’œuvre d’autonomie ouvrière, qui ne dura mal­heureuse­ment pas plus d’une année. À l’automne 1969, il suc­com­ba à l’exacerbation du con­flit, au trop haut degré auquel il avait été porté.

Le CUB Pirelli, avec les luttes qu’il con­tribua à con­duire, à coor­don­ner et à sus­citer, se révéla très vite un for­mi­da­ble instru­ment pour la guéril­la d’ateliers, mais il n’était pas out­il­lé pour pren­dre en charge une phase de con­flit à l’échelle nationale.

Comme on sait, le CUB Pirelli ne cher­cha pas ini­tiale­ment d’alliés, ni par­mi les étu­di­ants, ni dans le mou­ve­ment ouvri­er. Il ne com­mença à le faire que lorsqu’apparurent les pre­mières divi­sions internes, que cer­tains attribuèrent à des con­flits de per­son­nes, et qui étaient dues en vérité à des diver­gences de per­spec­tive. Grâce au tra­vail engagé auprès des tech­ni­ciens de la Snam­prog­et­ti, je réus­sis à établir un rap­port de con­fi­ance avec Raf­fael­lo De Mori, l’un des fon­da­teurs du CUB Pirelli, et nous écrivîmes à deux mains la brochure « Lot­ta alla Pirelli » (Lin­ea di mas­sa n°1), qui retrace de manière appro­fondie 68 à Pirelli ­Bic­oc­ca et l’expérience du CUB.

Tout de suite après cela, je com­mençai à tra­vailler avec les cama­rades de San Dona­to Milanese à une autre brochure, sur l’expérience à Snam­prog­et­ti (Lin­ea di mas­sa n°2: « Lotte dei tec­ni­ci »). Je con­sid­ère ces expéri­ences de « scribe » comme valant celles de n’importe quel his­to­rien oral: ces brochures ont servi à l’époque à faire con­naître 68 en usine dans toute l’Italie, et par la suite à en con­serv­er la mémoire. Je suis très fier d’y avoir col­laboré, et je con­sid­ère que la qual­ité de cette expéri­ence n’a rien à envi­er à celle des arti­cles que j’ai pu écrire pour les Quaderni pia­cen­ti­ni, classe opera­ia, ou La Classe.

L’expérience du CUB Pirelli fut con­tagieuse, mais elle fut dif­fi­cile à repro­duire dans d’autres usines. Il y eut beau­coup d’autres « Comités de base » qui n’en avaient que le nom. Ce que le CUB Pirelli avait apporté de grand et de durable se mesurait moins en ter­mes de mod­èle organ­i­sa­tion­nel que sur le plan de la stratégie: par ce type par­ti­c­uli­er de refus du tra­vail qui s’exprimait dans la reven­di­ca­tion en actes de l’abrogation du salaire à la prime, dans le fait d’avoir mon­tré la voie de l’égalitarisme, con­tre les aug­men­ta­tions au mérite et le sys­tème patronal de pro­mo­tions-muta­tions, dans le fait d’avoir mis en avant un type d’objectifs qui ne pas­saient pas par la négo­ci­a­tion. Le CUB avait réaf­fir­mé la capac­ité ouvrière à instituer une autre modal­ité d’organisation du tra­vail, un cli­mat dif­férent dans l’usine, sans pass­er par les médi­a­tions syn­di­cales. Il fal­lait remon­ter à l’époque de la Résis­tance – comme le rap­pellera en 1974 Bat­tista San­thià dans une inter­view don­née à Mar­co Rev­el­li – pour trou­ver des formes d’autoréduction de la pro­duc­tion aus­si élaborées, qui exigeaient une par­tic­i­pa­tion et une unité extra­or­di­naires de la part de tous les tra­vailleurs, tech­ni­ciens com­pris.

Aujourd’hui, à dis­tance de vingt ans, je suis porté à croire que le plus grand mérite du CUB Pirelli a été de ne s’être érigé aucun mon­u­ment. C’est sans doute pour cette rai­son qu’on a ten­dance aujourd’hui à l’oublier; peut-être parce qu’il n’a pas pro­duit d’idéologie au rabais, et n’a fait la for­tune ou la gloire d’aucun per­son­nage.

Comme je l’ai déjà dit, la pre­mière grève des employés et des tech­ni­ciens avait eu lieu en févri­er 1968 à l’usine Siemens. À par­tir de là, les actions et les ini­tia­tives avaient repris de plus belle dans toutes les usines, avec notam­ment la créa­tion de ce qu’on appelait les Grup­pi di stu­dio

13 Les Grup­pi di stu­dio (« groupes d’études ») se con­stituent à par­tir de 1968 notam­ment à l’usine Siemens afin « d’étudier et de pro­pos­er à tous les employés des objec­tifs et des actions […] non pas de l’extérieur comme le fait le syn­di­cat […] mais de l’intérieur, au moyen d’analyses et d’assemblées aux­quelles tous peu­vent par­ticiper », cité dans Soc­cor­so rosso, Brigate rosse, op. cit. On lit dans un tract du GdS Siemens de 1969 : « La grève pro­longée a comme con­séquence que nous ne pro­duisons pas […] mais pen­dant ce temps le patron ne nous paie pas […]. Il faut trou­ver des formes de luttes qui por­tent atteinte à la pro­duc­tion plus qu’à nous-mêmes […]. Cer­taines formes de luttes ne plaisent pas à la direc­tion qui les déclare illé­gales […] : la grève, le piquet, la chas­se aux jaunes, une vit­re cassée pen­dant les man­i­fes­ta­tions sont illé­gales […] ; le tra­vail à la pièce, les bas salaires, l’intimidation directe ou déguisée, les amendes, le tra­vail dan­gereux et nocif, en revanche, sont légaux. Con­tre sa volon­té, con­tre ses lois, nous devons impos­er notre volon­té, oppos­er notre pou­voir », ibi­dem

. C’était la pre­mière fois depuis la guerre que ces secteurs de la force de tra­vail qui avaient tou­jours été util­isés à des fins anti-ouvrières, qui avaient été le fer­ment social de la dis­ci­pline patronale en usine, rompaient leur lien de sub­or­di­na­tion et choi­sis­saient la voie de la sol­i­dar­ité de classe. Rien de tout cela n’aurait été pos­si­ble sans l’émergence, dans ces secteurs, des « nou­velles pro­fes­sions indus­trielles ».

Les luttes d’ateliers chez Pirelli ont com­mencé avant les vacances, et elles repren­nent en sep­tem­bre. À la Snam­prog­et­ti, la lutte – avec occu­pa­tion des bureaux – démarre à la mi-octo­bre et dure jusqu’à mi-novem­bre, au moment où les étu­di­ants occu­pent le Politec­ni­co.

Ces trois mois – sep­tem­bre, octo­bre, novem­bre – con­cen­trent toute la com­plex­ité du 68 ouvri­er à Milan. Toutes les éner­gies accu­mulées, les envolées de l’imaginaire, les élab­o­ra­tions théoriques, les nou­veaux codes de com­mu­ni­ca­tion, fusion­nent en une syn­thèse qu’on ne peut pas nom­mer autrement que « nou­velle com­po­si­tion poli­tique de classe » – ils sont tous là: étu­di­ants et ouvri­ers, tech­ni­ciens et employés, au cœur de la pro­duc­tion indus­trielle, au cœur de la for­ma­tion de la force de tra­vail qual­i­fiée de l’industrie.

C’est cela le véri­ta­ble 68 milanais, sans lead­ers charis­ma­tiques étu­di­ants ou ouvri­ers, sans usine loco­motrice, sans uni­ver­sités d’avant-garde et sans aucune ten­sion hégé­monique de la part de qui que ce soit. C’est un sys­tème de syn­er­gies com­plexe, c’est une cul­ture foi­son­nante, dont les artic­u­la­tions internes sont, sous cer­tains aspects, dif­fi­ciles à com­pren­dre, et qui est pro­fondé­ment dif­férente de la cul­ture turi­noise. Le CUB Pirelli donne une impul­sion puis­sante et puis il dis­paraît, il devient pat­ri­moine col­lec­tif. C’est aus­si ce qui arrive aux Grup­pi di stu­dio Siemens, à l’assemblée per­ma­nente de la Snam­progget­ti, à l’occupation de la fac­ulté d’architecture, etc.

Le 30 novem­bre, 15 jours après l’occupation du Politec­ni­co, se tient le pre­mier con­grès nation­al des fac­ultés tech­niques et sci­en­tifiques. On débat du thème habituel: repro­duc­tion et expro­pri­a­tion des savoirs, de l’école à l’usine. Deux mois et demi plus tard, le 15 févri­er 1969, la pre­mière man­i­fes­ta­tion nationale des tech­ni­ciens et des employés des grandes indus­tries était organ­isée à Milan.

Ain­si, tan­dis que je met­tais la dernière main aux brochures de Lin­ea di mas­sa, cette année, qui s’était ouverte sur un sen­ti­ment de mar­gin­al­i­sa­tion, se ter­mi­nait en beauté.

Le pro­gramme des mois suiv­ants m’apparaissait très claire­ment: il fal­lait faire explos­er la lutte à la Fiat, il fal­lait lui imprimer une mar­que qui la dif­férencierait de toutes les luttes précé­dentes. C’était la seule façon dont on pou­vait chang­er les rap­ports de classe dans ce pays. Nous devions le faire, nous devions y par­venir, même sans les étu­di­ants, même sans Pirelli, et même sans les tech­ni­ciens. Nous devions, en tant qu’opéraïstes, sol­der les comptes avec l’Avocat14 C’est ain­si que l’on désig­nait Gio­van­ni Agnel­li, l’héritier de la dynas­tie FIAT.

Lan­fran­co Pace avait par­ticipé au meet­ing du Politec­ni­co en tant qu’observateur man­daté par la direc­tion du Movi­men­to stu­den­tesco romain. C’était la pre­mière fois que je ren­con­trais un de ces étranges ani­maux romains qui posaient sur les assem­blées le même regard con­quérant que lorsqu’ils reluquaient une jolie fille.

Depuis quelque temps, Toni Negri s’était remis en mou­ve­ment et fai­sait la navette entre Padoue, Rome et Milan pour con­va­in­cre le Movi­men­to stu­den­tesco romain de Piper­no et Scal­zone d’épouser en justes noces les ouvri­ers de Marghera, et de sceller ensuite une alliance avec nous, les Milanais.

Du coup, à nous il racon­tait qu’à Rome il y avait 100 à 200 cadres mil­i­tants tout prêts à inter­venir en usine, et à eux il dis­ait que nous tenions Siemens et Pirelli, ENI et Alfa Romeo, et quand il était en forme, il nous grat­i­fi­ait en prime de la Fiera de Milan.

Moi, j’étais assez scep­tique, je savais que les ouvri­ers de Marghera avaient une tête pour penser. Avec ce qui s’était passé en novem­bre et décem­bre 1968, j’avais com­mencé à m’agiter, c’est-à-dire à repren­dre con­tact avec tous les groupes lom­bards et pié­mon­tais dont j’avais gardé les coor­don­nées ou dont j’arrivais à me sou­venir. J’allai les voir les uns après les autres en prêchant la néces­sité, l’urgence de faire quelque chose à la FIAT, ou au moins de garder claire­ment à l’esprit que 68 avait été un pro­logue, que le plus gros était encore à venir et que cela ne pou­vait se pass­er qu’à la FIAT. Je ren­con­trai de la méfi­ance et un cer­tain scep­ti­cisme. La ten­dance générale était plutôt de s’appuyer sur 68, d’en sta­bilis­er cer­taines formes et de faire aller ain­si. Entre autres choses, on me reprochait mon manque de cohérence: « Com­ment, toi, qui as juste­ment théorisé l’autonomie ouvrière comme proces­sus com­plète­ment interne, main­tenant, tu te mets à vouloir organ­is­er une inter­ven­tion de l’extérieur? »

Les décep­tions que j’essuyai lors de cette cam­pagne de recrute­ment me con­va­in­quirent d’accepter les propo­si­tions de Toni Negri, d’autant plus qu’elles étaient dev­enues alléchantes: un jour­nal. Ain­si, je finis par croire et par faire croire que tout ce qu’il racon­tait sur le reste de l’Italie était vrai.

Le jour­nal, ce fut La Classe. Prin­ci­pale­ment grâce à Scal­zone, que je n’avais encore jamais vu, le jour­nal fut prêt le pre­mier mai pour être dis­tribué piaz­za Duo­mo. J’écrivis l’éditorial, qui s’intitulait « À la FIAT! ».

Donc, nous abat­tions nos cartes, mais per­son­ne ne voulait y croire: tou­jours les mêmes bon­i­menteurs. Le fait que quelques vieux opéraïstes se remet­tent ensem­ble pour faire un jour­nal provo­qua des réac­tions de méfi­ance, et me fer­ma assez rapi­de­ment les portes de beau­coup de milieux milanais avec lesquels j’entretenais depuis longtemps des rap­ports de con­fi­ance. Je refis une grande par­tie de la tournée que j’avais effec­tuée lors de ma pre­mière cam­pagne de recrute­ment, surtout en province. Mais loin de me don­ner une plus grande crédi­bil­ité comme je l’avais imag­iné, le fait de revenir avec le jour­nal sus­ci­tait une méfi­ance accrue. C’était le syn­drome du par­ti, je crois, qui nous jouait de sales tours. Car, même à con­sid­ér­er Negri et Piper­no comme Lucifer et Belze­buth, il n’y avait stricte­ment aucune rai­son val­able de rejeter a pri­ori un pro­jet de mou­ve­ment – et non de groupe – à la FIAT.

À la FIAT, ça com­mençait à se savoir, les luttes d’ateliers étaient en train de faire tache d’huile, et elles mon­traient une sin­gulière con­ti­nu­ité. Par con­séquent, mal­gré les revers, mon obses­sion ne fai­sait que croître.

Si je croy­ais désor­mais pos­si­ble et souhaitable qu’une organ­i­sa­tion extérieure inter­vi­enne à la FIAT, c’était qu’il m’était apparu durant l’automne milanais que, par­mi les étu­di­ants comme dans les usines, un cer­tain nom­bre de bar­rières cul­turelles avaient été dépassées et qu’on avait iden­ti­fié la ligne des intérêts com­muns. J’avais l’impression, en somme, qu’en l’espace de quelques mois, 68 avait opéré un gigan­tesque saut qual­i­tatif. Par ailleurs, il me sem­blait qu’au cas où il se passerait à la FIAT quelque chose de nou­veau sur le plan qual­i­tatif, il fal­lait met­tre en place un instru­ment politi­co-cul­turel qui soit capa­ble d’en trans­mette la mémoire, de traduire cet événe­ment en lan­gage, en cul­ture, en opin­ion, d’agir sur le plan de l’Öffentlichkeit. Pour décoder ce qui était nou­veau, il fal­lait avoir une bonne con­nais­sance du passé. Une fois de plus, l’énorme réserve humaine de la fac­ulté de soci­olo­gie de Trente vint à la rescousse, non pas cette fois sous la forme de tra­vailleurs-étu­di­ants, mais sous les traits d’un per­son­nage qui sem­blait placé là par le des­tin: Mario Dal­ma­vi­va, un berga­masque trans­plan­té à Turin et étu­di­ant à Trente. Nous nous ren­con­trâmes deux ou trois fois, et peut-être que je réus­sis une fois à le traîn­er à une réu­nion de rédac­tion de La Classe, mais pas davan­tage. Mario eut assez de se munir de 4 ou 5 con­cepts de base sur la classe ouvrière FIAT, et il fonça tête bais­sée faire de l’agitation devant les por­tails de Mirafiori. En l’espace d’une semaine, la sit­u­a­tion était dev­enue explo­sive, des assem­blées quo­ti­di­ennes réu­nis­saient 70 à 100 ouvri­ers – autant que pou­vait en con­tenir le bar du coin – à la fin de la journée de tra­vail. Mario était épaulé par quelques-uns de ses amis, dont cer­tains étaient inscrits comme lui en soci­olo­gie à Trente – des gens qui n’avaient jamais vu une usine de leur vie, et peut-être jamais lu une ligne des textes sacrés opéraïstes.

Pour­tant ils avaient tous en eux quelque chose de plus impor­tant: pour des raisons per­son­nelles, famil­iales, ou cul­turelles, qui sait, ils sen­taient que la libéra­tion des ouvri­ers de la FIAT fai­sait par­tie de leur his­toire. Par con­séquent, quand ils étaient aux portes de l’usine, ils savaient par­ler et com­mu­ni­quer infin­i­ment mieux que beau­coup d’Iga Biva

15 « Décou­vert par Mick­ey et Din­go dans une cav­erne, Iga Biva est capa­ble de sor­tir de son pagne des dizaines d’objets inso­lites et encom­brants. Il est supérieure­ment intel­li­gent et prêt à aider Mick­ey dans toutes ses aven­tures. Il pos­sède un chien extrater­restre, prénom­mé Flip. Ses défauts : il mange n’importe quoi. » (Site inter­net du Jour­nal de Mick­ey)

opéraïophiles, moi y com­pris naturelle­ment. Une fois lancés, ce groupe de cama­rades, stupé­faits eux-mêmes de la respon­s­abil­ité qui repo­sait sur leurs épaules, se retournèrent pour voir si ceux qui les avaient poussés à y aller étaient bien en train de les suiv­re. Ils furent déçus. Moi-même, je ne les rejoig­nis que presque dix jours après le début des événe­ments, précédé par Giairo. À Turin, pour apporter un sou­tien poli­tique et organ­i­sa­tion­nel au grand Mario, il n’y avait guère qu’Alberto Man­aghi et d’autres cama­rades, tout juste sor­tis du PCI, comme Fran­coni.

Entre-temps, le mou­ve­ment s’était trans­féré à l’hôpital des Molinette, un des espaces libérés par les étu­di­ants des uni­ver­sités sci­en­tifiques. J’écrivis la pre­mière série de tracts, ceux qui lancèrent le mot d’ordre « Lot­ta con­tin­ua » et qui furent en par­tie repris dans Nous voulons tout de Balestri­ni. La galerie de per­son­nages for­mée par ce pre­mier noy­au d’ouvriers qui par­tic­i­paient à l’assemblée mixte était vrai­ment pleine de sur­pris­es. La richesse de l’expérience poli­tique de ces gens qui, avant d’arriver à la FIAT, avaient vu la moitié du monde – ils étaient tous mérid­ionaux – n’avait aucun équiv­a­lent dans les ren­con­tres que j’avais faites ou les col­lab­o­ra­tions que j’avais nouées au cours des années précé­dentes. Le seul pour­tant avec qui je me liai d’amitié fut Alfon­so Natel­la, le génial, le plus débridé. Une de ses maximes, je m’en sou­viens, était « chaos et lib­erté ».

De nos amis, de nos cama­rades, on n’en voy­ait pas trace à l’horizon, même avec des jumelles. La Vénétie, toute­fois, nous expé­dia un autre per­son­nage extra­or­di­naire, tout juste entré lui aus­si dans le mou­ve­ment avec pour seul bagage sa pro­fonde volon­té de revanche et sa très grande apti­tude à com­mu­ni­quer: Emilio Vesce.

Sur­pris et un peu agacés, le mou­ve­ment et la classe poli­tique intel­lectuelle turi­nois eurent tôt fait de se retir­er, presque comme s’ils attendaient qu’on échoue. Et puis arri­va Sofri: il com­prit immé­di­ate­ment la sit­u­a­tion et les con­va­in­quit d’y aller, pour pren­dre en charge la ges­tion des événe­ments. Les Romains arrivèrent bons derniers, tan­dis que l’hospitalité des Molinette touchait à sa fin et qu’on s’apprêtait à rejoin­dre la fac­ulté d’architecture. Leur con­tri­bu­tion fut très impor­tante, et ils assumèrent de fait la ges­tion de l’assemblée ouvri­ers-étu­di­ants avec ce qui allait devenir le groupe dirigeant de Lot­ta con­tin­ua. Quant à moi, je me reti­rai avec Vesce, pour suiv­re l’intervention à Rival­ta

16 « […] il y a eu ces 15 pre­miers jours de grève, c’est Dal­ma­vi­va et son groupe qui s’en sont directe­ment occupés, alors qu’ils n’étaient pas du tout armés pour le faire et qu’ils espéraient que l’organisation La Classe viendrait leur don­ner un coup de main, mais per­son­ne n’est venu, per­son­ne n’a bougé. Et puis […] Emilio Vesce est arrivé en ren­fort […]. C’est à ce moment-là que Sofri a bat­tu le rap­pel des troupes et il a fait venir tout son cer­cle du Potere operaio de Pise, ceux qui avaient mon­té le Movi­men­to stu­den­tesco à Turin […] Et puis les Trentins sont arrivés en masse. Lorsque finale­ment Piper­no et les romains de La Classe se sont décidés à mon­ter à Turin, à peine arrivés, ils ont fait tout de suite alliance avec Sofri. À par­tir de là, vu qu’ils se sont occupés tous les deux de tout ce qui a suivi, je me suis mis un peu à l’écart et je me suis lim­ité à “tenir” les portes de Rival­ta avec Vesce et Piet­roste­fani […]. » Inter­view de Ser­gio Bologna, 21 févri­er 2001, in Gui­do Borio, Francesca Pozzi, Gigi Rog­gero, Gli operaisti, op. cit

, et j’écrivis un compte-ren­du de la sit­u­a­tion pour le meet­ing des comités, des avant-gardes et de je ne sais plus quoi encore, qui avait été repoussé en juil­let.

Le réc­it pour­rait con­tin­uer, mais en réal­ité ces mois à la FIAT mérit­eraient qu’on prenne le temps d’y réfléchir. Ce serait véri­ta­ble­ment appau­vrir cette expéri­ence que de la lire seule­ment comme la préhis­toire des groupes, même si la préémi­nence que cer­tains accor­daient aux prob­lèmes de la « ges­tion » finit vrai­ment par déna­tur­er cette ini­tia­tive et par la déporter du ter­rain de l’autonomie de la classe ouvrière à celui des règle­ments de comptes entre ban­des.

L’intérêt qui finit par domin­er, ce ne fut pas celui d’un nou­veau sujet col­lec­tif mais celui d’une classe poli­tique en for­ma­tion, qui se por­tait can­di­date à la direc­tion de la classe ouvrière.

Le fait d’avoir perçu ces con­tra­dic­tions déter­mi­na la suite de mes obses­sions. Je pris une part impor­tante dans la créa­tion de Potere operaio, où je défendis la propo­si­tion d’une « direc­tion ouvrière pour l’organisation ». Mais je ne sus pas aller au-delà de l’expression d’un désir. Je mis un cer­tain temps à recon­naître ma défaite, et l’impraticabilité d’une telle propo­si­tion au sein d’une struc­ture comme PO. Mais cela aurait été exacte­ment la même chose si j’avais mil­ité à Lot­ta con­tin­ua ou à Avan­guardia opera­ia. Je sor­tis donc de Potere operaio au bout d’un an seule­ment. Il aurait mieux valu recon­naître dès sep­tem­bre 1969 ce que ma propo­si­tion avait de déjà dépassé, alors que je m’obstinais encore, en écrivant l’éditorial du pre­mier numéro du jour­nal (« Da La Classe a Potere operaio

17 De larges extraits de ce texte sont repro­duits au chapitre 7 – Andrea Colom­bo : Les prin­ci­paux groupes : « Potere operaio », p. 355 sqq.

»), à pour­suiv­re l’image du mou­ve­ment qui s’était gravée dans mon cœur pen­dant cet automne 1968 milanais.

Est-ce à dire que je regrette d’avoir fondé Potere operaio? Non, mais je recon­nais que ce fut une erreur d’avoir voulu en faire un instru­ment de la direc­tion ­ouvrière.

Puisqu’elle n’était pas prat­i­ca­ble, ma ligne ne fut en rien meilleure que celle des autres. Au con­traire, au cours de cette pre­mière année, je con­tribuai prob­a­ble­ment davan­tage à la paralysie du groupe qu’à son développe­ment. Si bien que lorsque je sor­tis, avec beau­coup de cama­rades qui avaient partagé l’expérience de 68 à Milan – PO com­mença à grandir, à trou­ver son iden­tité, à trou­ver un tout autre mor­dant.

Non, ma ligne n’était en rien meilleure que celle de Toni ou de Fran­co, au con­traire, ils avaient rai­son de dire que le ter­rain du con­flit de classe s’était telle­ment déplacé vers l’avant qu’il était inutile de s’attarder à val­oris­er les con­tenus de 1968 qui ne s’étaient pas pleine­ment déployés. Cela étant dit, j’estime que mes préoc­cu­pa­tions étaient jus­ti­fiées, non pas en ce qui con­cerne PO en par­ti­c­uli­er, mais pour l’ensemble du per­son­nel poli­tique des groupes. Une fois sor­ti, d’abord un peu dépaysé, j’estimai pou­voir pour­suiv­re la véri­fi­ca­tion de mes ­hypothès­es en tra­vail­lant à la base et en offrant mon expéri­ence et mes con­nais­sances à des groupes locaux.

dans ce chapitre« Texte du CUB PirelliPao­lo Virno: Le tra­vail ne rend pas libre »
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    La ville de Mon­za, en Lom­bardie, accueille chaque année le Grand Prix de For­mule 1 d’Italie
  • 2
    Dans cette usine tren­tine, les ouvri­ers manip­u­laient des pro­duits haute­ment tox­iques. Beau­coup seront atteints de can­cer, ou de cir­rhose, cer­tains seront internés à l’hôpital psy­chi­a­trique, tous empoi­son­nés par le con­tact quo­ti­di­en avec le plomb. En octo­bre 1969, les ouvri­ers dif­fusent un tract devant le siège de la Région et dans la ville de Trente : « Dans un litre d’essence, il y a un peu de notre san­té. […] Nous mour­rons à SLOI, poussés à tra­vailler dans un envi­ron­nement nocif, au con­tact du plomb : à 30 ans, nous sommes déjà vieux » (cité par Odilio Zot­ta dans l’ouvrage col­lec­tif Incubo nel­la cit­tà, UCT, 1978).
  • 3
    Ser­gio Bologna cite ici et dans la suite du texte un ensem­ble d’usines ou de sites indus­triels (de l’automobile, de la chimie, de l’ingénierie, etc.) situés à Milan ou dans son aggloméra­tion plus ou moins immé­di­ate (Lam­brate, San Dona­to Milanese, Ses­to San Gio­van­ni, Portel­lo, Bic­oc­ca, etc.). Il est ques­tion plus loin du car­ac­tère « mét­ro­pol­i­tain » de ces usines, de ce paysage de la pro­duc­tion à Milan qui s’étend du cen­tre-ville, avec l’école d’ingénieurs et d’architecture et les dif­férentes fac­ultés sci­en­tifiques, à sa périphérie, avec les sites indus­triels Pirelli Bic­oc­ca, Siemens, Inno­cen­ti, etc
  • 4
    Col­lec­tif, Operai e sta­to : Lotte operaie e rifor­ma del­lo sta­to cap­i­tal­is­ti­co tra rev­oluzione d’ottobre e New Deal, Fel­trinel­li, 1972.
  • 5
    Les Molinette sont l’hôpital de Turin où le mou­ve­ment s’est trans­féré en 1968 après son expul­sion du Palaz­zo Cam­pana.
  • 6
    Ser­gio Bologna, Giairo Dagh­i­ni, « Mag­gio 68 in Fran­cia », Quaderni pia­cen­ti­ni n° 35, juil­let 1968, rééd. DeriveAp­pro­di, 2010
  • 7
    Serge Mal­let, soci­o­logue, sor­ti du Par­ti com­mu­niste français en 1956 et par­mi les fon­da­teurs du PSU en 1960, affir­mait dans La Nou­velle classe ouvrière (Seuil, 1963) que « l’ouvrier cesse de se sen­tir tel lorsqu’il sort de l’usine ». Charles Wright Mills, soci­o­logue améri­cain, a écrit en 1951 Les Cols-blancs. Essai sur les class­es moyennes aux États-Unis, Maspero, 1966
  • 8
    Ser­gio Bologna, Francesco Ciafaloni, « I tec­ni­ci come pro­dut­tori e come prodot­to », Quaderni pia­cen­ti­ni, n° 37, Mars 1969
  • 9
    La Snam­prog­et­ti est un lab­o­ra­toire de recherche pétrolière de l’Ente nazionale idro­car­buri (ENI)
  • 10
    Il sera plus ample­ment ques­tion de cette coali­tion d’extrême-gauche au chapitre 7 – Andrea Colom­bo : Les prin­ci­paux groupes, p. 353 sqq
  • 11
    L’Öffentlichkeit (« pub­lic­ité ») ren­voie au con­cept philosophique de « sphère publique » en tant qu’espace de délibéra­tion des « citoyens », indépen­dam­ment de la sphère de la pro­duc­tion matérielle (le tra­vail), loin donc de « la sub­stance même, l’âme vivante du marx­isme : l’analyse con­crète d’une sit­u­a­tion con­crète », Lénine, Le Com­mu­nisme, 12 juin 1920
  • 12
    Le texte auquel il est fait allu­sion, « Ristrut­turazione cap­i­tal­is­ti­ca, pro­le­ta­riz­zazione dei tec­ni­ci e rifor­ma del­la scuo­la », Lin­ea di mas­sa n° 3, 1969, est longue­ment cité au chapitre 8 – Les orig­ines pos­si­bles de la ten­dance armée, p.371 sqq. Les deux pre­mières brochures de Lin­ea di mas­sa (Lot­ta alla Pirelli et Lotte dei tec­ni­ci) avaient été écrites en col­lab­o­ra­tion avec un des fon­da­teurs du CUB Pirelli pour la pre­mière, et avec des tech­ni­ciens en lutte du Comité de la Snam­prog­et­ti pour la deux­ième. Une qua­trième brochure, inti­t­ulée Potere operaio, a été con­sacrée au Con­grès nation­al de Potere operaio en jan­vi­er 1970 à Flo­rence. Cette ini­tia­tive édi­to­ri­ale a coïn­cidé avec la nais­sance du groupe, comme on pour­ra le lire dans la suite du texte
  • 13
    Les Grup­pi di stu­dio (« groupes d’études ») se con­stituent à par­tir de 1968 notam­ment à l’usine Siemens afin « d’étudier et de pro­pos­er à tous les employés des objec­tifs et des actions […] non pas de l’extérieur comme le fait le syn­di­cat […] mais de l’intérieur, au moyen d’analyses et d’assemblées aux­quelles tous peu­vent par­ticiper », cité dans Soc­cor­so rosso, Brigate rosse, op. cit. On lit dans un tract du GdS Siemens de 1969 : « La grève pro­longée a comme con­séquence que nous ne pro­duisons pas […] mais pen­dant ce temps le patron ne nous paie pas […]. Il faut trou­ver des formes de luttes qui por­tent atteinte à la pro­duc­tion plus qu’à nous-mêmes […]. Cer­taines formes de luttes ne plaisent pas à la direc­tion qui les déclare illé­gales […] : la grève, le piquet, la chas­se aux jaunes, une vit­re cassée pen­dant les man­i­fes­ta­tions sont illé­gales […] ; le tra­vail à la pièce, les bas salaires, l’intimidation directe ou déguisée, les amendes, le tra­vail dan­gereux et nocif, en revanche, sont légaux. Con­tre sa volon­té, con­tre ses lois, nous devons impos­er notre volon­té, oppos­er notre pou­voir », ibi­dem
  • 14
    C’est ain­si que l’on désig­nait Gio­van­ni Agnel­li, l’héritier de la dynas­tie FIAT
  • 15
    « Décou­vert par Mick­ey et Din­go dans une cav­erne, Iga Biva est capa­ble de sor­tir de son pagne des dizaines d’objets inso­lites et encom­brants. Il est supérieure­ment intel­li­gent et prêt à aider Mick­ey dans toutes ses aven­tures. Il pos­sède un chien extrater­restre, prénom­mé Flip. Ses défauts : il mange n’importe quoi. » (Site inter­net du Jour­nal de Mick­ey)
  • 16
    « […] il y a eu ces 15 pre­miers jours de grève, c’est Dal­ma­vi­va et son groupe qui s’en sont directe­ment occupés, alors qu’ils n’étaient pas du tout armés pour le faire et qu’ils espéraient que l’organisation La Classe viendrait leur don­ner un coup de main, mais per­son­ne n’est venu, per­son­ne n’a bougé. Et puis […] Emilio Vesce est arrivé en ren­fort […]. C’est à ce moment-là que Sofri a bat­tu le rap­pel des troupes et il a fait venir tout son cer­cle du Potere operaio de Pise, ceux qui avaient mon­té le Movi­men­to stu­den­tesco à Turin […] Et puis les Trentins sont arrivés en masse. Lorsque finale­ment Piper­no et les romains de La Classe se sont décidés à mon­ter à Turin, à peine arrivés, ils ont fait tout de suite alliance avec Sofri. À par­tir de là, vu qu’ils se sont occupés tous les deux de tout ce qui a suivi, je me suis mis un peu à l’écart et je me suis lim­ité à “tenir” les portes de Rival­ta avec Vesce et Piet­roste­fani […]. » Inter­view de Ser­gio Bologna, 21 févri­er 2001, in Gui­do Borio, Francesca Pozzi, Gigi Rog­gero, Gli operaisti, op. cit
  • 17
    De larges extraits de ce texte sont repro­duits au chapitre 7 – Andrea Colom­bo : Les prin­ci­paux groupes : « Potere operaio », p. 355 sqq.