Une génération d’intellectuels compétents et auto-marginalisés

Il nous faut main­tenant revenir à la sec­onde moitié des années 1950. Staline est mort depuis trois ans et son suc­cesseur, Khrouchtchev, dans un rap­port fameux présen­té au XXe con­grès du Par­ti com­mu­niste d’Union Sovié­tique (PCUS), ­révèle ses errances et ses crimes. La référence à « l’État-guide » (l’Union Sovié­tique) et à son héroïque dic­ta­teur qui avait défait le nazisme, avait été un for­mi­da­ble fac­teur de cohé­sion pour les mil­i­tants com­mu­nistes ital­iens. La destruc­tion de ce mythe va jusqu’à remet­tre en cause l’« infail­li­bil­ité » du Par­ti. Si les ouvri­ers com­mu­nistes ser­rent les dents par dis­ci­pline mil­i­tante, les intel­lectuels organiques (c’est-à-dire ceux qui sont sub­or­don­nés aux direc­tives du Par­ti) entrent en crise.

L’intervention des chars sovié­tiques en Hon­grie, qui survient au même ­moment, vient encore com­pli­quer l’émergence d’un proces­sus cri­tique. Dans un pays « frère » et social­iste, les ouvri­ers se sont révoltés con­tre des con­di­tions de vie insup­port­a­bles: il s’agit d’une révolte des ouvri­ers com­mu­nistes con­tre le Par­ti et l’État social­iste 

1 Fran­co For­ti­ni (1917–1994), l’une des fig­ures majeures du paysage intel­lectuel et lit­téraire ital­ien de l’après-guerre, écrira en 1963 : « 23 octo­bre 1956, à Budapest. Étu­di­ants et ouvri­ers man­i­fes­tent con­tre la sub­or­di­na­tion de la Hon­grie à l’Union Sovié­tique. La stat­ue de Staline est abattue. Sur la place du Par­lement, la police poli­tique ouvre le feu. Pen­dant cinq jours on com­bat dans les rues. On force les pris­ons des poli­tiques. L’armée hon­groise aide et arme les révoltés. […] Les ouvri­ers deman­dent le con­trôle ouvri­er dans les usines, le Sovi­et. Ils obtien­dront au con­traire les sol­dats sovié­tiques. » Tre testi per film, éd. Avan­ti ! Ce texte devait accom­pa­g­n­er un mon­tage d’archives de Cecil­ia Mangi­ni inti­t­ulé La Stat­ua di Stal­in..

. Le choc est énorme; la presse bour­geoise souf­fle sur les brais­es, les mil­i­tants sont anéan­tis. Le PCI par­le d’un com­plot améri­cain ­organ­isé par l’Autriche voi­sine. Des cen­taines d’intellectuels quit­tent le Par­ti com­mu­niste. Le Par­ti social­iste rompt le pacte d’unité et d’action qui l’avait jusqu’alors lié au PCI 2 En 1948, le Par­ti social­iste ital­ien s’était présen­té aux élec­tions lég­isla­tives au sein d’un « Fronte Popo­lare », avec le PCI dont il dépendait large­ment sur l’échiquier poli­tique. En 1956, ce pacte d’action vieux de 22 ans est rompu et le PSI s’oriente vers une poli­tique d’alliance avec la Démoc­ra­tie chré­ti­enne (gou­verne­ment Moro de 1963, dit de « cen­tre-gauche »)... Mais de nom­breux intel­lectuels du PSI vont au-delà, et entre­pren­nent une longue réflex­ion cri­tique sur la fonc­tion du par­ti, sur le ­rap­port entre le par­ti et la classe, entre une struc­ture hiérar­chique et le vécu des mil­i­tants de base.

C’est alors qu’apparaît cette généra­tion d’intellectuels qui sera à l’origine des revues des années 1960, et qui va for­mer une classe poli­tique nou­velle, étrangère à tous les con­di­tion­nements insti­tu­tion­nels. Elle tra­vaille à l’élaboration d’une ­cul­ture marx­iste cri­tique, pren­dra le par­ti des com­porte­ments de base con­tre ­l’hégémonie des direc­tions poli­tiques et syn­di­cales, et se servi­ra de l’enquête sur la mémoire et la sub­jec­tiv­ité ouvrière pour lire les trans­for­ma­tions du cap­i­tal. Cette généra­tion, qui sera active tout au long des années 1960, est entière­ment faite ­d’enfants de 1956.

Dans ce paysage, Dani­lo Mon­tal­di est une fig­ure hors-normes. Il ne vient pas du PCI; en revanche, il est un point de référence pour les groupes inter­na­tion­al­istes qui se sont for­més hors de la IIIe Inter­na­tionale, à la fin des années 1920, après la sor­tie de Bor­di­ga du PCd’I 

3 Le Par­ti­to comu­nista d’Italia (PCd’I) est fondé en 1921 sous l’impulsion d’Amadeo Bor­di­ga, à par­tir d’une scis­sion du PSI. Adhérent à la IIIe Inter­na­tionale com­mu­niste, il est inter­dit par le régime fas­ciste. Lorsque Bor­di­ga et Gram­sci sont envoyés en con­fine­ment sur l’île d’Ustica, c’est Togli­at­ti (élu en 1927) qui dirige depuis Moscou le par­ti en exil. Bor­di­ga est exclu en 1930 pour « trot­skysme », et lorsque Staline dis­sout la IIIe Inter­na­tionale en 1943, le par­ti en exil prend le nom de PCI, sous lequel il appa­raî­tra après-guerre. Lire à ce pro­pos Philippe Bour­rinet, Le Courant bor­digu­iste 1919–1999, Ital­ie, France, Bel­gique, édi­tions left-dis, Zoeter­meer, 2000..

. Dans l’Italie d’après-guerre, ces groupes n’ont jamais eu le moin­dre espace poli­tique. Con­sid­érés par le PCI comme à peine plus que des provo­ca­teurs (Togli­at­ti ira jusqu’à cen­sur­er les Cahiers de prison de Gram­sci pour pou­voir con­tin­uer à nier qu’il avait été exilé avec Bor­di­ga), leurs mem­bres sont en réal­ité des lecteurs très atten­tifs du marx­isme et du lénin­isme des orig­ines, avant que les dif­férents par­tis de la IIIe Inter­na­tionale ne les déna­turent. Ce sont égale­ment des ana­lystes fins et atten­tifs des trans­for­ma­tions du cap­i­tal, de sa capac­ité à adopter des formes « révo­lu­tion­naires » et à déter­min­er les com­porte­ments ouvri­ers, tout en étant lui-même con­tin­uelle­ment redéfi­ni par eux.

Mon­tal­di a fait con­naître en Ital­ie Social­isme ou Bar­barie, Tri­bune ouvrière, ­Sol­i­dar­i­ty, etc. Autant dire le meilleur de la recherche à cette époque sur la réal­ité de la con­di­tion ouvrière. Lui-même a con­tribué de manière impor­tante à faire con­naître la lit­téra­ture auto­bi­ographique d’usine (Mil­i­tan­ti politi­ci di base) et l’« école de la rue » des class­es sub­al­ternes (l’extraordinaire Auto­bi­ografie del­la leg­gera 

4 Dani­lo Mon­tal­di, Auto­bi­ografia del­la leg­gera, Ein­au­di, 1961 ; Mil­i­tan­ti politi­ci di base, Ein­au­di, 14.

). Toute son œuvre est une longue plongée dans la sub­jec­tiv­ité, en tant qu’elle est un instru­ment de con­nais­sance de l’histoire et de la vie de la classe. Sa démarche de chercheur et de mil­i­tant croise con­tin­uelle­ment celle des intel­lectuels mil­i­tants en crise dans les par­tis his­toriques de la classe (PCI et PSI), en par­ti­c­uli­er les futurs dis­si­dents du PSI que sont Raniero Panzieri et Gian­ni Bosio, qui fonderont plus tard respec­tive­ment les Quaderni rossi et l’Institut De Mar­ti­no 

5 Des Quaderni rossi, il sera ques­tion dans le texte qui suit. De Gian­ni Bosio et l’Institut De Mar­ti­no, il sera large­ment ques­tion au chapitre 2 – Cesare Bermani : Le Nuo­vo can­zoniere ital­iano, la chan­son sociale et le « mou­ve­ment », p. 87 sqq..

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De Tron­ti à Rieser, de Lan­zar­do à Asor Rosa, des jeunes Cac­cia­ri, Bologna, Negri à Foa, Alquati, etc., la fine fleur de l’intelligence poli­tique du moment (qu’elle se situe hors des par­tis his­toriques du mou­ve­ment ouvri­er ou qu’elle soit sim­ple­ment cri­tique à leur égard) par­ticipera à l’expérience des Quaderni rossi. Les pre­mières expéri­ences des organ­i­sa­tions autonomes de base (Il Potere operaio de Pise, Potere operaio de Vénétie et d’Émilie, Gat­to sel­vag­gio, Potere operaio de Gênes, etc.) s’imprègnent de ces recherch­es nova­tri­ces. Par-delà les « scis­sions » à venir, l’histoire des revues révo­lu­tion­naires tient, avec les Quaderni rossi, le grand chêne qui étend ses branch­es sur la cul­ture poli­tique des années 1960.

dans ce chapitre« Yan­kee go homeÀ l’origine de l’opéraïsme: les Quaderni rossi »
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    Fran­co For­ti­ni (1917–1994), l’une des fig­ures majeures du paysage intel­lectuel et lit­téraire ital­ien de l’après-guerre, écrira en 1963 : « 23 octo­bre 1956, à Budapest. Étu­di­ants et ouvri­ers man­i­fes­tent con­tre la sub­or­di­na­tion de la Hon­grie à l’Union Sovié­tique. La stat­ue de Staline est abattue. Sur la place du Par­lement, la police poli­tique ouvre le feu. Pen­dant cinq jours on com­bat dans les rues. On force les pris­ons des poli­tiques. L’armée hon­groise aide et arme les révoltés. […] Les ouvri­ers deman­dent le con­trôle ouvri­er dans les usines, le Sovi­et. Ils obtien­dront au con­traire les sol­dats sovié­tiques. » Tre testi per film, éd. Avan­ti ! Ce texte devait accom­pa­g­n­er un mon­tage d’archives de Cecil­ia Mangi­ni inti­t­ulé La Stat­ua di Stal­in..
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    En 1948, le Par­ti social­iste ital­ien s’était présen­té aux élec­tions lég­isla­tives au sein d’un « Fronte Popo­lare », avec le PCI dont il dépendait large­ment sur l’échiquier poli­tique. En 1956, ce pacte d’action vieux de 22 ans est rompu et le PSI s’oriente vers une poli­tique d’alliance avec la Démoc­ra­tie chré­ti­enne (gou­verne­ment Moro de 1963, dit de « cen­tre-gauche »)..
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    Le Par­ti­to comu­nista d’Italia (PCd’I) est fondé en 1921 sous l’impulsion d’Amadeo Bor­di­ga, à par­tir d’une scis­sion du PSI. Adhérent à la IIIe Inter­na­tionale com­mu­niste, il est inter­dit par le régime fas­ciste. Lorsque Bor­di­ga et Gram­sci sont envoyés en con­fine­ment sur l’île d’Ustica, c’est Togli­at­ti (élu en 1927) qui dirige depuis Moscou le par­ti en exil. Bor­di­ga est exclu en 1930 pour « trot­skysme », et lorsque Staline dis­sout la IIIe Inter­na­tionale en 1943, le par­ti en exil prend le nom de PCI, sous lequel il appa­raî­tra après-guerre. Lire à ce pro­pos Philippe Bour­rinet, Le Courant bor­digu­iste 1919–1999, Ital­ie, France, Bel­gique, édi­tions left-dis, Zoeter­meer, 2000..
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    Dani­lo Mon­tal­di, Auto­bi­ografia del­la leg­gera, Ein­au­di, 1961 ; Mil­i­tan­ti politi­ci di base, Ein­au­di, 14.
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    Des Quaderni rossi, il sera ques­tion dans le texte qui suit. De Gian­ni Bosio et l’Institut De Mar­ti­no, il sera large­ment ques­tion au chapitre 2 – Cesare Bermani : Le Nuo­vo can­zoniere ital­iano, la chan­son sociale et le « mou­ve­ment », p. 87 sqq..