La stratégie de la tension

Dès les pre­miers mois de 1969, l’insubordination ouvrière et étu­di­ante gagne l’ensemble de la pénin­sule. Par­ti­c­ulière­ment général­isée et incon­trôlable dans les régions du Cen­tre-Nord, elle con­naît des répliques jusque dans le Sud du pays – même si elles ont leurs logiques pro­pres et qu’elles expri­ment des besoins spé­ci­fiques. Depuis 1968, les inter­ven­tions poli­cières sont dev­enues fréquentes et bru­tales, avec la béné­dic­tion du gou­verne­ment et de la presse. Quant à la mag­i­s­tra­ture, elle a presque tou­jours légitimé les agisse­ments policiers: en un peu plus d’un an et demi (d’octobre 1966 à juin 1968), près de 10 000 ouvri­ers, étu­di­ants et paysans sont con­damnés (ou en instance de l’être) pour activisme syn­di­cal ou étu­di­ant.

« La police sem­ble s’agiter dans tous les sens, de manière indis­crim­inée. En juin 1968, elle agresse les par­tic­i­pants au Fes­ti­val de ciné­ma de Pesaro: vingt per­son­nes sont inter­pel­lées et plus de trois cents sont inculpées. Le même jour à Lan­ciano (Abruzzes), elle attaque les ouvri­ers en grève. Le 10 juil­let à Palerme, elle charge les habi­tants de Belice, vic­times d’un trem­ble­ment de terre, lors un rassem­ble­ment devant le siège de la Région. Un offici­er donne l’ordre de charg­er au cri de “on va leur défon­cer la gueule à ces charognes”. Des hommes, des femmes et des enfants sont tabassés avec une vio­lence extrême. Le 2 décem­bre 1968 à Avola, la police tire sur les paysans, faisant deux morts et de nom­breux blessés. » Le 9 avril 1969, la police tire à Bat­ti­paglia: des man­i­fes­ta­tions de protes­ta­tion sont organ­isées dans toute l’Italie, qui don­nent lieu à des affron­te­ments vio­lents et pro­longés. Sur le plan « tech­nique », la police per­fec­tionne égale­ment son atti­rail répres­sif: c’est à Bat­ti­paglia qu’apparaissent pour la pre­mière fois les boucliers trans­par­ents (égale­ment appelés « boucliers romains »). Le prési­dent Sara­gat évoque indi­recte­ment ces événe­ments lors d’un con­grès con­ser­va­teur à Flo­rence, en lançant un « mes­sage » où il con­damne « l’illusion de la vio­lence » et déclare que « chaque pas sur le chemin du pro­grès s’accomplit au prix du tra­vail, de l’effort, de la douleur ».

La presse de régime fait immé­di­ate­ment écho au mes­sage prési­den­tiel, qu’elle reçoit comme « un sig­nal clair con­tre toutes les forces de con­tes­ta­tions nazi-maoïstes et con­tre l’inquiétante “col­lu­sion des extrêmes”

1 Domeni­co Taran­ti­ni, La maniera forte, Bertani, 1975

». La thé­ma­tique des « extrêmes qui se rejoignent » devient le durable cheval de bataille de la Démoc­ra­tie chré­ti­enne, tan­dis que les social­istes qui par­ticipent au gou­verne­ment, font la démon­stra­tion de leur com­plète sub­or­di­na­tion (pour ne pas par­ler de com­plic­ité) face à cette offen­sive réac­tion­naire.

« C’est dans ce cli­mat que, le 25 avril (anniver­saire his­torique de la Résis­tance), deux bombes explosent à Milan, l’une à la gare Cen­trale, et l’autre, qui fait vingt ­blessés, au stand FIAT de la Fiera. Le 12 mai, trois charges explosent, deux à Rome et une à Turin. Peu de temps après, tou­jours à Turin, une man­i­fes­ta­tion d’ouvriers-étudiants con­tre la cherté des loy­ers dégénère en une vio­lente bataille de rue entre man­i­fes­tants et policiers, qui dure jusque tard dans la nuit. Bilan: 70 blessés, 29 arresta­tions et 165 incul­pa­tions. En juil­let, la revue Panora­ma laisse fil­tr­er dans un arti­cle des rumeurs de coup d’État d’extrême-droite. Des groupes et des asso­ci­a­tions néo­fas­cistes lan­cent un appel à la mobil­i­sa­tion, le PCI place ses sec­tions en état de vig­i­lance. Le 24 juil­let, un engin explosif iden­tique à ceux qui ont été retrou­vés au mois de mai à Turin et à Rome est décou­vert intact au palais de jus­tice de Milan. Dans la nuit du 8 au 9 août, huit bombes placées dans des trains (deux autres engins n’exploseront pas) provo­quent des dégâts con­sid­érables et font plusieurs blessés

2 Ibi­dem. Sur les mil­i­tants fas­cistes Gio­van­ni Ven­tu­ra et Gior­gio Fre­da, recon­nus coupables de cet atten­tat en 1987, voir chapitre 8, note 92, p. 437

. »

Depuis ce mys­térieux épisode des bombes à la Rinascente, que nous avons déjà évo­qué, le pou­voir a engagé un tour­nant stratégique. La ligne générale con­siste bien sûr dans un usage tou­jours plus mas­sif et plus vio­lent des forces de police, mais il y a des nou­veautés nota­bles: l’instrumentalisation délibérée des groupes néo­fas­cistes, l’intervention des « corps spé­ci­aux séparés » de l’État (ser­vices secrets, etc.), l’application mas­sive par la mag­i­s­tra­ture de la lég­is­la­tion fas­ciste (le code Roc­co, jamais aboli) con­tre la lib­erté d’expression et d’association (des mil­i­tants et des dirigeants de Lot­ta con­tin­ua, de Potere operaio, des marx­istes-lénin­istes sont inculpés) et le recours aux atten­tats dont on fera retomber la respon­s­abil­ité sur des mil­i­tants de gauche pour créer un cli­mat de ten­sion et réprimer toute forme de lutte et ou de con­flit.

L’épisode des bombes à la Fiera illus­tre par­faite­ment ce pro­gramme. La « piste » anar­chiste, avancée presque un an plus tôt à pro­pos des bombes à la Rinascente, acquiert alors une légitim­ité judi­ci­aire. Les anar­chistes Braschi, Fac­ci­oli, Del­la Savia, Pulsinel­li, Norscia et Maz­zan­ti sont immé­di­ate­ment accusés, et des dizaines d’autres cama­rades, par­mi lesquels Pietro Val­pre­da

3 Pietro Val­pre­da est un mil­i­tant du « Cer­cle anar­chiste du 22 mars ». Il sera accusé de l’attentat de la piaz­za Fontana en décem­bre 1969 et restera en prison jusqu’en 1972 avant d’être acquit­té avec d’autres accusés en 1981, pour insuff­i­sance de preuves. Voir à ce sujet La Piste rougeItalia 1972, 10/18, 1972

, sont inter­rogés et perqui­si­tion­nés.

Les enquêtes sur l’attentat sont menées à la pré­fec­ture de Milan par Cal­abre­si et Panes­sa, Pag­nozzi et Mucil­li sous l’autorité du Préfet Gui­da

4 Le préfet Gui­da, ancien directeur de la prison de Ven­totene où étaient isolés les pris­on­niers poli­tiques pen­dant le régime de Mus­soli­ni, réap­pa­raît sous la qual­i­fi­ca­tion de « fas­ciste » dans un cou­plet de la chan­son La bal­lade de Pinel­li retran­scrite à la fin de ce chapitre, p. 331. Le 16 décem­bre 1969, au moment de l’arrestation de Val­pre­da pour l’attentat de la piaz­za Fontana, il recevra les com­pli­ments offi­ciels du Prési­dent Sara­gat pour « la cap­ture du mon­stre », selon le titre du Cor­riere del­la Sera. Sur Cal­abre­si, voir dans ce chapitre – L’État mas­sacre, p. 325 sqq

. Dans les rap­ports con­fi­den­tiels, les anar­chistes incrim­inés sont désignés sans équiv­oque comme des « dyna­mi­teurs notoires », sans qu’aucun élé­ment ne vienne appuy­er ces allé­ga­tions. Pour les policiers du bureau poli­tique de la Pré­fec­ture, l’équation anar­chiste égale poseur de bombes est un fait his­torique­ment avéré, une déter­mi­na­tion qua­si géné­tique qui ne néces­site pas de preuve. On leur attribue presque tous les atten­tats sur­venus au cours des mois précé­dents, en faisant d’eux des sortes de VRP de la dyna­mite. Un télé­gramme envoyé à titre infor­matif à la pré­fec­ture de Livourne (le lieu de nais­sance de Pao­lo Braschi) et à celle de Pise, au sujet de Braschi, Fac­ci­oli et Del­la Savia, est en ce sens assez éclairant: « […] a été rap­porté que Braschi Pao­lo est act­if dyna­mi­teur que sur ordre de la préc­itée Vin­cileone Eliane se déplace dans dif­férentes villes ital­i­ennes pour per­pétr­er atten­tats ter­ror­istes et que led­it est auteur atten­tat con­tre le ci-devant palais de jus­tice décem­bre année dernière – stop – led­it indi­vidu accom­pa­g­né de Fac­ci­o­lo Pao­lo né à Bolzano a déjà per­pétré atten­tat ter­ror­iste cette ville et est étu­di­ant uni­ver­si­taire à Pise – stop – veuillez procéder d’office arresta­tion et perqui­si­tion sur per­son­ne de Braschi Pao­lo et éventuelle­ment sur per­son­ne de Fac­ci­oli Pao­lo en référant résul­tat cet office – stop – veuillez idem deman­der audit Braschi s’il con­naît actuel domi­cile de Del­la Savia Ange­lo Pietro désigné égale­ment comme dyna­mi­teur et ami sus­nom­més

5 Giu­liano Spaz­za­li, La zec­ca e il gar­buglio, Machi­na Lib­ri, 1981

». « Dyna­mi­teur » notoire, désigné, iden­ti­fié! Par qui? Pourquoi? Per­son­ne ne le dira jamais!

Le procès de la Fiera va traîn­er en longueur, et c’est à ce moment que com­mence à émerg­er une nou­velle fig­ure d’avocat qui se range délibéré­ment aux côtés de l’accusé poli­tique: c’est en 1969 qu’apparaît l’avocat-camarade, ou le cama­rade-avo­cat. Naturelle­ment, on fini­ra par s’apercevoir que les anar­chistes inculpés sont tout à fait étrangers à l’affaire, mais cette opéra­tion politi­co-judi­ci­aire ajoutera une pierre à l’édifice de la stratégie de la ten­sion. En dépit de toutes ces manœu­vres, les luttes ouvrières et étu­di­antes ne faib­lis­sent pas.

Les 26 et 27 juil­let, les ren­con­tres nationales des assem­blées et comités de base ont lieu au Palais des sports de Turin. C’était la pre­mière fois qu’on ten­tait de don­ner un cadre uni­taire aux dif­férents proces­sus d’auto-organisation qui s’étaient dévelop­pés au cours de l’année passée. Mais ces ren­con­tres se sol­dent par un échec. L’assemblée ne parvient pas à effac­er les lour­des diver­gences entre les dif­férentes options tac­tiques et organ­i­sa­tion­nelles dont l’aggravation rapi­de va con­duire, au début de l’automne, les groupes Lot­ta con­tin­ua et Potere operaio à se sépar­er com­plète­ment, avec cha­cun leur local et cha­cun leur jour­nal.

Début sep­tem­bre, c’est encore Turin qui donne le sig­nal que l’automne a com­mencé et que les hos­til­ités sont ouvertes. Les ouvri­ers des ate­liers les plus com­bat­ifs, en par­ti­c­uli­er le 54, repren­nent les grèves tour­nantes avec des objec­tifs spé­ci­fiques à chaque ate­lier. Pour toute réponse, Agnel­li fait met­tre au chô­mage tech­nique, sans salaire, plusieurs mil­liers d’ouvriers des autres ate­liers, au pré­texte que le cycle de tra­vail est inter­rompu. Ces sus­pen­sions déclenchent un pre­mier bras de fer. Quelques jours plus tard, les luttes sur les con­trats débu­tent. La sit­u­a­tion générale est très ten­due, des inci­dents écla­tent un peu partout. Le 19 ­octo­bre, les habi­tants des bidonvilles de la via Lati­na à Rome incen­di­ent leurs pro­pres baraques en signe de protes­ta­tion. Le 27 octo­bre, des affron­te­ments à Pise font un mort et 125 blessés.

Au cours de l’automne, la dynamique de fond des mou­ve­ments pour la général­i­sa­tion du con­flit repose sur la com­bi­nai­son (et par­fois sur l’opposition) de deux logiques dif­férentes: la logique syn­di­cale d’une part et la logique révo­lu­tion­naire de l’autre.

Le syn­di­cat tâche de réduire l’influence des avant-gardes ouvrières des grandes usines du Nord en organ­isant de grandes man­i­fes­ta­tions (ils sont 50000 aux arènes de Milan

6 Le 15 octo­bre 1969, au début des négo­ci­a­tions con­tractuelles et suite à un avis de grève générale de 4 heures déposé par la CGIL, la CISL et l’UIL, une man­i­fes­ta­tion con­tre la vie chère se ter­mine en meet­ing aux Arènes de Milan en présence des prin­ci­paux respon­s­ables syn­di­caux

), mais aus­si en isolant toutes les ten­ta­tives de rad­i­cal­i­sa­tion du mou­ve­ment, par exem­ple le 10 octo­bre, lorsque les groupes ouvri­ers de Lot­ta con­tin­ua réus­sis­sent briève­ment à occu­per l’atelier des Car­rosseries de Mirafiori7 Ce 10 octo­bre, jour de la grève nationale sur les con­trats qui réu­nit plus de 250 000 ouvri­ers à Turin, l’immeuble de la direc­tion de la FIAT est encer­clé et pris d’assaut. .

Grèves, piquets et blocage des marchan­dis­es se suc­cè­dent tout au long des mois d’octobre et de novem­bre. Les forces poli­tiques, la police, la mag­i­s­tra­ture sont com­plète­ment impuis­santes devant un tel proces­sus d’auto-organisation de masse. Ville après ville, quarti­er par quarti­er, les ouvri­ers sont en train de met­tre en place les bases struc­turelles et cul­turelles d’un vaste réseau de pou­voir, qui con­tin­uera à fonc­tion­ner une bonne par­tie de la décen­nie suiv­ante et, va trans­former en pro­fondeur la société ital­i­enne.

Le cli­mat poli­tique est bouil­lant, les rues sont per­pétuelle­ment envahies par des dizaines de mil­liers d’ouvriers et d’étudiants en lutte. Les syn­di­cats com­men­cent à inté­gr­er – y com­pris pour des raisons tac­tiques – une par­tie impor­tante des reven­di­ca­tions ouvrières, et les milieux gou­verne­men­taux ten­tent de redonner un cadre légal au con­flit en pro­posant un accord sur le « Statut des tra­vailleurs ». Indépen­dam­ment de la manœu­vre poli­tique, il s’agira d’une des plus impor­tantes con­quêtes ouvrières à l’échelle européenne

8 Le « Statut des tra­vailleurs » (Statu­to dei lavo­ra­tori) est une loi con­sti­tu­tion­nelle du 20 mai 1970, qui reste une des prin­ci­pales normes du droit du tra­vail en Ital­ie. Elle intro­duit d’importantes amélio­ra­tions des con­di­tions de tra­vail, mais aus­si la « lib­erté d’opinion » des tra­vailleurs et la représen­ta­tion syn­di­cale. Les occu­pa­tions, les piquets et les assem­blées sur le lieu de tra­vail ne sont plus con­sid­érés comme des dél­its

.

Il est donc clair que, même du point de vue du gou­verne­ment, des marges de con­tra­dic­tion sub­sis­tent entre l’option autori­taire et la ten­dance réformiste. Mais le patronat ital­ien et les appareils de pou­voir s’avèrent inca­pables de faire face à cette « poussée ouvrière et pop­u­laire », et recourent en per­ma­nence à des manœu­vres d’intimidation. En l’espace de trois mois, plus de 13000 per­son­nes sont traînées devant les tri­bunaux: des ouvri­ers agri­coles, des manœu­vres, des étu­di­ants, des employés com­mu­naux, des agents de police munic­i­paux… « Un immense filet répres­sif s’abat sur l’ensemble du pays. Soutenu par la presse et la télévi­sion, il prend dans ses mailles hommes et femmes, jeunes et vieux, tra­vailleurs et syn­di­cal­istes, retraités et sous-pro­lé­taires

9 Domeni­co Taran­ti­ni, La maniera forte, op. cit

». Le « cli­mat de chas­se au rouge » rassem­ble les appareils de gou­verne­ment, les médias de masse et de larges franges de la bour­geoisie. L’hebdomadaire Epoca, qui avait déjà soutenu la ten­ta­tive de coup d’État de 1963

10 Il s’agit du « plan Solo » déjà évo­qué au chapitre 3, note 2, p. 135. L’hebdomadaire Epoca, édité par Mon­dadori, s’était imposé dans le paysage médi­a­tique ital­ien des années 1950 par­mi les grands mag­a­zines illus­trés. Il a bâti son suc­cès avec des reportages sur les per­son­nal­ités des trente glo­rieuses et des faits divers, notam­ment sous la direc­tion du jour­nal­iste Enzo Bia­gi. Celui-ci dut quit­ter la direc­tion du jour­nal suite aux vives réac­tions sus­citées par un arti­cle sur les émeutes de juil­let 1960 qui se dis­pen­sait de men­tion­ner les 10 morts à Reg­gio Emil­ia dus à la répres­sion poli­cière du gou­verne­ment Tam­broni

, affiche une cou­ver­ture tri­col­ore et un titre choc: Ce qui peut arriv­er en Ital­ie. Le 19 novem­bre, grève générale pour le loge­ment: de vio­lents affron­te­ments écla­tent à Milan. La police charge vio­lem­ment et sans rai­son les man­i­fes­tants qui sor­tent d’un meet­ing au Théâtre Lyrique. L’agent Annarum­ma est tué lors d’un accrochage avec une autre camion­nette de police, comme l’attestent claire­ment pho­tos et témoignages. On con­tin­ue néan­moins à rejeter la respon­s­abil­ité de sa mort sur les man­i­fes­tants. On donne le nom d’Annarumma à la caserne de la piaz­za San Ambro­gio, tan­dis que le prési­dent Sara­gat affirme dans un com­mu­niqué: « L’assassinat bar­bare d’Antonio Annarum­ma, le jeune polici­er de vingt-deux ans tué à Milan alors qu’il fai­sait son devoir de défenseur de la loi démoc­ra­tique […], blesse la con­science de tous les Ital­iens […]. Ce crime odieux doit rap­pel­er à cha­cun qu’il est néces­saire d’isoler et de met­tre hors d’état de nuire les délin­quants dont le seul objec­tif est la destruc­tion de la vie. »

Les luttes sur les con­trats, qui touchent désor­mais toutes les usines, domi­nent l’ensemble des débats. Mais les avant-gardes ouvrières com­men­cent à voir la ques­tion des con­trats comme un frein à la pro­gres­sion des luttes autonomes d’usine en usine. Ils jugent néces­saire d’en finir rapi­de­ment pour éviter l’essoufflement. Un tract signé Lot­ta con­tin­ua et dif­fusé à Turin le 28 novem­bre affirme: « Les ouvri­ers veu­lent en finir avec cette lutte sur les con­trats, qui n’a que trop duré, qui a été l’objet de trop de manœu­vres […]. Le syn­di­cat est com­plète­ment dépassé. Assez avec les con­trats, voilà le mot d’ordre des ouvri­ers. »

Cela n’empêcha pas les groupes révo­lu­tion­naires, les pre­miers con­trats signés, de se mon­tr­er cri­tiques. Lorsqu’un accord est con­clu dans le bâti­ment, Potere operaio dis­tribue un long tract inti­t­ulé: Voilà la pre­mière arnaque. Les avant-gardes révo­lu­tion­naires décon­sid­éraient a pri­ori, et en toute cohérence, l’institution con­tractuelle. Toute avancée sur la con­di­tion ouvrière dans les usines pas­sait pour une escro­querie: de toute façon, ça n’était pas suff­isant. On ne s’attaquait pas à la racine du prob­lème: liq­uider l’esclavage salarié, l’échange de la vie con­tre de l’argent.

Cette rad­i­cal­ité ne se démen­tit jamais au cours du con­flit. Elle péné­tra le tis­su de la cul­ture ouvrière, elle la détour­na du pro­gres­sisme indus­tri­al­iste, de l’éthique social­iste du tra­vail, de la soumis­sion cul­turelle au des­tin de la civil­i­sa­tion occi­den­tale. Lors de cet automne « trop­i­cal », les ouvri­ers dev­in­rent un tan­ti­net sauvages: telle fut la révo­lu­tion cul­turelle du moment. L’utilité du tra­vail, sa néces­sité his­torique furent enfin mis­es en doute. Les ouvri­ers com­mencèrent à se sen­tir ­dif­férents au regard de l’histoire de la civil­i­sa­tion blanche occi­den­tale.

C’est égale­ment au cours de cet automne que les groupes révo­lu­tion­naires se trans­for­mèrent, ou plutôt, redéfinirent leur iden­tité. Lot­ta con­tin­ua et Potere operaio se séparèrent défini­tive­ment en deux organ­i­sa­tions dis­tinctes avec cha­cune son jour­nal. À Turin, les deux organ­i­sa­tions coex­is­taient encore de manière féconde, entre polémique et recherche com­mune. Mais ailleurs, le paysage était très morcelé: à Rome, à Padoue et à Flo­rence, la total­ité ou presque du mou­ve­ment étu­di­ant avait rejoint Potere operaio. En revanche, Lot­ta con­tin­ua était majori­taire à Trente, à Pise et à Pavie, et ren­forçait ses posi­tions dans de nom­breuses usines milanais­es.

Le paysage milanais était sans doute le plus com­plexe. Mal­gré le poids poli­tique très impor­tant de la classe ouvrière indus­trielle, la voix des avant-gardes ouvrières de Pirelli, de Sit-Siemens, d’Alfa Romeo, n’a jamais vrai­ment réus­si à pénétr­er un Mou­ve­ment étu­di­ant retranché dans la citadelle de la Statale et embour­bé dans des logiques sec­taires et des dis­putes dog­ma­tiques.

Si la bour­geoisie démoc­ra­tique milanaise a vécu inten­sé­ment les événe­ments de 1968 et de l’automne ouvri­er (comme le mon­trent les trans­for­ma­tions du monde du jour­nal­isme à Milan dans les années 1970), elle ne sut pour­tant jamais avancer ni une propo­si­tion ni forg­er une cul­ture qui lui soit pro­pre. Elle est restée à la remorque d’un proces­sus qui l’a trans­for­mée sans qu’elle sache le trans­former en retour.

dans ce chapitre« Pao­lo Virno: Le piquet revu et cor­rigéL’État mas­sacre »
  • 1
    Domeni­co Taran­ti­ni, La maniera forte, Bertani, 1975
  • 2
    Ibi­dem. Sur les mil­i­tants fas­cistes Gio­van­ni Ven­tu­ra et Gior­gio Fre­da, recon­nus coupables de cet atten­tat en 1987, voir chapitre 8, note 92, p. 437
  • 3
    Pietro Val­pre­da est un mil­i­tant du « Cer­cle anar­chiste du 22 mars ». Il sera accusé de l’attentat de la piaz­za Fontana en décem­bre 1969 et restera en prison jusqu’en 1972 avant d’être acquit­té avec d’autres accusés en 1981, pour insuff­i­sance de preuves. Voir à ce sujet La Piste rougeItalia 1972, 10/18, 1972
  • 4
    Le préfet Gui­da, ancien directeur de la prison de Ven­totene où étaient isolés les pris­on­niers poli­tiques pen­dant le régime de Mus­soli­ni, réap­pa­raît sous la qual­i­fi­ca­tion de « fas­ciste » dans un cou­plet de la chan­son La bal­lade de Pinel­li retran­scrite à la fin de ce chapitre, p. 331. Le 16 décem­bre 1969, au moment de l’arrestation de Val­pre­da pour l’attentat de la piaz­za Fontana, il recevra les com­pli­ments offi­ciels du Prési­dent Sara­gat pour « la cap­ture du mon­stre », selon le titre du Cor­riere del­la Sera. Sur Cal­abre­si, voir dans ce chapitre – L’État mas­sacre, p. 325 sqq
  • 5
    Giu­liano Spaz­za­li, La zec­ca e il gar­buglio, Machi­na Lib­ri, 1981
  • 6
    Le 15 octo­bre 1969, au début des négo­ci­a­tions con­tractuelles et suite à un avis de grève générale de 4 heures déposé par la CGIL, la CISL et l’UIL, une man­i­fes­ta­tion con­tre la vie chère se ter­mine en meet­ing aux Arènes de Milan en présence des prin­ci­paux respon­s­ables syn­di­caux
  • 7
    Ce 10 octo­bre, jour de la grève nationale sur les con­trats qui réu­nit plus de 250 000 ouvri­ers à Turin, l’immeuble de la direc­tion de la FIAT est encer­clé et pris d’assaut.
  • 8
    Le « Statut des tra­vailleurs » (Statu­to dei lavo­ra­tori) est une loi con­sti­tu­tion­nelle du 20 mai 1970, qui reste une des prin­ci­pales normes du droit du tra­vail en Ital­ie. Elle intro­duit d’importantes amélio­ra­tions des con­di­tions de tra­vail, mais aus­si la « lib­erté d’opinion » des tra­vailleurs et la représen­ta­tion syn­di­cale. Les occu­pa­tions, les piquets et les assem­blées sur le lieu de tra­vail ne sont plus con­sid­érés comme des dél­its
  • 9
    Domeni­co Taran­ti­ni, La maniera forte, op. cit
  • 10
    Il s’agit du « plan Solo » déjà évo­qué au chapitre 3, note 2, p. 135. L’hebdomadaire Epoca, édité par Mon­dadori, s’était imposé dans le paysage médi­a­tique ital­ien des années 1950 par­mi les grands mag­a­zines illus­trés. Il a bâti son suc­cès avec des reportages sur les per­son­nal­ités des trente glo­rieuses et des faits divers, notam­ment sous la direc­tion du jour­nal­iste Enzo Bia­gi. Celui-ci dut quit­ter la direc­tion du jour­nal suite aux vives réac­tions sus­citées par un arti­cle sur les émeutes de juil­let 1960 qui se dis­pen­sait de men­tion­ner les 10 morts à Reg­gio Emil­ia dus à la répres­sion poli­cière du gou­verne­ment Tam­broni