Paolo Virno : Do you remember counterrevolution ?

Que sig­ni­fie le terme de « con­tre-révo­lu­tion »

1Ce texte de Pao­lo Virno, d’avril 1994, est paru dans Pao­lo Virno et Michael Hardt (dir.), Rad­i­cal Thought in Italy : A Poten­tial Pol­i­tics, Uni­ver­si­ty of Min­neso­ta Press, 1996. C’est une sorte de sequel d’un arti­cle de févri­er 1983 pub­lié dans Il Man­i­festo sous le titre « Do you remem­ber Rev­o­lu­tion ? », rédigé par Pao­lo Virno à par­tir d’une dis­cus­sion col­lec­tive et signé par Lucio Castel­lano, Arri­go Cav­al­li­na, Giusti­no Cor­tiana, Mario Dal­ma­vi­va, Luciano Fer­rari Bra­vo, Chic­co Funaro, Toni Negri, Pao­lo Pozzi, Fran­co Tom­mei, Emilio Vesce et Pao­lo Virno, détenus à la prison de Rebib­bia (Rome) au moment où com­mençait le procès des inculpés du 7 avril 1979. « Notre inten­tion, écrit Virno, était d’ouvrir une dis­cus­sion publique sur l’histoire récente au lieu de nous lim­iter à la défense judi­ci­aire. » Cet arti­cle a été repris en français dans Toni Negri, Ital­ie rouge et noire, Hachette, 1985.

? Il ne faut pas seule­ment y enten­dre la vio­lence de la répres­sion (même si, bien sûr, elle n’est jamais absente). Il ne s’agit pas non plus d’une sim­ple restau­ra­tion, d’un retour à l’ancien régime*, du rétab­lisse­ment d’un ordre social mal­mené par les con­flits et les révoltes. La « con­tre-révo­lu­tion » c’est, lit­térale­ment, une révo­lu­tion à rebours. Ce qui revient à dire: une inno­va­tion furieuse dans les modes de pro­duc­tion, les formes de vies, les rela­tions sociales, qui pour­tant ren­force et relance le com­man­de­ment cap­i­tal­iste. La « con­tre-révo­lu­tion », exacte­ment comme son symétrique inverse, ne laisse rien à l’identique. Elle déter­mine un état d’exception pro­longé, où la suc­ces­sion des événe­ments paraît s’accélérer. Elle con­stru­it active­ment un ordre nou­veau à sa mesure et son usage. Elle façonne les men­tal­ités, les com­porte­ments cul­turels, les goûts, les us et les cou­tumes, en un mot elle forge un nou­veau com­mon sense. Elle va à la racine des choses et elle tra­vaille avec méth­ode.

Mais il y a autre chose: la « con­tre-révo­lu­tion » se sert des mêmes pré­sup­posés et des mêmes ten­dances (économiques, sociales, cul­turelles) que celles sur lesquelles pour­rait s’appuyer la « révo­lu­tion »; elle occupe, elle colonise le ter­rain de l’adversaire, elle donne d’autres répons­es aux mêmes ques­tions. Elle réin­ter­prète à sa manière (et cette opéra­tion her­méneu­tique est sou­vent facil­itée par l’existence des pris­ons de haute sécu­rité

2 Le 4 mai 1977, dans la con­ti­nu­ité des dis­po­si­tions de plus en plus répres­sives intro­duites par la loi Reale, notam­ment sur le main­tien en déten­tion, un décret inter­min­istériel met en place « une poli­tique car­cérale et pénale de “dif­féren­ci­a­tion typologique”, inau­gurée par l’ouverture du “cir­cuito dei camosci ”, expres­sion qui désig­nait le réseau des pris­ons de haute sécu­rité où les pris­on­niers étaient gardés à l’isolement. » Pao­lo Per­sichet­ti, Oreste Scal­zone, La Révo­lu­tion et l’État, op. cit. Sur la créa­tion des pris­ons spé­ciales, voir égale­ment le texte suiv­ant – Les années du cynisme, de l’opportunisme, de la peur

) l’ensemble des con­di­tions matérielles qui auraient pu faire de l’abolition du tra­vail salarié un objec­tif sim­ple­ment réal­iste: elle les réduit au rang de forces pro­duc­tives prof­ita­bles. Mieux: la « con­tre-révo­lu­tion » trans­forme les com­porte­ments de masse qui sem­blaient devoir débouch­er sur le dépérisse­ment du pou­voir de l’État et la pos­si­bil­ité d’une autodéter­mi­na­tion rad­i­cale, en une pas­siv­ité dépoli­tisée ou en un con­sen­sus plébisc­i­taire. C’est pour cette rai­son qu’une his­to­ri­ogra­phie cri­tique rétive à l’idolâtrie des « faits étab­lis » doit s’efforcer de recon­naître à chaque étape et dans chaque aspect de la « con­tre-révo­lu­tion », la sil­hou­ette*, les con­tenus et la matière même d’une révo­lu­tion en puis­sance.

La « con­tre-révo­lu­tion » ital­i­enne com­mence à la fin des années 1970, et dure encore aujourd’hui. Elle fait appa­raître de nom­breuses strat­i­fi­ca­tions. Comme un caméléon, elle change sou­vent d’aspect: « com­pro­mis his­torique » entre la DC et le PCI, crax­isme tri­om­phant

3 Bet­ti­no Craxi a été Secré­taire du Par­ti social­iste ital­ien de 1976 à 1993. Par­venu à la tête du PSI, il met fin à la stratégie d’alliance avec le PCI et s’inscrit dans la ligne du « cen­tre-gauche organique » qui mise sur un rap­proche­ment avec la DC. Il est nom­mé prési­dent du Con­seil entre 1983 et 1987. Com­pro­mis dans plusieurs scan­dales de finance­ment illé­gal et de cor­rup­tion, il est mis en cause en 1993 dans l’opération de jus­tice Mani pulite et doit quit­ter la vie poli­tique. Con­damné à 27 ans de prison, il s’enfuit en Tunisie où il meurt en 2000

, réforme du sys­tème poli­tique après l’effondrement du bloc de l’Est. Il n’est cepen­dant pas dif­fi­cile de repér­er à l’œil nu les leit­mo­tivs qui resur­gis­sent à cha­cune de ses phas­es. Le noy­au dur de la « con­tre-révo­lu­tion » ital­i­enne des années 1980 et 1990 est con­sti­tué des élé­ments suiv­ants:

a) la pleine affir­ma­tion du mode de pro­duc­tion post­fordiste (tech­nolo­gies élec­tron­iques, décen­trement et flex­i­bil­ité des proces­sus de tra­vail, savoir et com­mu­ni­ca­tion comme prin­ci­pales ressources économiques, etc.);

b) la ges­tion cap­i­tal­iste de la réduc­tion sèche du temps de tra­vail sociale­ment néces­saire (tra­vail à temps par­tiel, retraites anticipées, chô­mage struc­turel, pré­car­ité de longue durée, etc.);

c) la crise rad­i­cale et, par bien des aspects, irréversible de la démoc­ra­tie représen­ta­tive. La Deux­ième République s’enracine sur cette base matérielle. Elle est une ten­ta­tive d’ajustement de la forme et des tech­niques de gou­verne­ment aux trans­for­ma­tions qui sont d’ores et déjà à l’œuvre dans les lieux de pro­duc­tion et sur le marché du tra­vail. Avec la Deux­ième République, la « con­tre-révo­lu­tion » post­fordiste se dote enfin d’une con­sti­tu­tion pro­pre et parvient ain­si à son accom­plisse­ment.

Les thès­es his­tori­co-poli­tiques qui suiv­ent pro­posent une extrap­o­la­tion à par­tir de quelques aspects sail­lants des événe­ments de ces quinze dernières années en Ital­ie [1979–1994]. Et plus pré­cisé­ment des aspects qui offrent un arrière-fond empirique immé­di­at à la dis­cus­sion théorique. Lorsqu’un événe­ment con­cret présente une valeur exem­plaire (c’est-à-dire qu’il laisse présager d’une « rup­ture épisté­mologique » et d’une inno­va­tion con­ceptuelle), on l’approfondira au cours d’un excur­sus dont la fonc­tion est ana­logue à celle d’un « gros plan » ciné­matographique.

Thèse 1. En Ital­ie, le post­fordisme a été porté sur les fonts bap­tismaux par ce qu’on a appelé le « mou­ve­ment de 1977 », c’est-à-dire par des luttes sociales très dures, menées par une force de tra­vail sco­lar­isée, pré­caire, mobile, abhor­rant « l’éthique du tra­vail ». Elle s’oppose frontale­ment à la tra­di­tion et à la cul­ture de la gauche his­torique et mar­que une rup­ture nette par rap­port à la fig­ure de l’ouvrier de la chaîne de mon­tage. Le post­fordisme s’inaugure sur fond de tumultes.

Le coup de génie de la « con­tre-révo­lu­tion » ital­i­enne c’est d’avoir su trans­former en con­di­tions pro­fes­sion­nelles, en ingré­di­ents de la pro­duc­tion de plus-val­ue, en fer­ment du nou­veau cycle de développe­ment cap­i­tal­iste, les dis­po­si­tions col­lec­tives qui, dans le « mou­ve­ment de 77 », s’étaient man­i­festées à l’inverse par un antag­o­nisme intran­sigeant. Le néolibéral­isme ital­ien des années 1980 est une sorte de 77 inver­sé. Et récipro­que­ment: cette péri­ode révolue de con­flits con­tin­ue de représen­ter, encore aujourd’hui, le revers de la médaille post­fordiste, sa face rebelle. Le mou­ve­ment de 77 con­stitue, pour repren­dre une belle expres­sion d’Hannah Arendt, un « avenir dans notre dos

4 Il futuro alle spalle, Il Muli­no, 1991, est le titre d’une antholo­gie de textes d’Arendt pub­lié en Ital­ie par Lea Rit­ter San­ti­ni, regroupant dif­férents arti­cles de la péri­ode new-yorkaise

», le sou­venir de ce que pour­raient être les prochaines échéances de la lutte des class­es.

1er excur­sus. Tra­vail et non-tra­vail: l’exode de 77.

Comme toute réelle nou­veauté, le mou­ve­ment de 1977 a con­nu l’humiliation d’être réduit à un phénomène de mar­gin­al­i­sa­tion. Sans compter l’accusation, addi­tion­nelle plus que con­tra­dic­toire, de par­a­sitisme. Ces notions ren­versent la réal­ité de manière suff­isam­ment pré­cise et com­plète pour qu’elles en devi­en­nent très révéla­tri­ces. En effet, ceux qui ne voy­aient, chez les « intel­lectuels aux pieds nus » de 1977, chez les étu­di­ants-tra­vailleurs et les tra­vailleurs-étu­di­ants, chez les pré­caires de tout poil, que des mar­gin­aux ou des par­a­sites, étaient aus­si ceux qui con­sid­éraient comme « cen­tral » et « pro­duc­tif » l’emploi fixe dans les usines de biens de con­som­ma­tion durables. Ceux, donc, qui ne regar­daient ces sujets que dans la per­spec­tive étriquée d’un cycle de développe­ment en déclin. Pour­tant, s’il y avait un point de vue exposé au risque de mar­gin­al­ité et même de par­a­sitisme, c’était bien celui-là. Car il suf­fit de prêter atten­tion à la grande trans­for­ma­tion des proces­sus pro­duc­tifs et de la journée sociale de tra­vail – qui prend son essor à ce moment – pour recon­naître aux acteurs de ces luttes urbaines quelque rap­port avec le cœur même des forces pro­duc­tives.

Le mou­ve­ment de 77 donne voix pour un temps à une com­po­si­tion de classe nou­velle, qui com­mence à se con­stituer après la crise pétrolière et la cas­sa inte­grazione dans les grandes usines, au début de la recon­ver­sion indus­trielle. Ce n’est d’ailleurs pas la pre­mière fois qu’une trans­for­ma­tion rad­i­cale du mode de pro­duc­tion s’accompagne d’une con­flict­ual­ité pré­coce dans les secteurs de main‑d’œuvre, qui sont en train de devenir l’axe por­tant de la nou­velle organ­i­sa­tion pro­duc­tive. Qu’on pense seule­ment à la dan­gerosité sociale des vagabonds anglais du XVIIIe siè­cle, déjà expul­sés des champs et sur le point d’être enrôlés dans les pre­mières man­u­fac­tures. Qu’on pense encore aux luttes des ouvri­ers déqual­i­fiés améri­cains dans les années 1910, qui précédèrent le tour­nant fordiste et tay­loriste, fondé pré­cisé­ment sur la déqual­i­fi­ca­tion sys­té­ma­tique du tra­vail. Toute méta­mor­phose bru­tale de l’organisation de la pro­duc­tion, on le sait, est struc­turelle­ment vouée à rejouer les affres de l’« accu­mu­la­tion prim­i­tive

5 « Nous avons vu com­ment l’argent est trans­for­mé en cap­i­tal, com­ment, avec le cap­i­tal, on fait de la sur­valeur, et à par­tir de la sur­valeur davan­tage de cap­i­tal. Cepen­dant, l’accumulation du cap­i­tal pré­sup­pose la sur­valeur, la sur­valeur la pro­duc­tion cap­i­tal­iste, laque­lle pré­sup­pose à son tour la présence de mass­es impor­tantes de cap­i­tal et de force de tra­vail entre les mains de pro­duc­teurs de marchan­dise. Tout ce mou­ve­ment sem­ble donc tourn­er dans un cer­cle vicieux dont nous ne sor­tons qu’en sup­posant une accu­mu­la­tion “ini­tiale” antérieure à l’accumulation cap­i­tal­iste (“pre­vi­ous accu­mu­la­tion” chez Adam Smith), une accu­mu­la­tion qui n’est pas le résul­tat du mode de pro­duc­tion cap­i­tal­iste, mais son point de départ […] Dans l’histoire de l’accumulation ini­tiale, les moments qui font époque sont tous les boule­verse­ments qui ser­vent de leviers à la classe cap­i­tal­iste en for­ma­tion ; mais surtout ce sont les moments où de grandes mass­es d’hommes ont brusque­ment et vio­lem­ment été arrachées à leurs moyens de sub­sis­tance et jetés, pro­lé­taires hors-la-loi, sur le marché du tra­vail. La base de tout ce proces­sus, c’est l’expropriation hors de sa terre du pro­duc­teur rur­al, du paysan. » Karl Marx, Le Cap­i­tal, Livre I, chapitre XXIV, op. cit

», dans la mesure où elle doit con­ver­tir com­plète­ment un rap­port entre des « choses » (nou­velles tech­nolo­gies, réaf­fec­ta­tion des investisse­ments, qual­ités spé­ci­fiques de la force de tra­vail) en un rap­port social. Mais c’est pré­cisé­ment lors de cette tran­si­tion que se man­i­feste par­fois le ver­sant sub­jec­tif de ce qui devien­dra par la suite le cours irréfutable des choses.

Les luttes de 1977 intè­grent la flu­id­i­fi­ca­tion du marché du tra­vail, elles en font un ter­rain d’agrégation et un point de force. L’interchangeabilité des tra­vailleurs, la mobil­ité entre tra­vail et non tra­vail, loin de génér­er de l’atomisation, pro­duisent des com­porte­ments homogènes et des habi­tudes com­munes, elles se mêlent de sub­jec­tiv­ité et de con­flit. Dans ce con­texte com­mence alors à s’imposer une ten­dance qui sera analysée ensuite par Dahren­dorf, Gorz et bien d’autres: diminu­tion des emplois manuels tra­di­tion­nels, crois­sance du tra­vail intel­lectuel mas­si­fié, chô­mage d’investissement pro­duit par le développe­ment économique (et non pas par ce qui lui fait obsta­cle). De cette ten­dance, le mou­ve­ment a don­né une expres­sion par­ti­sane, il l’a ren­due vis­i­ble et, en un sens, il l’a portée sur les fonts bap­tismaux, mais en la tor­dant dans un sens antag­o­niste. La pos­si­bil­ité de con­cevoir le tra­vail salarié comme un épisode dans le cours d’une vie, et non plus comme une peine à per­pé­tu­ité, joua alors un rôle décisif. Les aspi­ra­tions par con­séquent s’inversent: on ne se bous­cule plus pour entr­er à l’usine ou pour y rester, on explore toutes les voies qui per­me­t­tent d’y échap­per ou de s’en éloign­er. De con­di­tion subie, la mobil­ité devient la règle pos­i­tive et l’aspiration dom­i­nante; l’emploi fixe cesse d’être l’objectif pre­mier pour devenir excep­tion, ou par­en­thèse.

C’est en rai­son de ces aspi­ra­tions, bien plus qu’à cause de la vio­lence, que les jeunes de 77 restent absol­u­ment indéchiffrables à la tra­di­tion du mou­ve­ment ouvri­er. Ils font de l’accroissement de la zone du non-tra­vail et de la pré­car­ité un par­cours col­lec­tif, ils la retour­nent en une migra­tion con­sciente hors du tra­vail d’usine. Plutôt que de résis­ter à out­rance à la restruc­tura­tion de la pro­duc­tion, ils en for­cent les lignes et les lim­ites, ils ten­tent de la pouss­er à des con­séquences imprévues et qui leur soient favor­ables. Plutôt que de se retranch­er dans un fortin assiégé, promis à une défaite pas­sion­née, ils ten­tent de pouss­er l’adversaire à s’attaquer à des forter­ess­es vides, depuis longtemps aban­don­nées. L’acceptation de la mobil­ité s’accompagne de la reven­di­ca­tion d’un revenu garan­ti, mais aus­si d’une con­cep­tion de la pro­duc­tion plus proche de l’exigence de réal­i­sa­tion de soi. Le lien entre tra­vail et social­i­sa­tion s’érode. Des formes de com­mu­nauté s’expérimentent en dehors et con­tre la pro­duc­tion directe. Si ce n’est qu’ensuite, cette socia­bil­ité indépen­dante se man­i­feste comme insub­or­di­na­tion, y com­pris sur le lieu de tra­vail. Le choix de la « for­ma­tion inin­ter­rompue », c’est-à-dire le pro­longe­ment de la ­sco­lar­i­sa­tion même après l’entrée sur le marché du tra­vail aura une impor­tance déci­sive: elle ali­mente la « rigid­ité » de l’offre d’emploi, mais elle fait surtout des acteurs du pré­cari­at et du tra­vail au noir des sujets dont le réseau de savoirs et d’informations est tou­jours démesuré au regard des fonc­tions divers­es et changeantes qu’ils occu­pent. Il s’agit là d’un excé­dent inal­ién­able, irré­ductible à une presta­tion de tra­vail don­née: il s’investit ou se dépense tou­jours en cher­chant à peu­pler et à habiter durable­ment un ter­ri­toire qui se situe au-delà d’elle.

Cet ensem­ble de com­porte­ments est évidem­ment ambigu. Il est en effet pos­si­ble de le lire comme une réponse pavlovi­enne à la crise de l’État-providence. En ver­tu de cette lec­ture, les assistés, anciens et nou­veaux, descen­dent dans la rue pour défendre leurs enclaves* respec­tives, diverse­ment creusées dans la dépense publique. Ils sont donc l’incarnation de ces coûts fic­tifs que les forces néolibérales et anti wel­fare enten­dent abolir, ou tout au moins con­tenir. Il arrive par­fois que la gauche prenne la défense de ces enfants illégitimes, non sans quelque embar­ras et sans man­quer de con­damn­er leur « par­a­sitisme ». Mais peut-être est-ce pré­cisé­ment le mou­ve­ment de 77 qui a jeté une lumière toute dif­férente sur la crise du wel­fare state, en redéfinis­sant rad­i­cale­ment le rap­port entre tra­vail et assis­tance, entre dépens­es réelles et « coûts fic­tifs », entre pro­duc­tiv­ité et par­a­sitisme. L’exode hors de l’usine, qui pour par­tie anticipe et pour par­tie mar­que d’une empreinte dif­férente le chô­mage struc­turel nais­sant, sug­gère de manière provo­cante qu’à l’origine de la crise de l’État-providence, il y a peut-être le développe­ment asphyx­ié, inhibé, moins que mod­este, de la sphère du non-tra­vail. Comme s’il dis­ait: le non-tra­vail, il n’y en a pas trop, il y en a trop peu. Une crise, donc, non pas générée par le poids de l’assistance, mais par le fait que l’assistance s’accroît pour sa plus grande part sous forme de tra­vail salarié. Et inverse­ment par le fait que le tra­vail salarié se man­i­feste, à un cer­tain point, comme de l’assistance. Du reste, les poli­tiques de plein-emploi n’avaient-elles pas sur­gi, dans les années 1930, à l’enseigne de la maxime sacrée: « Creuser des trous pour les rebouch­er ensuite »?

La ques­tion cen­trale – qui se pose de manière con­flictuelle en 1977, puis dans les années 1980 comme para­doxe économique du développe­ment cap­i­tal­iste – est la suiv­ante: le tra­vail manuel, morcelé et répéti­tif, en rai­son de ses coûts accrus et pour­tant rigides, se révèle non com­péti­tif, com­paré à l’automation et, de manière générale, à une nou­velle phase d’application de la sci­ence de la pro­duc­tion. Il appa­raît comme un coût social exces­sif, une forme d’assistance indi­recte, dis­simulée et hyper­médiée. Mais le fait d’avoir ren­du l’effort physique pro­fondé­ment « antié­conomique » est le résul­tat extra­or­di­naire de décen­nies de luttes ouvrières: il n’y a vrai­ment pas de quoi en avoir honte. De ce résul­tat, nous y insis­tons, le mou­ve­ment de 1977 s’est emparé un temps, en affir­mant à sa manière le car­ac­tère sociale­ment par­a­sitaire du tra­vail sub­or­don­né. C’est un mou­ve­ment qui se situe par bien des aspects à la hau­teur de la new wave néolibérale, puisqu’il cherche un autre type de solu­tion aux prob­lèmes aux­quels elle sera con­fron­tée. Il cherche et il ne trou­ve pas, et il implose rapi­de­ment. Mais, même s’il est resté à l’état de symp­tôme, ce mou­ve­ment a été la seule reven­di­ca­tion d’une voie alter­na­tive dans la ges­tion de la fin du « plein-emploi ».

Thèse 2. Après avoir con­tribué à l’anéantissement des mou­ve­ments de classe – y com­pris sur le plan mil­i­taire – et à la pre­mière phase de la recon­ver­sion indus­trielle, la gauche his­torique est pro­gres­sive­ment mise sur la touche. 1979 mar­que la fin du gou­verne­ment de « grande coali­tion », égale­ment appelé de « sol­i­dar­ité nationale », soutenu sans réserve par le PC et le syn­di­cat

6 Suite aux élec­tions lég­isla­tives du 20 juin 1976, qui voient le PCI attein­dre 34% des voix, Giulio Andreot­ti forme un gou­verne­ment soutenu par l’ensemble des par­tis, à l’exception du MSI. Le PCI de Berlinguer qui depuis le XII­Ie Con­grès du par­ti (1972) s’est engagé dans la stratégie du “com­pro­mis his­torique”, accepte de ne pas vot­er de motion de cen­sure con­tre ce cab­i­net (com­posé exclu­sive­ment de mem­bres de la DC). Lorsque ce « gou­verne­ment des absten­tions » tombe en 1978, Aldo Moro, nou­veau prési­dent de la DC, con­va­inc Andreot­ti de for­mer un nou­veau gou­verne­ment, avec un vote de con­fi­ance des autres par­tis, y com­pris le PCI (qui vote pour et ne s’abstient plus). Il est présen­té à la Cham­bre des députés le 16 mars 1978. Le même jour, un com­man­do des Brigades rouges enlève Aldo Moro, le PCI vote l’investiture de gou­verne­ment, dit de « sol­i­dar­ité nationale ». Sur cet enchaîne­ment d’événements, on peut écouter le témoignage d’Oreste Scal­zone sur le site de Lun­di matin #66, Oreste Scal­zone con­tre la mon­tre, chapitre XII, “16 mars 1978, l’enlèvement d’Aldo Moro

. L’initiative revient entière­ment aux mains de la grande entre­prise et des par­tis cen­tristes.

Suiv­ant un scé­nario clas­sique, les organ­i­sa­tions ouvrières réformistes ont été coop­tées à la tête de l’État dans une phase de tran­si­tion, car­ac­térisée à la fois par un « non plus » (le mod­èle fordiste-keynésien a vécu) et par un « pas encore » (l’entreprise en réseau, le tra­vail immatériel, les tech­nolo­gies infor­ma­tiques ne se sont pas encore totale­ment déployés), et au cours de laque­lle il s’agissait de con­tenir et de réprimer l’insubordination sociale. Ensuite, dès que le nou­veau cycle de développe­ment est lancé, dès que l’ouvrier-masse de la chaîne de mon­tage a défini­tive­ment per­du son pou­voir d’action con­tractuel et poli­tique, la gauche offi­cielle devient un fardeau inutile dont il s’agit de se débar­rass­er au plus vite.

Le déclin du PCI com­mence à la fin des années 1970. C’est un événe­ment « occi­den­tal », ital­ien, lié à la nou­velle con­fig­u­ra­tion du proces­sus de tra­vail. Seule une illu­sion d’optique a pu laiss­er penser que ce déclin, qui abouti­ra en 1990 à la dis­so­lu­tion du PCI et à la nais­sance du Par­ti­to demo­c­ra­ti­co del­la sin­is­tra (PDS), ait pu dépen­dre de l’effondrement du « social­isme réel », c’est-à-dire de la chute du Mur de Berlin, bien plus tar­dive

7 En novem­bre 1989, le secré­taire général du PCI, Achille Ochet­to, annonce « de grands change­ments » au sein du par­ti. Un Con­grès extra­or­di­naire est fixé à Bologne en févri­er 1990. Un an plus tard, lors du XXe Con­grès, à Rim­i­ni, trois motions s’affrontent : la pre­mière, Per il Par­ti­to demo­c­ra­ti­co del­la sin­is­tra, présen­tée par Ochet­to et soutenue notam­ment par le courant Amen­dola obtient 67% des voix ; la sec­onde, Per un mod­er­no par­ti­to antag­o­nista e rifor­ma­tore, soutenue notam­ment par Mario Tron­ti et Alber­to Asor Rosa obtient 6% des voix ; enfin, la motion Rifon­dazione comu­nista, soutenue par Ingrao, obtient 27% des suf­frages. Le 3 févri­er, le PCI se dis­sout et donne nais­sance du PDS par 807 voix con­tre 79, et 49 absten­tions. Sur son dra­peau, le PDS rem­place la fau­cille et le marteau par un chêne. En 1994, Mas­si­mo D’Alema suc­cède à Ochet­to. Il devient prési­dent du Con­seil de 1998 à 2000

.

La défaite de la gauche his­torique a con­nu son moment sym­bol­ique au milieu des années 1980. En 1984, le gou­verne­ment Craxi met fin au « point de con­tin­gence », c’est-à-dire au mécan­isme d’indexation des salaires sur l’inflation. Le PCI exige un référen­dum pour restau­r­er cette impor­tante con­quête syn­di­cale des années 1970. Il l’exige et, en 1985, il le perd de manière reten­tis­sante8 Le PCI était par­ti seul dans cette bataille, sans le sou­tien de la CGIL de Lama. Il perd le référen­dum au moment où le PSI de Craxi, alors Prési­dent du Con­seil, s’imposait « à gauche » comme par­ti de gou­verne­ment. La con­séquence de cette débâ­cle*, c’est qu’à par­tir de là, Par­ti et syn­di­cat adoptent des posi­tions « réal­istes », c’est-à-dire de col­lab­o­ra­tion, sur les ques­tions du salaire et du temps de tra­vail. À par­tir de 1985, plus aucune forme de tutelle « social-démoc­rate » ou « trade-union­iste » ne s’exerce sur les con­di­tions matérielles du tra­vail salarié. La classe ouvrière post­fordiste a fait ses pre­mières armes sans jamais pou­voir s’appuyer sur un par­ti ou un syn­di­cat qui lui soient pro­pres. Cela n’était jamais arrivé en Europe depuis l’époque loin­taine de la pre­mière révo­lu­tion indus­trielle.

2e excur­sus. Le tour­nant des années 1980 à la FIAT.

À la FIAT, à la charnière entre les deux décen­nies, la « dialec­tique » féroce entre la spon­tanéité con­flictuelle de la jeune force de tra­vail, le PCI, et les entre­pris­es qui com­men­cent à chang­er de phy­s­ionomie, se laisse apercevoir de manière par­ti­c­ulière­ment limpi­de. Le micro­cosme FIAT anticipe et con­cen­tre la « grande trans­for­ma­tion » ital­i­enne. La pièce se joue en un acte, divisé en trois scènes.

Scène 1. En juil­let 1979, la FIAT est blo­quée par une grève « à out­rance » qui, par bien des aspects, ressem­ble à une pure et sim­ple occu­pa­tion des locaux. C’est le point cul­mi­nant du con­flit sur le con­trat d’entreprise

9 Le con­trat­to inte­gra­ti­vo azien­dale est un accord d’entreprise qui se super­pose aux con­trats nationaux de branche (con­trat­to col­let­ti­vo nazionale di lavoro). Il stip­ule cer­tains droits com­plé­men­taires à l’intérieur d’une entre­prise (sur la sécu­rité, les paus­es, la paie, etc.) Ce type d’accord est négo­cié entre les dirigeants et les syn­di­cats élus, et s’applique à l’intérieur d’une entre­prise mais il peut égale­ment val­oir à une échelle régionale

. Mais il s’agit surtout du dernier grand moment d’offen­sive ouvrière des années 1970. Les acteurs incon­testa­bles en sont les 10000 nou­veaux embauchés, qui n’ont com­mencé à tra­vailler à la FIAT que dans les deux années précé­dentes. Ce sont des ouvri­ers « extrav­a­gants », tout à fait sem­blables (par leur men­tal­ité, leur cul­ture mét­ro­pol­i­taine, leur niveau de sco­lar­i­sa­tion) aux étu­di­ants et aux pré­caires qui avaient tenu la rue en 1977. Ces nou­veaux embauchés se sont jusqu’alors dis­tin­gués par un sab­o­tage assidu des rythmes de tra­vail: la « lenteur », voilà leur pas­sion. Avec le blocage de la FIAT, ils enten­dent réaf­firmer la « porosité », ou l’élasticité du temps de pro­duc­tion. Le syn­di­cat et le PCI les désavouent et con­damnent ouverte­ment leur désaf­fec­tion au tra­vail.

Scène 2. À l’automne 1979, la direc­tion de la FIAT pré­pare la con­tre-offen­sive en licen­ciant 61 ouvri­ers, tous des meneurs his­toriques des luttes d’ateliers. Remar­quons bien qu’elle ne les licen­cie pas pour un quel­conque motif lié à l’entreprise, mais au pré­texte d’une con­nivence pré­sumée des 61 avec le « ter­ror­isme ». Peu importe que les mag­is­trats ne dis­posent d’aucun élé­ment pré­cis con­tre les « sus­pects ». L’entreprise « sait », et cela suf­fit. L’épisode des 61 est en par­faite syn­tonie avec les gou­verne­ments de « sol­i­dar­ité nationale » et l’équivalence qu’ils pos­tu­lent entre les luttes sociales extra-insti­tu­tion­nelles et la sub­ver­sion armée. Le PCI et le syn­di­cat avalisent la déci­sion de la FIAT, en se bor­nant à opér­er quelques dis­tin­gu­os formels.

Scène 3. Un an plus tard, à l’automne 1980, la FIAT lance un plan de restruc­tura­tion qui prévoit 30000 licen­ciements. L’usine fordiste est en train d’être déman­telée, Mirafiori est appelée à devenir une pièce d’archéologie indus­trielle. S’ensuivent 35 jours de grève. Le PCI, désor­mais sor­ti du gou­verne­ment, y engage toute sa puis­sance organ­i­sa­tion­nelle. Le secré­taire du par­ti, Enri­co Berlinguer, tient aux portes de la FIAT un meet­ing qui restera un « objet de culte » pour les mil­i­tants de la gauche offi­cielle. Mais il est déjà trop tard. En accep­tant l’exclusion des 61 et, avant cela, en con­tre­car­rant et en rép­ri­mant la lutte spon­tanée des nou­veaux embauchés, le PCI et le syn­di­cat ont détru­it l’organisation ouvrière dans l’usine. On pour­rait dire qu’ils ont scié la branche sur laque­lle ils étaient, eux aus­si, mal­gré tout, assis. Seule une his­to­ri­ogra­phie mal­hon­nête peut voir dans les « 35 jours » l’affrontement décisif, l’événement autour duquel la sit­u­a­tion bas­cule: tout, en réal­ité, s’était déjà joué avant, entre 1977 et 1979. Pour gag­n­er la bataille, la FIAT peut compter sur une base mas­sive: les cadres inter­mé­di­aires, les petits chefs, les employés. Ce sont eux qui organ­isent à Turin, en octo­bre 1980, une man­i­fes­ta­tion con­tre la pour­suite de la grève ouvrière. Avec un suc­cès inespéré: ils sont 40000 à défil­er dans la rue. Le plan FIAT passe.

Thèse 3. Entre 1984 et 1989, l’économie ital­i­enne con­naît un petit « âge d’or ». Les indices de pro­duc­tiv­ité mon­tent sans dis­con­tin­uer, les expor­ta­tions s’accroissent, la Bourse con­naît une longue « effer­ves­cence ». La « con­tre-révo­lu­tion » bran­dit l’étendard cher à Napoléon III après 1848: enrichissez-vous*. Les moteurs de ce boom sont les secteurs de l’électronique, l’industrie de la com­mu­ni­ca­tion (ce sont les années où la Fin­in­vest de Berlus­coni prend des pro­por­tions mon­strueuses), la chimie fine, le tex­tile « post­mod­erne » type Benet­ton (qui s’occupe lui-même de la com­mer­cial­i­sa­tion de ses pro­duits), les entre­pris­es qui four­nissent des ser­vices et des infra­struc­tures. L’industrie auto­mo­bile elle-même, une fois dégrais­sée et restruc­turée, réalise des prof­its excep­tion­nels pen­dant plusieurs années.

La nature du marché du tra­vail change pro­fondé­ment. L’emploi béné­fi­cie de moins de cadres insti­tu­tion­nels, il est surtout d’une durée inférieure. La « zone grise » de l’emploi à temps par­tiel, du tra­vail inter­mit­tent, de l’alternance rapi­de entre sur­ex­ploita­tion et chô­mage, s’étend démesuré­ment. Les besoins en main‑d’œuvre indus­trielle dimin­u­ent glob­ale­ment. Quand Marx par­lait de « sur­pop­u­la­tion » ou « d’armée indus­trielle de réserve » (c’est-à-dire des chômeurs), il dis­tin­guait trois caté­gories: la sur­pop­u­la­tion flu­ide (nous diri­ons aujourd’hui: turn-over, retraites anticipées, etc.); la sur­pop­u­la­tion latente (là où, à tout moment, l’innovation tech­nologique peut inter­venir et réduire mas­sive­ment l’emploi); la sur­pop­u­la­tion stag­nante (tra­vail au noir, « souter­rain », pré­caire). Eh bien on pour­rait dire qu’à par­tir du milieu des années 1980, les con­cepts à l’aide desquels Marx analy­sait l’« armée indus­trielle de réserve » devi­en­nent au con­traire tout à fait per­ti­nents pour décrire la classe ouvrière dans l’emploi. Toute la force de tra­vail employée vit la con­di­tion struc­turelle de « sur­pop­u­la­tion » (flu­ide, latente ou stag­nante). Elle est tou­jours, poten­tielle­ment, super­flue.

À cela s’ajoute une com­plète redéf­i­ni­tion de la notion de « pro­fes­sion­nal­ité ». Ce qui est val­orisé (et req­uis) chez chaque tra­vailleur, ce ne sont plus les « ver­tus » qui s’acquièrent sur le lieu de pro­duc­tion, par un effet de la dis­ci­pline indus­trielle. Les com­pé­tences réelle­ment déci­sives pour exé­cuter au mieux les fonc­tions du tra­vail post­fordiste sont celles qui se fab­riquent en dehors de la pro­duc­tion directe, dans le « monde de la vie ». Autrement dit, la « pro­fes­sion­nal­ité » n’est désor­mais rien d’autre qu’une socia­bil­ité générique, une capac­ité à nouer des rela­tions inter­per­son­nelles, une dis­po­si­tion à maîtris­er des flux d’informations et à inter­préter des mes­sages lin­guis­tiques, une adap­ta­tion aux recon­ver­sions per­ma­nentes et imprévis­i­bles. C’est ain­si que le mou­ve­ment de 77 est mis au tra­vail: son « nomadisme », son désamour pour l’emploi fixe, un cer­tain auto-entre­pre­nar­i­at, jusqu’à son goût pour l’autonomie indi­vidu­elle et l’expérimentation, tout cela con­flue dans l’organisation de la pro­duc­tion cap­i­tal­iste. Qu’on pense, par exem­ple, au fort développe­ment, dans l’Italie des années 1980, du « tra­vail indépen­dant » – c’est-à-dire de l’ensemble des micro-entre­pris­es, par­fois à peine plus que famil­iales, mon­tées par d’anciens tra­vailleurs salariés. Ce « tra­vail indépen­dant » est bien la suite logique de la migra­tion hors du sys­tème de l’usine qui avait com­mencé en 1977, mais il est stricte­ment sub­or­don­né aux divers­es exi­gences des grandes entre­pris­es, il est même le moyen spé­ci­fique par lequel les plus grands groupes indus­triels ital­iens exter­nalisent une par­tie de leurs coûts de pro­duc­tion. Le tra­vail indépen­dant com­porte presque tou­jours un for­mi­da­ble degré d’auto-exploitation.

Thèse 4. Le par­ti social­iste (PSI) dirigé par Bet­ti­no Craxi (chef du gou­verne­ment de 1983 à 1987) a été pen­dant un temps non nég­lige­able l’organisation poli­tique qui a le mieux com­pris et analysé la trans­for­ma­tion pro­duc­tive, sociale et cul­turelle qui était en cours en Ital­ie.

À la fin des années 1970 et au début des années 1980, pour assur­er sa survie même, le PSI a mené une sorte de guéril­la con­tre ce qu’il appelait le « conso­cia­tivisme », c’est-à-dire l’accord de principe sys­té­ma­tique qui liait les deux prin­ci­paux par­tis ital­iens (la DC et le PCI) sur toutes les prin­ci­pales ques­tions lég­isla­tives et de gou­verne­ment. C’est pour cette rai­son que, lors de la séques­tra­tion d’Aldo Moro par les Brigades rouges, Craxi s’est opposé à la ligne de « fer­meté » (voulue par le PCI et accep­tée par la DC) et a soutenu au con­traire la néces­sité de « négoci­er » avec les ter­ror­istes pour sauver l’otage. Et c’est encore pour cette rai­son que le PSI a fait front con­tre les lois spé­ciales sur l’ordre pub­lic, la logique de l’« état d’urgence » et la restric­tion des lib­ertés con­séc­u­tive à la répres­sion des for­ma­tions armées clan­des­tines. Pour échap­per à l’étreinte suf­fo­cante de ses deux prin­ci­paux part­ners (la DC et le PCI, donc), le Par­ti social­iste apparut comme une tribu poli­tique réfrac­taire au culte de la « rai­son d’État ». Les idol­âtres ne le lui par­don­neront jamais. En revanche, cer­tains de ses accents lib­er­taires lui vau­dront quelques sym­pa­thies de la part de franges de l’extrême gauche, et de fig­ures sociales issues de l’archipel du mou­ve­ment de 1977.

Pen­dant quelques années, le PSI réus­sit à offrir une représen­ta­tion poli­tique par­tielle aux secteurs du tra­vail salarié qui déri­vaient spé­ci­fique­ment de la recon­ver­sion de la pro­duc­tion cap­i­tal­iste. Il a notam­ment exer­cé une cer­taine influ­ence et un cer­tain attrait sur l’intellectualité de masse, à savoir tous ceux qui opèrent dans la pro­duc­tion avec pour out­ils et pour matière pre­mière: le savoir, l’information, la com­mu­ni­ca­tion. Enten­dons-nous bien: exacte­ment comme, en d’autres temps et sous d’autres cieux, il y a eu des par­tis réac­tion­naires de paysans ou de chômeurs (le mou­ve­ment pop­uliste améri­cain, par exem­ple, à la fin du siè­cle dernier), le PSI a été dans les années 1980 le par­ti réac­tion­naire de l’intellectualité de masse. Ce qui sig­ni­fie qu’il a établi un lien effec­tif avec la con­di­tion, la men­tal­ité, les désirs, les styles de vie, de cette force de tra­vail, mais en faisant bas­culer tout cela à droite. Ce lien fut tout aus­si réel que la bas­cule fut incon­testable: si l’on ignore l’un ou l’autre de ces deux aspects, on n’y com­prend plus rien.

Le PSI a mobil­isé les franges supérieures (en ter­mes de statut et de revenu) de l’intellectualité de masse con­tre le reste du tra­vail salarié. Il a inté­gré à un nou­veau sys­tème de hiérar­chies et de priv­ilèges la préémi­nence du savoir et de l’information dans le proces­sus pro­duc­tif. Il a pro­mu une cul­ture où la « dif­férence » devient syn­onyme d’inégalité, d’arrivisme et d’abus. Il a nour­ri le mythe d’un « libéral­isme pop­u­laire ».

Thèse 5. À la dif­férence de ce qui s’est passé en France et aux États-Unis, la pen­sée dite « post­mod­erne » n’a eu en Ital­ie aucune con­sis­tance théorique, mais un sens immé­di­ate­ment poli­tique. Plus pré­cisé­ment, elle a joué un rôle pour par­tie con­so­la­teur (en pré­ten­dant mon­tr­er la néces­sité de la défaite des mou­ve­ments de classe à la fin des années 1970), et pour par­tie apologé­tique (en célébrant infati­ga­ble­ment l’état présent des choses et en exal­tant les chances* bien­tôt offertes par la « société de la com­mu­ni­ca­tion général­isée »).

La pen­sée post­mod­erne a fourni une idéolo­gie de masse à la « con­tre-révo­lu­tion » des années 1980. Le bon­i­ment sur la « fin de l’histoire » a pro­duit en Ital­ie une résig­na­tion euphorique

10 On doit à l’universitaire améri­cain Fran­cis Fukuya­ma le suc­cès en Europe des thèmes escha­tologiques sur « la fin de l’histoire ». En 1992, trois ans après la chute de l’Union sovié­tique, il pub­lie La Fin de l’histoire et le dernier homme (Flam­mar­i­on)

. L’enthousiasme général pour la mul­ti­pli­ca­tion des formes de vie et des styles cul­turels a fab­riqué une minus­cule méta­physique prêt-à-porter*, par­faite­ment adéquate à l’entreprise en réseau, aux tech­nolo­gies élec­tron­iques et à la pré­car­ité pérenne du rap­port de tra­vail. Les idéo­logues de la post­moder­nité, en inter­venant la plu­part du temps dans les médias, ont claire­ment joué un rôle de direc­tion éthico-poli­tique de la force de tra­vail post­fordiste qui les a régulière­ment amenés à se sub­stituer à l’influence tra­di­tion­nelle des appareils de par­tis.

3e excur­sus. L’idéologie ital­i­enne

Dans les années 1980, les idées dom­i­nantes ont été mul­ti­ples et var­iées, elles se sont exprimées à tra­vers mille et un dialectes et se sont par­fois opposées de manière très polémique. La vic­toire cap­i­tal­iste à la fin de la décen­nie précé­dente a autorisé le plu­ral­isme le plus effréné: « avancez, il y a de la place au fond », comme on lit dans les auto­bus. Par­ler d’« idéolo­gie ital­i­enne » ne sig­ni­fie rien moins que de ramen­er cet émi­et­te­ment sat­is­fait à un principe uni­taire, à de solides pré­sup­posés com­muns. Cela sig­ni­fie s’interroger sur les liens, les com­plic­ités et la com­plé­men­tar­ité entre des posi­tions apparem­ment éloignées.

En quoi la cul­ture ital­i­enne des années 1980 ressem­ble-t-elle à une crèche de Noël, avec ses petits ânes, ses rois mages, ses berg­ers, et sa Sainte famille – autant de vis­ages dif­férents d’un même spec­ta­cle? Une chose surtout: la ten­dance dif­fuse à nat­u­ralis­er les dynamiques sociales. Encore une fois, la société a été représen­tée comme une « sec­onde nature » dotée de lois objec­tives incon­testa­bles. Si ce n’est que, et c’est un point absol­u­ment remar­quable, on applique désor­mais aux rap­ports soci­aux les mod­èles, les caté­gories et les métaphores de la sci­ence post­clas­sique: la ther­mo­dy­namique de Pri­gogine à la place de la causal­ité linéaire de New­ton, la physique quan­tique au lieu de la grav­i­ta­tion uni­verselle, le biol­o­gisme sophis­tiqué de la théorie des sys­tèmes de Luh­mann plutôt que la « fable des abeilles » de Man­dev­ille

11 Le soci­o­logue alle­mand Niklas Luh­mann inté­gr­era les décou­vertes de la biolo­gie sur l’autopoïèse pour soutenir la thèse d’une autonomie des sys­tèmes soci­aux et des insti­tu­tions, quand les loin­tains travaux du philosophe et médecin Bernard Man­dev­ille cher­chaient la preuve ento­mologique de l’utilité sociale de l’égoïsme (Niklas Luh­mann Poli­tique et com­plex­ité : Les Con­tri­bu­tions de la théorie générale des sys­tèmes, Cerf, 1999 ; Bernard Man­dev­ille, La Fable des abeilles [1714], Vrin, 1998). Ilya Pri­gogine, prix Nobel de chimie, s’est fait con­naître pour ses théories sur les « struc­tures dis­si­pa­tives » et les sys­tèmes insta­bles qui, en rup­ture avec la physique clas­sique de New­ton, font place à « une vision évo­lu­tive, tem­porelle, de l’univers, à tra­vers le sec­ond principe de la ther­mo­dy­namique », Les Lois du chaos, Flam­mar­i­on, 1993

. Les phénomènes his­toriques et soci­aux sont appréhendés à par­tir de con­cepts comme l’entropie, les frac­tales, l’autopoïèse. Le principe d’indétermination et le par­a­digme de l’autoréférentialité assurent la syn­thèse de l’ensemble.

L’idéologie post­mod­erne ital­i­enne pré­sup­pose l’irruption de la physique quan­tique en soci­olo­gie, l’analyse des forces pro­duc­tives en ter­mes de mou­ve­ment aléa­toire des par­tic­ules élé­men­taires. Mais d’où vient cette incli­na­tion renou­velée à con­sid­ér­er la société comme un ordre naturel? Et surtout: appliqués aux rap­ports soci­aux, de quelles extra­or­di­naires trans­for­ma­tions les con­cepts indéter­min­istes et autoréféren­tiels de la sci­ence naturelle mod­erne sont-ils tout à la fois le symp­tôme et la mys­ti­fi­ca­tion? On peut hasarder une réponse: la grande inno­va­tion sous-ten­due par cette nat­u­ral­i­sa­tion récente et très spé­ci­fique de l’idée de société, con­cerne la place du tra­vail. L’opacité qui sem­ble envelop­per les com­porte­ments des indi­vidus et des groupes, dérive de la perte d’influence du tra­vail (indus­triel, manuel, répéti­tif) dans la pro­duc­tion générale de la richesse, mais aus­si dans la con­sti­tu­tion de l’identité des indi­vidus, dans la for­ma­tion des « images du monde » et des valeurs. Une représen­ta­tion indéter­min­iste s’adapte bien à cette « opac­ité ». Au moment où le temps de tra­vail n’assure plus sa fonc­tion de prin­ci­pal lien social, il devient impos­si­ble de déter­min­er la « posi­tion » de ces cor­pus­cules isolés, leur « direc­tion », l’issue de leurs inter­ac­tions.

Cet indéter­min­isme est en out­re accen­tué par le fait que l’activité pro­duc­tive post­fordiste ne se présente plus comme une chaîne silen­cieuse de caus­es et d’effets, d’antécédents et de con­séquences, mais qu’elle est car­ac­térisée par la com­mu­ni­ca­tion lin­guis­tique, et donc par une cor­réla­tion inter­ac­tive où pré­domine la simul­tanéité, sans causal­ité uni­voque. L’idéologie ital­i­enne (« pen­sée faible », esthé­tique du frag­ment, soci­olo­gie de la « com­plex­ité », etc.) se saisit de ce lien inédit entre savoir, com­mu­ni­ca­tion et pro­duc­tion, en même temps qu’elle le dégrade au rang de nature.

Thèse 6. Quelles ont été les formes de résis­tance à la « con­tre-révo­lu­tion »? Et quels con­flits sont apparus dans ce nou­veau paysage social dont la con­tre-révo­lu­tion a dess­iné les con­tours? Il nous faut en pre­mier lieu apporter une pré­ci­sion en négatif: au nom­bre de ces résis­tances et de ces con­flits ne fig­ure pas l’action des Verts. Si en Alle­magne et ailleurs, l’écologisme a hérité de ques­tions et d’exigences issues de mai 68, en Ital­ie au con­traire, il s’est con­stru­it en oppo­si­tion aux luttes de class­es des années 1970. Il s’est agi d’un mou­ve­ment poli­tique mod­éré et peu­plés de « repen­tis », reje­ton légitime des temps nou­veaux. Les expéri­ences col­lec­tives qu’il faut ici rap­pel­er sont d’une autre nature. Il y en a trois, exacte­ment: les « cen­tres soci­aux » de la jeunesse, les comités de base extrasyn­di­caux qui se sont imposés sur les lieux de tra­vail à par­tir du milieu des années 1980; le mou­ve­ment étu­di­ant qui, en 1990, a paralysé l’activité uni­ver­si­taire pen­dant plusieurs mois, en s’attaquant pré­cisé­ment au « noy­au dur » du post­fordisme, à savoir la cen­tral­ité du savoir dans le proces­sus pro­duc­tif.

Les cen­tres soci­aux, qui se sont mul­ti­pliés dans tout le pays à par­tir du début des années 1980, ont représen­té un choix de séces­sion: vis-à-vis des formes de vie dom­i­nantes, des mythes et des rites des vain­queurs, et du vacarme médi­a­tique.

Cette séces­sion s’est exprimée sur le mode de la mar­gin­al­ité volon­taire, du ghet­to, d’un monde à part. Con­crète­ment, un « cen­tre social » est un immeu­ble vacant, occupé par des jeunes et trans­for­mé en lieu d’activités alter­na­tives: con­certs, théâtre, can­tine col­lec­tive, accueil des immi­grés extra­com­mu­nau­taires, débats, etc. Dans cer­tains cas, les « cen­tres » ont don­né lieu à de petites activ­ités arti­sanales, repro­duisant ain­si le vieux mod­èle des « coopéra­tives » social­istes du début du siè­cle.

Générale­ment ils ont mis en avant (ou sim­ple­ment évo­qué) une forme de sphère publique non fil­trée par les appareils d’État. Une sphère publique, cela veut dire un espace où débat­tre libre­ment de ques­tions d’intérêt com­mun, de la crise économique aux égouts du quarti­er, de la guerre en Yougoslavie à la ques­tion de la drogue. Depuis quelque temps, un bon nom­bre de « cen­tres » se ser­vent des réseaux infor­ma­tiques alter­nat­ifs pour met­tre en cir­cu­la­tion doc­u­ments poli­tiques, cris et chu­chote­ments du « sous-sol » de la société, réc­its de luttes, mes­sages per­son­nels. Dans l’ensemble, l’expérience des cen­tres soci­aux a été une ten­ta­tive de don­ner une expres­sion autonome et un con­tenu posi­tif à l’augmentation du temps de non-tra­vail. Une ten­ta­tive entravée, pour­tant, par un cer­tain pen­chant à con­stituer une « réserve d’Indiens » qui a presque tou­jours car­ac­térisé (tris­te­ment) cette expéri­ence

12 C’est la thèse inverse que porte la pub­li­ca­tion Cen­tri Sociali, geografie del deside­rio, op. cit., issue d’une enquête sur les cen­tres soci­aux à Milan. « Coopéra­tives mét­ro­pol­i­taines », lieux de débats publics, de con­certs, de réu­nions, d’auto-support, espaces de for­ma­tion, de social­i­sa­tion, d’organisation, d’assemblée, « dans une ville de plus en plus soumise à sa pro­pre com­mer­cial­i­sa­tion, les cen­tres soci­aux ont con­sti­tué des lieux de recherche et d’élaboration capa­bles de redonner sens à tout un tis­su de recherche qui s’effectuait aus­si sur un plan cul­turel. »

.

Les Comités de base (Cobas) se sont con­sti­tués par­mi les enseignants (avec le con­flit mémorable, long et vic­to­rieux qui blo­qua les écoles en 1987

13 Les pre­miers Co.ba.s. (Comi­tati di Base del­la Scuo­la) nais­sent en 1986–87 par­mi les enseignants des écoles publiques. En mars 1987, ils lan­cent un mou­ve­ment indépen­dant des con­fédéra­tions syn­di­cales et por­teur de reven­di­ca­tions salar­i­ales et statu­taires pour les salariés pré­caires. Les enseignants blo­quent les con­seils de classe et, après un an de lutte, obti­en­nent le vote d’une loi qui garan­tit notam­ment la lim­i­ta­tion à 25 du nom­bre d’élèves par classe, la tit­u­lar­i­sa­tion de 30 000 enseignants et d’importantes reval­ori­sa­tions salar­i­ales

), les ­cheminots, les employés des ser­vices publics. Par la suite, ils se sont éten­dus à un cer­tain nom­bre d’usines (en par­ti­c­uli­er chez Alfa Romeo, où le Cobas a déboulon­né la CGIL aux élec­tions internes). Les Comités de base ont engagé des con­flits très durs sur le salaire et les con­di­tions de tra­vail. Ils refusent de se con­sid­ér­er comme un « nou­veau syn­di­cat » et cherchent plutôt à nouer des liens avec les cen­tres soci­aux et les étu­di­ants, à met­tre en place des formes d’organisation poli­tique à la hau­teur de la « com­plex­ité » post­fordiste. Ils se font surtout l’écho d’une exi­gence de démoc­ra­tie. Démoc­ra­tie con­tre les mesures lég­isla­tives qui, dans les années 1980, ont en sub­stance révo­qué le droit de grève dans la fonc­tion publique. Démoc­ra­tie con­tre le syn­di­cat qui, dépassé par le nou­veau proces­sus pro­duc­tif, s’est mué en struc­ture éta­tique autori­taire, en adop­tant des méth­odes et des façons de faire dignes d’un trust monop­o­liste. La tra­jec­toire des Comités de base a con­nu son acmé à l’automne 1992, pen­dant les grèves con­tre les manœu­vres économiques du gou­verne­ment Ama­to (réduc­tion bru­tale des dépens­es sociales: retraites, san­té, etc.). Dans toutes les grandes villes ital­i­ennes, le « col­lab­o­ra­tionnisme » syn­di­cal est vio­lem­ment con­testé: tirs de boulons sur les podi­ums des meet­ings, con­tre-man­i­fes­ta­tions organ­isées par les Cobas… Un petit Tien­an­men qui a com­mencé à régler ses comptes avec le « syn­di­cat monop­o­liste d’État ».

Tan­dis que les cen­tres soci­aux et les Cobas ont incar­né, avec plus ou moins d’efficacité, les ver­tus de la « résis­tance », le mou­ve­ment étu­di­ant (appelé « mou­ve­ment de la Pan­tera » car sa nais­sance, en févri­er 1990, coïn­ci­da avec l’heureuse fugue d’une pan­thère du Zoo de Rome) a pu évo­quer, au moins pour un temps, une véri­ta­ble « con­tre-offen­sive » de l’intellectualité de masse

14 « Les étu­di­ants ital­iens ont occupé, entre décem­bre 1989 et mai 1990, cent cinquante fac­ultés. Le mou­ve­ment a touché toutes les uni­ver­sités en com­mençant par Palerme et a été très act­if surtout dans les uni­ver­sités du sud et du cen­tre de l’Italie […] Les objec­tifs autour desquels le mou­ve­ment s’est for­mé et qui ont con­sti­tué les final­ités de sa lutte sont : 1) le retrait d’une loi qui envis­ageait la pri­vati­sa­tion d’une par­tie de l’université ; 2) l’opposition à la con­cen­tra­tion monop­o­liste de l’information (à la fois de la presse écrite et de la télévi­sion) telle qu’elle existe en Ital­ie depuis les années 1980 ; 3) le retrait de la nou­velle loi con­tre les stupé­fi­ants, qui pour la pre­mière fois crim­i­nalise les drogués. […] Sous l’action du mou­ve­ment c’est toute la théorie post­mod­erne de la com­mu­ni­ca­tion qui s’effondre », Mau­r­izio Laz­zara­to, « La Pan­thère et la com­mu­ni­ca­tion », Futur Antérieur n° 2, Été 1990 — disponible sur le site de la revue Mul­ti­tudes

. Le lien entre savoir et pro­duc­tion, qui n’avait mon­tré jusqu’alors que son ver­sant cap­i­tal­iste, apparut soudain comme un élé­ment cen­tral du con­flit et une ressource poli­tique pré­cieuse. Les uni­ver­sités occupées con­tre le pro­jet gou­verne­men­tal de « pri­va­tis­er » l’éducation, sont dev­enues, pen­dant quelques mois, un point de ral­liement pour ce tra­vail immatériel (chercheurs, tech­ni­ciens, infor­mati­ciens, enseignants, employés de l’industrie cul­turelle, etc.), qui, dans les métrop­o­les, était encore éparpil­lé en mille ruis­seaux incom­mu­ni­cants, sans aucune puis­sance col­lec­tive. Le mou­ve­ment de la pan­thère s’éclipsa rapi­de­ment, et demeu­ra à peine plus qu’un symp­tôme ou une promesse. Il échoua à iden­ti­fi­er des objec­tifs clairs, capa­bles de garan­tir une con­ti­nu­ité à l’action poli­tique. À force de s’auto-analyser et de se regarder le nom­bril, il finit par se pétri­fi­er. Mais, cette auto-référen­tial­ité hyp­no­tique a éludé une ques­tion impor­tante: pour avoir des effets poli­tiques et détru­ire ce qui mérite de l’être, l’intellectualité de masse ne peut se borner à une série de refus. En par­tant de ce qu’elle est, elle doit matéri­alis­er, en posi­tif et sur un mode expéri­men­tal et con­struc­tif, ce que les hommes et les femmes pour­raient faire hors du rap­port de cap­i­tal.

Thèse 7. L’effondrement du « social­isme réel », en 1989, a boulever­sé le sys­tème poli­tique ital­ien de manière bien plus pro­fonde que ce qui s’est passé dans les autres pays d’Europe occi­den­tale (y com­pris en Alle­magne, mal­gré les con­tre­coups de la réu­ni­fi­ca­tion). Ce trem­ble­ment de terre soudain (et les lourds symp­tômes de ­réces­sion économique qui l’ont accom­pa­g­né) n’a pas per­mis que le « con­tre­poi­son » à l’épopée cap­i­tal­iste des années 1980 pro­duise tous ses effets – c’est-à-dire un ensem­ble de luttes sociales visant pour le moins un rééquili­brage phys­i­ologique de la dis­tri­b­u­tion du revenu.

Les feux allumés par les Cobas et le mou­ve­ment de la Pan­tera ne sont pas par­venus à attein­dre le seuil cri­tique, à se propager jusqu’à ce qu’ils devi­en­nent des com­porte­ments de masse durables: ils ont été étouf­fés, sub­mergés par le fra­cas de la crise insti­tu­tion­nelle. Les sujets et les besoins issus du mode de pro­duc­tion post­fordiste, plutôt que de présen­ter la fac­ture à l’imprudent appren­ti sor­ci­er, ont endossé des déguise­ments trompeurs qui ont occulté son vis­age véri­ta­ble. Le rapi­de délite­ment de la Pre­mière République a sur­déter­miné, jusqu’à les ren­dre mécon­naiss­ables, les dynamiques de classe de « l’entreprise-Italie » (pour utilis­er une expres­sion chère à l’ex-Président du Con­seil, Sil­vio Berlus­coni).

Thèse 8. La chute du mur de Berlin n’a pas été la cause de la crise insti­tu­tion­nelle ital­i­enne, mais l’occa­sion extrin­sèque qui lui a per­mis de remon­ter à la sur­face, pour se laiss­er finale­ment dis­tinguer à l’œil nu. Le sys­tème poli­tique nation­al était rongé par une longue mal­adie qui n’avait rien à voir avec l’opposition Est-Ouest. Une mal­adie con­trac­tée dans les années 1970. Son nom: con­somp­tion et dépérisse­ment de la démoc­ra­tie représen­ta­tive, de ses règles et de ses procé­dures, des fonde­ments sur lesquels elle repose. La cat­a­stro­phe des régimes de l’Est a pesé en Ital­ie plus qu’ailleurs, pré­cisé­ment parce qu’elle a per­mis de déguis­er une tout autre cat­a­stro­phe, parce qu’elle a masqué une crise d’un tout autre ordre.

C’est le déclin de la société du tra­vail qui a cham­boulé les mécan­ismes de la représen­ta­tion poli­tique. Car celle-ci est fondée depuis l’après-guerre sur l’identité entre « pro­duc­teurs » et « citoyens ». L’individu représen­té dans le tra­vail, le tra­vail représen­té dans l’État: tel est l’axe de la démoc­ra­tie indus­trielle (mais aus­si du Wel­fare State). Un axe déjà frag­ilisé quand, à la fin des années 1970, les gou­verne­ments de « sol­i­dar­ité nationale » ont voulu célébr­er avec une fougue intraitable son dynamisme et ses valeurs. Un axe qui achèvera de s’effondrer au cours des années suiv­antes, au plus fort de la grande trans­for­ma­tion du sys­tème pro­duc­tif. Le poids désor­mais résidu­el du temps de tra­vail dans la pro­duc­tion de richesse, le rôle déter­mi­nant qu’y jouent le savoir abstrait et la com­mu­ni­ca­tion lin­guis­tique, le déplace­ment des proces­sus de social­i­sa­tion en dehors de l’usine et du bureau, tout cela, et bien d’autres choses encore, mine les fonde­ments mêmes de la Pre­mière République (qui, comme le dit la Con­sti­tu­tion, est pré­cisé­ment « fondée sur le tra­vail »). Ce sont les tra­vailleurs post­fordistes qui se sont sous­trait les pre­miers à la logique de la représen­ta­tion poli­tique. Ils ne se recon­nais­sent pas dans un quel­conque « intérêt général », ils sont moins que jamais dis­posés à se « faire État ». Ils n’éprouvent que méfi­ance ou rancœur envers les par­tis, parce que ce sont des copy­writers d’identités col­lec­tives.

Cette sit­u­a­tion ouvre la voie à deux options non seule­ment dif­férentes, mais diamé­trale­ment opposées. La pre­mière con­siste à émanciper le con­cept de « démoc­ra­tie » de celui de « représen­ta­tion », c’est-à-dire à inven­ter et à expéri­menter des formes de démoc­ra­tie non représen­ta­tive. Que cela soit clair: il ne s’agit pas de pour­suiv­re l’illusion d’une sim­pli­fi­ca­tion sal­va­trice de la poli­tique. Au con­traire, la démoc­ra­tie non représen­ta­tive exige un mode opéra­toire plus com­plexe et plus sophis­tiqué que jamais. Elle empiète en effet sur l’action des appareils admin­is­trat­ifs d’État, elle entame leurs prérog­a­tives et elle absorbe leurs com­pé­tences. Elle est une ten­ta­tive de traduire en action poli­tique ces forces pro­duc­tives – com­mu­ni­ca­tion, savoirs, sci­ence – qui sont cen­trales dans le proces­sus de pro­duc­tion post­fordiste. Cette pre­mière option est restée et restera encore un cer­tain temps au sec­ond plan. C’est l’option inverse qui s’est imposée: l’affaiblissement struc­turel de la démoc­ra­tie représen­ta­tive se man­i­feste comme une restric­tion ten­dan­cielle de la par­tic­i­pa­tion poli­tique, c’est-à-dire de la démoc­ra­tie tout court*. En Ital­ie, les ten­ants de la réforme insti­tu­tion­nelle pren­nent appui sur la crise pro­fonde et irréversible de la représen­ta­tion pour légitimer une réor­gan­i­sa­tion autori­taire de l’État.

Thèse 9. Au cours des années 1980, un ensem­ble de signes peu équiv­o­ques avaient pré­fig­uré la fin peu glo­rieuse vers laque­lle s’acheminait la Pre­mière République. La débâ­cle de la démoc­ra­tie représen­ta­tive fut notam­ment annon­cée par les phénomènes suiv­ants: a) l’« urgence » (c’est-à-dire le recours à des lois spé­ciales et la créa­tion d’institutions non moins excep­tion­nelles pour les appli­quer) comme forme sta­ble de gou­verne­ment, comme tech­nique insti­tu­tion­nelle pour faire face, selon les néces­sités, à la lutte armée clan­des­tine ou à la dette publique ou à l’immigration; b) le trans­fert de nom­breuses com­pé­tences du sys­tème poli­tique par­lemen­taire à la sphère admin­is­tra­tive, la pré­va­lence de l’« ordon­nance » bureau­cra­tique sur la « loi »; c) le pou­voir démesuré de la mag­i­s­tra­ture (qui s’est imposée dans la répres­sion du ter­ror­isme), le rôle de sup­plétif du pou­voir poli­tique qu’elle a endossé; d) les com­porte­ments aber­rants du prési­dent Cos­si­ga qui, à la fin de son man­dat, com­mence à agir « comme si » l’Italie était une République prési­den­tielle (et non par­lemen­taire).

Après la chute du Mur, tous les symp­tômes de la crise immi­nente se cristallisent dans la cam­pagne d’opinion, menée presque unanime­ment par la gauche comme par la droite, pour liq­uider le sym­bole le plus vis­i­ble de la démoc­ra­tie représen­ta­tive: le scrutin pro­por­tion­nel aux élec­tions lég­isla­tives. En 1993, le sys­tème élec­toral majori­taire est intro­duit après abro­ga­tion des anci­ennes règles par voie de référen­dum. Cette mod­i­fi­ca­tion, en même temps que l’opération judi­ci­aire Mani pulite (qui a abouti à l’inculpation pour cor­rup­tion d’une part impor­tante de la classe poli­tique), accélère ou parachève la décom­po­si­tion des par­tis tra­di­tion­nels. Dès 1990, le PCI s’était trans­for­mé en PDS (Par­ti­to demo­c­ra­ti­co del­la sin­is­tra), aban­don­nant tout reli­quat de référence à la lutte de class­es, et se pro­posant de devenir un par­ti « léger15 Ce mot d’ordre attribué à Wal­ter Vel­troni, pre­mier secré­taire du Par­ti­to demo­c­ra­ti­co (PD, suite loin­taine du PDS), mar­que l’abandon assumé des ambi­tions de « par­ti de masse » qui car­ac­téri­sait le PCI » ou d’« opin­ion ». La Démoc­ra­tie chré­ti­enne part en morceaux, jusqu’à ce qu’en 1994, elle change elle aus­si de nom: le Par­ti­to popo­lare est né. Les plus petites for­ma­tions du cen­tre (y com­pris le PSI, qui avait d’ailleurs anticipé par bien des aspects l’exigence d’une pro­fonde réforme insti­tu­tion­nelle) dis­parais­sent du jour au lende­main. Toute­fois, l’aspect le plus remar­quable de cette con­vul­sion pro­longée qui a sec­oué le sys­tème poli­tique ital­ien au début des années 1990, est la con­sti­tu­tion d’une nou­velle droite. Une droite qui n’est en rien con­ser­va­trice, mais vouée au con­traire à l’innovation, ancrée dans le tra­vail salarié, capa­ble de don­ner une expres­sion par­ti­sane aux prin­ci­pales forces pro­duc­tives de notre temps.

dans ce chapitreLes années du cynisme, de l’opportunisme et de la peur »
  • 1
    Ce texte de Pao­lo Virno, d’avril 1994, est paru dans Pao­lo Virno et Michael Hardt (dir.), Rad­i­cal Thought in Italy : A Poten­tial Pol­i­tics, Uni­ver­si­ty of Min­neso­ta Press, 1996. C’est une sorte de sequel d’un arti­cle de févri­er 1983 pub­lié dans Il Man­i­festo sous le titre « Do you remem­ber Rev­o­lu­tion ? », rédigé par Pao­lo Virno à par­tir d’une dis­cus­sion col­lec­tive et signé par Lucio Castel­lano, Arri­go Cav­al­li­na, Giusti­no Cor­tiana, Mario Dal­ma­vi­va, Luciano Fer­rari Bra­vo, Chic­co Funaro, Toni Negri, Pao­lo Pozzi, Fran­co Tom­mei, Emilio Vesce et Pao­lo Virno, détenus à la prison de Rebib­bia (Rome) au moment où com­mençait le procès des inculpés du 7 avril 1979. « Notre inten­tion, écrit Virno, était d’ouvrir une dis­cus­sion publique sur l’histoire récente au lieu de nous lim­iter à la défense judi­ci­aire. » Cet arti­cle a été repris en français dans Toni Negri, Ital­ie rouge et noire, Hachette, 1985.
  • 2
    Le 4 mai 1977, dans la con­ti­nu­ité des dis­po­si­tions de plus en plus répres­sives intro­duites par la loi Reale, notam­ment sur le main­tien en déten­tion, un décret inter­min­istériel met en place « une poli­tique car­cérale et pénale de “dif­féren­ci­a­tion typologique”, inau­gurée par l’ouverture du “cir­cuito dei camosci ”, expres­sion qui désig­nait le réseau des pris­ons de haute sécu­rité où les pris­on­niers étaient gardés à l’isolement. » Pao­lo Per­sichet­ti, Oreste Scal­zone, La Révo­lu­tion et l’État, op. cit. Sur la créa­tion des pris­ons spé­ciales, voir égale­ment le texte suiv­ant – Les années du cynisme, de l’opportunisme, de la peur
  • 3
    Bet­ti­no Craxi a été Secré­taire du Par­ti social­iste ital­ien de 1976 à 1993. Par­venu à la tête du PSI, il met fin à la stratégie d’alliance avec le PCI et s’inscrit dans la ligne du « cen­tre-gauche organique » qui mise sur un rap­proche­ment avec la DC. Il est nom­mé prési­dent du Con­seil entre 1983 et 1987. Com­pro­mis dans plusieurs scan­dales de finance­ment illé­gal et de cor­rup­tion, il est mis en cause en 1993 dans l’opération de jus­tice Mani pulite et doit quit­ter la vie poli­tique. Con­damné à 27 ans de prison, il s’enfuit en Tunisie où il meurt en 2000
  • 4
    Il futuro alle spalle, Il Muli­no, 1991, est le titre d’une antholo­gie de textes d’Arendt pub­lié en Ital­ie par Lea Rit­ter San­ti­ni, regroupant dif­férents arti­cles de la péri­ode new-yorkaise
  • 5
    « Nous avons vu com­ment l’argent est trans­for­mé en cap­i­tal, com­ment, avec le cap­i­tal, on fait de la sur­valeur, et à par­tir de la sur­valeur davan­tage de cap­i­tal. Cepen­dant, l’accumulation du cap­i­tal pré­sup­pose la sur­valeur, la sur­valeur la pro­duc­tion cap­i­tal­iste, laque­lle pré­sup­pose à son tour la présence de mass­es impor­tantes de cap­i­tal et de force de tra­vail entre les mains de pro­duc­teurs de marchan­dise. Tout ce mou­ve­ment sem­ble donc tourn­er dans un cer­cle vicieux dont nous ne sor­tons qu’en sup­posant une accu­mu­la­tion “ini­tiale” antérieure à l’accumulation cap­i­tal­iste (“pre­vi­ous accu­mu­la­tion” chez Adam Smith), une accu­mu­la­tion qui n’est pas le résul­tat du mode de pro­duc­tion cap­i­tal­iste, mais son point de départ […] Dans l’histoire de l’accumulation ini­tiale, les moments qui font époque sont tous les boule­verse­ments qui ser­vent de leviers à la classe cap­i­tal­iste en for­ma­tion ; mais surtout ce sont les moments où de grandes mass­es d’hommes ont brusque­ment et vio­lem­ment été arrachées à leurs moyens de sub­sis­tance et jetés, pro­lé­taires hors-la-loi, sur le marché du tra­vail. La base de tout ce proces­sus, c’est l’expropriation hors de sa terre du pro­duc­teur rur­al, du paysan. » Karl Marx, Le Cap­i­tal, Livre I, chapitre XXIV, op. cit
  • 6
    Suite aux élec­tions lég­isla­tives du 20 juin 1976, qui voient le PCI attein­dre 34% des voix, Giulio Andreot­ti forme un gou­verne­ment soutenu par l’ensemble des par­tis, à l’exception du MSI. Le PCI de Berlinguer qui depuis le XII­Ie Con­grès du par­ti (1972) s’est engagé dans la stratégie du “com­pro­mis his­torique”, accepte de ne pas vot­er de motion de cen­sure con­tre ce cab­i­net (com­posé exclu­sive­ment de mem­bres de la DC). Lorsque ce « gou­verne­ment des absten­tions » tombe en 1978, Aldo Moro, nou­veau prési­dent de la DC, con­va­inc Andreot­ti de for­mer un nou­veau gou­verne­ment, avec un vote de con­fi­ance des autres par­tis, y com­pris le PCI (qui vote pour et ne s’abstient plus). Il est présen­té à la Cham­bre des députés le 16 mars 1978. Le même jour, un com­man­do des Brigades rouges enlève Aldo Moro, le PCI vote l’investiture de gou­verne­ment, dit de « sol­i­dar­ité nationale ». Sur cet enchaîne­ment d’événements, on peut écouter le témoignage d’Oreste Scal­zone sur le site de Lun­di matin #66, Oreste Scal­zone con­tre la mon­tre, chapitre XII, “16 mars 1978, l’enlèvement d’Aldo Moro
  • 7
    En novem­bre 1989, le secré­taire général du PCI, Achille Ochet­to, annonce « de grands change­ments » au sein du par­ti. Un Con­grès extra­or­di­naire est fixé à Bologne en févri­er 1990. Un an plus tard, lors du XXe Con­grès, à Rim­i­ni, trois motions s’affrontent : la pre­mière, Per il Par­ti­to demo­c­ra­ti­co del­la sin­is­tra, présen­tée par Ochet­to et soutenue notam­ment par le courant Amen­dola obtient 67% des voix ; la sec­onde, Per un mod­er­no par­ti­to antag­o­nista e rifor­ma­tore, soutenue notam­ment par Mario Tron­ti et Alber­to Asor Rosa obtient 6% des voix ; enfin, la motion Rifon­dazione comu­nista, soutenue par Ingrao, obtient 27% des suf­frages. Le 3 févri­er, le PCI se dis­sout et donne nais­sance du PDS par 807 voix con­tre 79, et 49 absten­tions. Sur son dra­peau, le PDS rem­place la fau­cille et le marteau par un chêne. En 1994, Mas­si­mo D’Alema suc­cède à Ochet­to. Il devient prési­dent du Con­seil de 1998 à 2000
  • 8
    Le PCI était par­ti seul dans cette bataille, sans le sou­tien de la CGIL de Lama. Il perd le référen­dum au moment où le PSI de Craxi, alors Prési­dent du Con­seil, s’imposait « à gauche » comme par­ti de gou­verne­ment
  • 9
    Le con­trat­to inte­gra­ti­vo azien­dale est un accord d’entreprise qui se super­pose aux con­trats nationaux de branche (con­trat­to col­let­ti­vo nazionale di lavoro). Il stip­ule cer­tains droits com­plé­men­taires à l’intérieur d’une entre­prise (sur la sécu­rité, les paus­es, la paie, etc.) Ce type d’accord est négo­cié entre les dirigeants et les syn­di­cats élus, et s’applique à l’intérieur d’une entre­prise mais il peut égale­ment val­oir à une échelle régionale
  • 10
    On doit à l’universitaire améri­cain Fran­cis Fukuya­ma le suc­cès en Europe des thèmes escha­tologiques sur « la fin de l’histoire ». En 1992, trois ans après la chute de l’Union sovié­tique, il pub­lie La Fin de l’histoire et le dernier homme (Flam­mar­i­on)
  • 11
    Le soci­o­logue alle­mand Niklas Luh­mann inté­gr­era les décou­vertes de la biolo­gie sur l’autopoïèse pour soutenir la thèse d’une autonomie des sys­tèmes soci­aux et des insti­tu­tions, quand les loin­tains travaux du philosophe et médecin Bernard Man­dev­ille cher­chaient la preuve ento­mologique de l’utilité sociale de l’égoïsme (Niklas Luh­mann Poli­tique et com­plex­ité : Les Con­tri­bu­tions de la théorie générale des sys­tèmes, Cerf, 1999 ; Bernard Man­dev­ille, La Fable des abeilles [1714], Vrin, 1998). Ilya Pri­gogine, prix Nobel de chimie, s’est fait con­naître pour ses théories sur les « struc­tures dis­si­pa­tives » et les sys­tèmes insta­bles qui, en rup­ture avec la physique clas­sique de New­ton, font place à « une vision évo­lu­tive, tem­porelle, de l’univers, à tra­vers le sec­ond principe de la ther­mo­dy­namique », Les Lois du chaos, Flam­mar­i­on, 1993
  • 12
    C’est la thèse inverse que porte la pub­li­ca­tion Cen­tri Sociali, geografie del deside­rio, op. cit., issue d’une enquête sur les cen­tres soci­aux à Milan. « Coopéra­tives mét­ro­pol­i­taines », lieux de débats publics, de con­certs, de réu­nions, d’auto-support, espaces de for­ma­tion, de social­i­sa­tion, d’organisation, d’assemblée, « dans une ville de plus en plus soumise à sa pro­pre com­mer­cial­i­sa­tion, les cen­tres soci­aux ont con­sti­tué des lieux de recherche et d’élaboration capa­bles de redonner sens à tout un tis­su de recherche qui s’effectuait aus­si sur un plan cul­turel. »
  • 13
    Les pre­miers Co.ba.s. (Comi­tati di Base del­la Scuo­la) nais­sent en 1986–87 par­mi les enseignants des écoles publiques. En mars 1987, ils lan­cent un mou­ve­ment indépen­dant des con­fédéra­tions syn­di­cales et por­teur de reven­di­ca­tions salar­i­ales et statu­taires pour les salariés pré­caires. Les enseignants blo­quent les con­seils de classe et, après un an de lutte, obti­en­nent le vote d’une loi qui garan­tit notam­ment la lim­i­ta­tion à 25 du nom­bre d’élèves par classe, la tit­u­lar­i­sa­tion de 30 000 enseignants et d’importantes reval­ori­sa­tions salar­i­ales
  • 14
    « Les étu­di­ants ital­iens ont occupé, entre décem­bre 1989 et mai 1990, cent cinquante fac­ultés. Le mou­ve­ment a touché toutes les uni­ver­sités en com­mençant par Palerme et a été très act­if surtout dans les uni­ver­sités du sud et du cen­tre de l’Italie […] Les objec­tifs autour desquels le mou­ve­ment s’est for­mé et qui ont con­sti­tué les final­ités de sa lutte sont : 1) le retrait d’une loi qui envis­ageait la pri­vati­sa­tion d’une par­tie de l’université ; 2) l’opposition à la con­cen­tra­tion monop­o­liste de l’information (à la fois de la presse écrite et de la télévi­sion) telle qu’elle existe en Ital­ie depuis les années 1980 ; 3) le retrait de la nou­velle loi con­tre les stupé­fi­ants, qui pour la pre­mière fois crim­i­nalise les drogués. […] Sous l’action du mou­ve­ment c’est toute la théorie post­mod­erne de la com­mu­ni­ca­tion qui s’effondre », Mau­r­izio Laz­zara­to, « La Pan­thère et la com­mu­ni­ca­tion », Futur Antérieur n° 2, Été 1990 — disponible sur le site de la revue Mul­ti­tudes
  • 15
    Ce mot d’ordre attribué à Wal­ter Vel­troni, pre­mier secré­taire du Par­ti­to demo­c­ra­ti­co (PD, suite loin­taine du PDS), mar­que l’abandon assumé des ambi­tions de « par­ti de masse » qui car­ac­téri­sait le PCI