Le courant situationniste

C’est avec l’expérience de la revue S que le terme « sit­u­a­tion­niste » fait son appari­tion en Ital­ie, ou du moins que son usage com­mence à se répan­dre. On sait que ce courant cul­turel révo­lu­tion­naire est act­if en France depuis 1958. Il est d’abord lié à des avant-gardes artis­tiques et lit­téraires comme le let­trisme, le sur­réal­isme et le dadaïsme, puis sa réflex­ion sur le con­seil­lisme alle­mand, la gauche com­mu­niste (linkskom­mu­nis­mus) et le com­mu­nisme lib­er­taire l’amène à crois­er l’expérience de Social­isme ou Bar­barie.

L’Internationale sit­u­a­tion­niste est sans doute le courant révo­lu­tion­naire le plus rad­i­cal de la péri­ode qui précède le Mai français – pen­dant lequel il jouera un rôle essen­tiel. En 1967, elle par­ticipe à l’occupation de la fac­ulté de Stras­bourg: c’est alors que paraît l’opuscule De la mis­ère en milieu étu­di­ant

1135. De la mis­ère en milieu étu­di­ant : con­sid­érée sous ses aspects économique, poli­tique, psy­chologique, sex­uel et notam­ment intel­lectuel et de quelques moyens pour y remédi­er, pre­mière édi­tion : A.F.G.E.S., novem­bre 1966, rééd. Champ libre, 1976. L’IS utilis­era, comme on sait, la sec­tion locale de l’UNEF pour éditer le célèbre opus­cule

. Ce texte, qui cir­culera dans toute l’Europe, s’emploie à dénon­cer les théories « récupéra­tri­ces » qui réduisent la rébel­lion en cours à la pseu­do-caté­gorie socio-naturelle de l’éternelle et ­cyclique « révolte de la jeunesse », et refusent d’y voir « le signe avant-coureur d’une sub­ver­sion plus vaste qui englobera l’ensemble de ceux qui éprou­vent de plus en plus l’impossibilité de vivre, le prélude à la prochaine époque révo­lu­tion­naire

2136. Ibi­dem

».

L’Internationale sit­u­a­tion­niste avait été fondée en Ital­ie, à Cosio d’Arroscia (près de Cuneo) en 1957. Étaient présents Pinot Gal­lizio, Asger Jorn, Piero ­Sis­mon­do, Ele­na Verone, Wal­ter Olmo du Mou­ve­ment inter­na­tion­al pour un ­Bauhaus imag­in­iste, Guy Debord et Michèle Bern­stein de l’Internationale let­triste, et Rulph Rum­ney du Comité psy­cho-géo­graphique de Lon­dres.

Le texte pro­gram­ma­tique est écrit par Guy Debord, qui devien­dra une des prin­ci­pales fig­ures de l’IS. Il est surtout cen­tré sur la néces­sité de « con­stru­ire des sit­u­a­tions » qui ren­dent pos­si­ble dans un pre­mier temps le dépasse­ment de l’art, pour engager ensuite dans des ter­mes plus généraux une cri­tique de la vie quo­ti­di­enne. Plus tard, dans les Thès­es de Ham­bourg, l’IS fera les propo­si­tions suiv­antes:

A — se saisir comme un ensem­ble branché sur la total­ité (refus du réformisme) dans un monde défici­taire (tout frag­ment est total­ité et il n’y a de total­ité que ­frag­men­taire) ;

B — con­stru­ire des bases sit­u­a­tion­nistes, pré­para­toires à un urban­isme uni­taire et à une vie libérée;

C — ren­dre au vécu sa préémi­nence; pour un style de vie con­tre les modes de vie, tous mythiques, immuables, quan­tifiés;

D — définir de nou­veaux désirs dans le champ minu­tieuse­ment prospec­té des pos­si­bles actuels;

E — s’emparer de tous les moyens tech­niques sus­cep­ti­bles d’assurer la dom­i­na­tion des pos­si­bles.

Dans la sécher­esse même de leur expres­sion, ces thès­es, écrites au début des années 1960, annon­cent net­te­ment cer­taines ten­dances et cer­tains com­porte­ments à venir. L’IS se développe de sit­u­a­tion en sit­u­a­tion, des sec­tions se créent en Ital­ie, en Bel­gique, en RFA, en Algérie, en Scan­di­navie. Si, au moins jusqu’à la veille de 1968, ce courant reste assez souter­rain en Ital­ie, il con­naît un développe­ment notable en France, où il pénètre le débat théorique comme les pra­tiques quo­ti­di­ennes. Le Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes généra­tions de Raoul Vaneigem et La Société du ­spec­ta­cle de Guy Debord parais­sent en 1967, presque simul­tané­ment. Dans le cli­mat d’insubordination qui précède Mai 68, ces textes, ain­si que la revue Inter­na­tionale sit­u­a­tion­niste (qui paraît jusqu’en 1969), ren­con­trent un écho immé­di­at. Tirés à quelques mil­liers d’exemplaires, ils sont très vite épuisés et font par­tie selon cer­taines « sta­tis­tiques » des livres les plus volés dans les librairies parisi­ennes. Ser­gio Ghi­rar­di et Dario Vari­ni écriront à ce pro­pos: « Du fait de l’irrépressible explo­sion de Mai, qu’avait précédé le foy­er stras­bour­geois, per­son­ne ne ressen­tit comme dra­ma­tique cet “épuise­ment” de la théorie. La théorie ressur­gis­sait dans sa pro­pre pra­tique

3137. Ser­gio Ghi­rar­di et Dario Vari­ni, Inter­nazionale Situ­azion­istaantolo­gia, Sala­man­dra, 1976

. »

La pro­duc­tion théorique et l’activité pra­tique des sit­u­a­tion­nistes se dis­tin­guaient par une extra­or­di­naire capac­ité d’analyse des mécan­ismes de dom­i­na­tion réelle du cap­i­tal, un usage créatif et nova­teur du pre­mier Marx, une cri­tique rad­i­cale et sans médi­a­tion des appareils bureau­cra­tiques et d’une grande par­tie de la tra­di­tion lénin­iste, mais aus­si par une solide réflex­ion sur l’histoire des courants extérieurs à la IIIe Inter­na­tionale.

L’IS joue égale­ment un rôle précurseur sur la ques­tion des rap­ports entre théorie et pra­tique. L’impossibilité plusieurs fois réaf­fir­mée de per­pétuer l’organisation même de l’IS en est une preuve écla­tante: « Appli­quer à l’IS la cri­tique qu’elle avait si juste­ment appliquée au vieux monde, ceci non plus n’est pas seule­ment affaire de théorie

4138. Guy Debord, Gian­fran­co San­guinet­ti, Thès­es sur l’Internationale sit­u­a­tion­niste et son temps, thèse 54, 1972. Guy Debord écrira aus­si : « Il fal­lait donc appli­quer à l’IS la cri­tique qu’elle a appliqué, sou­vent si bien, à la société dom­i­nante mod­erne. (On peut dire que nous étions assez bien organ­isés pour faire sur­gir dans le monde notre pro­gramme, mais non notre pro­gramme d’organisation) », Guy Debord, Let­tre du 28 jan­vi­er 1971, Cor­re­spon­dance, vol. 4, Fayard, 2004

», écriront Debord et San­guinet­ti, en évo­quant le risque pour l’IS de tomber dans des pra­tiques poli­tiques de type hiérar­chique. Le prob­lème est posé en ter­mes globaux. « Sa solu­tion pra­tique dépasse l’IS et regarde tous ceux qui com­men­cent à se con­fron­ter aux ruines de cette société ». Il s’agit d’éviter les pra­tiques schiz­o­phréniques mais aus­si les illu­sions démoc­ra­tiques. « Le prob­lème n’est pas que cer­tains vivent, pensent, baisent, tirent, par­lent mieux que d’autres, mais bien qu’aucun cama­rade ne vive, ne pense, ne baise, ne tire ou ne par­le si mal qu’il en vienne à dis­simuler ses retards, à jouer les minorités brimées, et à réclamer, au nom même de la plus-val­ue qu’il accorde aux autres par ses pro­pres insuff­i­sances, une démoc­ra­tie de l’impuissance où il affirmerait évidem­ment sa maîtrise

5 Raoul Vaneigem, « Avoir pour but la vérité pra­tique », IS n° 11, octo­bre 1967. Tra­duc­tion ital­i­enne dans « Cen­ni sul­la for­mazione del­la nos­tra cor­rente », in Mael­strom, Varani, 1984

. »

Il est dif­fi­cile d’imaginer une invi­ta­tion plus rad­i­cale à la cri­tique de la fausse démoc­ra­tie interne, du rap­port entre pro­duc­teurs et usagers de la théorie et des malen­ten­dus récipro­ques qui le sous-ten­dent; mais ce qui est pointé, c’est aus­si la respon­s­abil­ité indi­vidu­elle de quiconque pra­tique la délé­ga­tion, y com­pris dans le strict champ de la théorie.

« Abo­li­tion du tra­vail salarié, en tant que sys­tème, à une époque où le développe­ment des forces pro­duc­tives ouvrait la pos­si­bil­ité d’une libéra­tion totale du salari­at, de la hiérar­chie, des class­es, sans en pass­er par une longue tran­si­tion, durant laque­lle un nou­veau pou­voir aurait pour tâche de porter à son terme l’œuvre his­torique du cap­i­tal­isme (selon le mod­èle lénin­iste et les mod­èles tiers-mondistes en vogue). Cette final­ité est déjà réal­is­able immé­di­ate­ment, dans la pra­tique, par le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire qui ne se donne plus pour objec­tif de con­stru­ire un par­ti, une idéolo­gie, un loin­tain futur com­mu­niste pour lequel il s’agirait de se ­sac­ri­fi­er […]. Ces ori­en­ta­tions eurent une influ­ence directe sur les événe­ments ­sur­venus en Ital­ie à cette péri­ode, et au cours des années qui suivirent, ain­si que sur la for­ma­tion d’un courant ana­logue […]. La révo­lu­tion main­tenant, pour nous qui sommes sans par­ti et sans syn­di­cat, ne repo­sait pas sur un refus anhis­torique du passé: elle impli­quait au con­traire la réac­tu­al­i­sa­tion de toute l’histoire de la lutte de classe.

En effet, la con­cep­tion uni­taire de l’organisation et de la con­duite de la lutte ren­voy­ait à la polémique qui oppo­sait les anar­chistes et les anar­cho-syn­di­cal­istes aux appareils poli­tiques et à la hiérar­chie. Pour nous en revanche, l’instrument fon­da­men­tal de la cri­tique et de l’analyse révo­lu­tion­naire, le seul qui soit à même de dépass­er le niveau des rap­ports de ges­tion et de pou­voir du cap­i­tal­isme, restait l’œuvre de Marx. Pour les sit­u­a­tion­nistes, les raisons du con­flit entre Marx et ­Bak­ou­nine étaient dev­enues obsolètes

6Sur cette ques­tion, voir notam­ment Matthieu Léonard, L’Émancipation des tra­vailleurs, une his­toire de la Pre­mière inter­na­tionale, La Fab­rique, 2011

. »

Après cette pre­mière appari­tion dans la revue S, le courant sit­u­a­tion­niste est pris, pen­dant la plus grande par­tie de 1968, dans un mou­ve­ment de révolte qui le dépasse, dans les uni­ver­sités et dans la société. Mais c’est surtout en 1969 qu’on assiste à la for­ma­tion de « sit­u­a­tions » d’intervention locale – en par­ti­c­uli­er à Gênes où, pen­dant l’Automne chaud, paraît Il bol­let­ti­no di infor­mazione, qui devien­dra par la suite Ludd, puis Ludd-Con­sigli pro­le­tari. Elles seront toute­fois pro­gres­sive­ment con­trar­iées par la mon­tée en puis­sance des ten­dances bureau­cra­tiques et ­stal­in­i­ennes.

Pour­tant, au fil des années, la cri­tique « de l’idéologie du poli­tique » con­tin­uera d’exister. Elle précédera le plus sou­vent les analy­ses des « groupes » (notam­ment sur la ques­tion du « mas­sacre d’État

7L’expression strage di Sta­to désigne, depuis le livre éponyme de con­tre-enquête pub­lié chez Savonà e Savel­li en 1970, l’attentat du 12 décem­bre 1969 à la banque de l’agriculture, piaz­za Fontana à Milan, et, à sa suite, l’ensemble des atten­tats que l’on rap­porte à la stratégie de la ten­sion. Voir à ce sujet le chapitre 6 – L’État mas­sacre, p. 325 sqq.

» mais aus­si sur l’émergence du « par­ti armé »). Elle sera sou­vent hon­teuse­ment attaquée par les théories les plus injurieuses qu’ait pu pro­duire la fer­me­ture sec­taire des lead­ers émergeants. Une grande ten­ta­tive de « récupéra­tion » de masse de la cul­ture sit­u­a­tion­niste mar­quera égale­ment le mou­ve­ment de 1977.

Mais il est presque impos­si­ble d’aborder dans ces pages toute la richesse et la com­plex­ité des sit­u­a­tion­nistes, nous nous lim­iterons donc à ren­voy­er le lecteur à une suc­cincte bib­li­ogra­phie de référence:

Texte Prin­ci­paux: Inter­na­tionale sit­u­a­tion­niste n°1 à 12, Van Gen­nep, 1958–69; Guy Debord, La Société du spec­ta­cle [1967], Valec­chi, 1977; Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes généra­tions [1967], Valec­chi 1973; René Vienet, Enragés et sit­u­a­tion­nistes dans le mou­ve­ment des occu­pa­tions [1968], La Pietra, 1980; Ser­gio Ghi­rar­di et Dario Vari­ni, Inter­nazionale situ­azion­ista, Sala­man­dra, 1976; Raoul Vaneigem, Ter­ror­isme ou Révo­lu­tion [1972], Arcana, 1974; Mario Pernio­la, « I Situ­azion­isti », Agar Agar, n°4, Arcana, 1974; Gior­gio Cesara­no, Piero Cop­po, Joe Fal­lisi, Cronaca di un Bal­lo Mascher­a­to, Varani, 1974; Gior­gio Cesara­no, Apoc­alisse e Riv­o­luzione, Deda­lo, 1976; Gior­gio Cesara­no et Gian­ni Col­lu, Man­uale di spop­pra­viven­za, Deda­lo, 1977; Gior­gio Cesara­no, Crit­i­ca dell’utopia cap­i­tale, Varani, 1981; Wolf Woland, « Teo­ria rad­i­cale lotte di classe (e ter­ror­is­mo) », dans Raoul Vaneigem, Ter­ror­is­mo o Riv­o­luzione, Nau­tilus, 1982. La revue Puzz, pub­liée à Milan entre 1973 et 1977 reste d’un grand intérêt. Mael­strom, éditée par l’Accademia dei Tes­tar­di, Varani, fait par­tie des revues les plus impor­tantes de ce courant.

dans ce chapitre« Under­ground et oppo­si­tion
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    138. Guy Debord, Gian­fran­co San­guinet­ti, Thès­es sur l’Internationale sit­u­a­tion­niste et son temps, thèse 54, 1972. Guy Debord écrira aus­si : « Il fal­lait donc appli­quer à l’IS la cri­tique qu’elle a appliqué, sou­vent si bien, à la société dom­i­nante mod­erne. (On peut dire que nous étions assez bien organ­isés pour faire sur­gir dans le monde notre pro­gramme, mais non notre pro­gramme d’organisation) », Guy Debord, Let­tre du 28 jan­vi­er 1971, Cor­re­spon­dance, vol. 4, Fayard, 2004
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    Raoul Vaneigem, « Avoir pour but la vérité pra­tique », IS n° 11, octo­bre 1967. Tra­duc­tion ital­i­enne dans « Cen­ni sul­la for­mazione del­la nos­tra cor­rente », in Mael­strom, Varani, 1984
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    Sur cette ques­tion, voir notam­ment Matthieu Léonard, L’Émancipation des tra­vailleurs, une his­toire de la Pre­mière inter­na­tionale, La Fab­rique, 2011
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    L’expression strage di Sta­to désigne, depuis le livre éponyme de con­tre-enquête pub­lié chez Savonà e Savel­li en 1970, l’attentat du 12 décem­bre 1969 à la banque de l’agriculture, piaz­za Fontana à Milan, et, à sa suite, l’ensemble des atten­tats que l’on rap­porte à la stratégie de la ten­sion. Voir à ce sujet le chapitre 6 – L’État mas­sacre, p. 325 sqq.