Make love not war

Mais ces douces et ter­ri­bles années 1960 ne sont pas seule­ment agitées par des débats théoriques et de grandes réflex­ions intel­lectuelles – lesquels restent par ailleurs rel­a­tive­ment con­fi­den­tiels: les pre­miers numéros des Quaderni rossi ou des Quaderni pia­cen­ti­ni ne dépassent pas les mille exem­plaires ven­dus. De ces années, on retien­dra bien sûr les grands moments de con­tes­ta­tion ouvrière, la riposte de la police qui n’a jamais cessé de tir­er depuis l’après-guerre, mais aus­si le grand ­déploiement du tis­su social.

L’augmentation des revenus et l’expansion de la con­som­ma­tion accentuent les dif­férences entre les class­es, mais elles induisent aus­si de nou­veaux com­porte­ments et de nou­veaux besoins, en par­ti­c­uli­er chez les jeunes. La petite et la moyenne bour­geoisie parais­sent effrayées par la rapid­ité des trans­for­ma­tions. La pro­lé­tari­sa­tion des class­es moyennes est large­ment engagée. Ces change­ments provo­quent des réac­tions sou­vent imprévis­i­bles, dont les par­tis poli­tiques doivent désor­mais tenir compte dans leurs cal­culs élec­toraux.

La dif­fu­sion mas­sive de la télévi­sion induit une mod­i­fi­ca­tion pro­fonde de l’imaginaire, du Nord au Sud, du cen­tre à la périphérie. Les pre­mières émis­sions télévisées avaient illu­miné l’année 1954. Dès l’année suiv­ante, Las­cia o radoppia, une émis­sion de quiz présen­tée par Mike Bon­giorno 

1 Dif­fusé entre novem­bre 1955 et juil­let 1959 sur la Radiotélévi­sion ital­i­enne (RAI), Las­cia o radoppia [Quitte ou dou­ble] a été l’un des plus célèbres pro­grammes télévisés ital­iens. L’émission fut reprise en 1979, puis en 1989 et 1990 Le suc­cès de l’émission fut tel qu’il engen­dra presque immé­di­ate­ment un film de Totò : Totò las­cia o rad­doppia ? (1956). Mike Bon­giorno n’a jamais cessé de tra­vailler à la télévi­sion ital­i­enne de 1954 à sa mort, en sep­tem­bre 2009, 10 000 per­son­nes assistèrent à ses funérailles nationales au Dôme de Milan..

, clouait des cen­taines de mil­liers d’italiens devant le petit écran; pas encore à domi­cile pour la plu­part d’entre eux, mais dans les bars et même dans les salles de ciné­ma qui, pour faire face à la con­cur­rence, retrans­met­taient le quiz avant le début du film.

Bien que la préférence du pub­lic aille aux émis­sions de var­iétés (comme Un, due e tre 

2 Un, due e tre est une émis­sion de sketch­es dif­fusée entre 1955 et 1959 sur la RAI, avec Ugo Tog­nazzi et Rai­mon­do Vianel­lo..

de Tog­nazzi et Vianel­lo), des enquêtes jour­nal­is­tiques comme Voy­age dans le sud de Vir­gilio Sabel ou La Femme qui tra­vaille de Salvi et Zat­terin mar­queront durable­ment la frange la plus cul­tivée des téléspec­ta­teurs. Le vieux pro­jet, jamais réal­isé, d’« uni­fi­er les Ital­iens après avoir unifié la Nation » pou­vait compter sur le for­mi­da­ble con­cours de la télévi­sion. C’est elle qui per­me­t­tra l’unification de la langue ital­i­enne: pour la pre­mière fois, de la Sicile aux Alpes, on par­le une seule langue, que tout le monde com­prend. Ce n’est pas le toscan 3 Le toscan est con­sid­éré comme l’étalon de la langue ital­i­enne.. mais le romain, avec quelques inflex­ions lom­bardes: la langue des présen­ta­teurs télé. La con­struc­tion d’un immense réseau autorouti­er, à la hau­teur de la motori­sa­tion de masse, sera un autre fac­teur majeur d’unification (en 1957, 1300000 auto­mo­biles sont en cir­cu­la­tion en Ital­ie; on en compte 8 mil­lions dix ans plus tard).

Dans les années 1950, le ciné­ma, en véhic­u­lant cer­tains types de désirs et de représen­ta­tions, avait don­né nais­sance à une cul­ture mét­ro­pol­i­taine forte­ment mar­quée par l’influence des États-Unis. La télévi­sion, quant à elle, génère un mou­ve­ment d’attraction vers les villes du Nord. Car enfin New York est loin, et ce n’est peut-être que de la pel­licule, mais Milan et Turin sont rel­a­tive­ment proches et acces­si­bles.

L’immense province ital­i­enne est assoupie, arriérée, dom­inée par l’hégémonie catholique. Elle reste surtout à l’écart du développe­ment indus­triel et demeure apparem­ment sans per­spec­tive. On migre vers les villes du tri­an­gle septen­tri­on­al 4 Le tri­an­gle for­mé par les villes indus­trielles de Milan, Gênes et Turin.. pour y tra­vailler – il sem­ble que l’offre y soit inépuis­able – mais aus­si pour y chercher des impul­sions nou­velles, des ren­con­tres, des expéri­ences dif­férentes.

Les mœurs évolu­ent rapi­de­ment: on voit débar­quer d’Angleterre la mini-jupe de Mary Quant, mais aus­si la musique des Bea­t­les (une véri­ta­ble révo­lu­tion), la mode des cheveux longs (les capel­loni), ou encore le mes­sage con­tre la guerre de Bertrand Rus­sell et de ses dis­ci­ples (« Faites l’amour pas la guerre »). Sur les écrans de télévi­sion, des cen­taines de mil­liers de jeunes encer­clent paci­fique­ment une cen­trale atom­ique sous la con­duite du philosophe, vieux et hiéra­tique, paralysé dans son fau­teuil roulant. Des États-Unis parvi­en­nent les voix de la con­tes­ta­tion, celles des beat­niks et des étu­di­ants, con­tre la dis­crim­i­na­tion raciale et les guer­res impéri­al­istes en cours.

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    Dif­fusé entre novem­bre 1955 et juil­let 1959 sur la Radiotélévi­sion ital­i­enne (RAI), Las­cia o radoppia [Quitte ou dou­ble] a été l’un des plus célèbres pro­grammes télévisés ital­iens. L’émission fut reprise en 1979, puis en 1989 et 1990 Le suc­cès de l’émission fut tel qu’il engen­dra presque immé­di­ate­ment un film de Totò : Totò las­cia o rad­doppia ? (1956). Mike Bon­giorno n’a jamais cessé de tra­vailler à la télévi­sion ital­i­enne de 1954 à sa mort, en sep­tem­bre 2009, 10 000 per­son­nes assistèrent à ses funérailles nationales au Dôme de Milan..
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