Lama chassé de l’université: témoignages

Un camarade du mouvement.

Je garde un très sale sou­venir de la journée où Lama a été chas­sé de l’université. Une image est restée gravée dans mon esprit: pen­dant la déban­dade du ser­vice d’ordre du PCI, un cama­rade du mou­ve­ment qui tenait un marteau à la main a com­mencé à courir après un type du ser­vice d’ordre du PCI, et puis il s’est arrêté, il est revenu en arrière, il s’est mis à pleur­er et il est tombé dans les bras d’autres cama­rades. Ça a été un moment de psy­chose col­lec­tive. C’était la pre­mière fois qu’il y avait un affron­te­ment aus­si dur, et qui n’était pas seule­ment idéologique: un affron­te­ment physique sérieux.

Bien sûr, il y avait eu une provo­ca­tion ouverte de la part du PCI. Il ne fait aucun doute que son but était de rétablir à tout prix l’ordre dans l’université, ne serait-ce que parce qu’il était venu avec un ser­vice d’ordre très bien organ­isé et prêt aus­si bien psy­chologique­ment que physique­ment à faire face à une sit­u­a­tion d’affrontement. Je crois que tous les cama­rades ont mal vécu cette journée. Le ser­vice d’ordre du PCI affichait claire­ment la volon­té d’en découdre et cer­tains d’entre eux ont tout de suite com­mencé à nous provo­quer lour­de­ment. Dans les faits, nous nous sommes retrou­vés alignés sur deux fronts. Eux étaient entrés en force, tôt le matin, et ils se sont mis à gauche, du côté de la fac de droit, tan­dis que les cama­rades étaient en face, de l’autre côté.

Tant que nous tenions ces deux posi­tions dis­tinctes, et jusqu’à ce que Lama com­mence à par­ler, il ne s’est rien passé de grave. Il y avait juste une con­tes­ta­tion ver­bale très vive de la part des cama­rades du mou­ve­ment, surtout des Indi­ens mét­ro­pol­i­tains. Et puis il y a eu une réponse très vio­lente du ser­vice d’ordre du PCI, qui a com­mencé à avancer et à nous provo­quer de manière évi­dente. Je suis cer­tain qu’il devait y avoir des pères et des fils, alignés sur ces deux fronts, face à face. Ce qui s’est passé, on peut le lire y com­pris en ter­mes de con­flit de généra­tions, de dif­férences cul­turelles telles qu’elles en arrivaient à s’affronter. Au milieu de tout cela il y avait aus­si un fac­teur humain impor­tant. C’étaient des désac­cords que tu pou­vais cer­taine­ment aus­si avoir à la mai­son avec ton père. Au bout du compte tu finis­sais par en venir aux mains avec ton père. Enfin. Mais il y avait aus­si quelque chose de ter­ri­ble là-dedans.

Tout cela a eu un très fort impact psy­chologique. Ce n’étaient plus seule­ment deux lignes poli­tiques qui s’opposaient, il y avait der­rière tout cela des prob­lèmes beau­coup plus lourds, comme par exem­ple le fait que la fig­ure du PCI sur le plan idéologique était celle d’un père, qu’il aurait dû te pro­téger et qu’au con­traire il te trahis­sait.

Cela fai­sait des années qu’il te trahis­sait. Il t’a trahi avec la loi Reale1 La loi Reale est une loi sur l’ordre pub­lic votée en 1975 sous le qua­trième gou­verne­ment Moro. Elle dote la police d’une série de nou­veaux pou­voirs à car­ac­tère préven­tif, notam­ment en éten­dant l’usage des armes à feu hors des sit­u­a­tions de légitime défense, en don­nant le droit de perqui­si­tion sans l’intervention d’un mag­is­trat con­tre « des per­son­nes dont le com­porte­ment ou la présence, en rela­tion à des cir­con­stances con­crètes et spé­ci­fiques de lieu et de temps, n’apparaissent pas jus­ti­fi­ables » (art. 4), en allongeant la durée max­i­male de déten­tion préven­tive. L’article 5 de la loi inter­dit de man­i­fester « le vis­age cou­vert » ou en por­tant des « casques de pro­tec­tions ». Le PCI vote con­tre la loi, mais en juin 1978, un mois après la mort d’Aldo Moro, il s’opposera à son abro­ga­tion, ensuite il t’a trahi avec des pro­jets poli­tiques absur­des que tu ne pou­vais jamais, absol­u­ment jamais partager: le gou­verne­ment des absten­tions, la philoso­phie de l’austérité et des sac­ri­fices, en un mot le com­pro­mis his­torique, et ces choses-là n’étaient pas sans con­séquences matérielles2 Con­tre cette « philoso­phie de l’austérité et des sac­ri­fices », le mou­ve­ment de 77 a mul­ti­plié les slo­gans : « Ouvri­ers, étu­di­ants, il n’y a plus de demain, il y a les syn­di­cats mét­ro­pol­i­tains », « Nous sommes heureux de faire des sac­ri­fices », etc.

Et puis voilà Lama qui arrive à l’université, avec son méga­phone, ou plutôt son méga méga­phone, avec sa sono assour­dis­sante, et il com­mence à par­ler dans ce truc fra­cas­sant avec une telle puis­sance de son, un tel vacarme que per­son­ne, même s’il l’avait voulu, n’aurait pu écouter ce qu’il était en train de racon­ter.

Le mou­ve­ment, depuis des mois, ne s’était pas con­sti­tué autour d’un mes­sage uni­voque mais plutôt d’une myr­i­ade d’énoncés dif­férents, de cent lan­gages dif­férents, de cent mes­sages dif­férents qui se croi­saient et se mélangeaient par­fois. Comme par exem­ple les inscrip­tions sur les murs de l’université, que les types du PCI avaient effacées d’autorité. À l’université, pen­dant l’occupation, per­son­ne ne pré­tendait impos­er sa volon­té aux autres, parce que tout le monde dis­cu­tait, non seule­ment dans les assem­blées mais aus­si en faisant toutes sortes de graf­fi­tis, et per­son­ne ne dis­ait ici c’est moi qui détiens la ligne. Au con­traire, la pre­mière chose qu’a faite ce mou­ve­ment, ça a été d’affirmer avec une grande clarté, avec une grande déter­mi­na­tion qu’on ne voulait pas des par­tis comme « guides », ni de ten­ta­tive hégé­monique de la part de quiconque, indi­vidu ou groupe.

Mais Lama, il vient là et tout ce qu’il fait c’est dire: « Je viens ici, je prends un méga­phone grand comme ça et je fais mon dis­cours, un dis­cours qui doit recou­vrir, qui doit annuler tous les autres dis­cours. » Parce que lui, il n’est pas venu pour dis­cuter avec le mou­ve­ment, il est venu là pour s’imposer. Et voilà, ça a été tout de suite clair pour tous les cama­rades du mou­ve­ment, les cama­rades l’ont tout de suite vécu comme un acte autori­taire, illégitime, arro­gant, vio­lent, dans la droite ligne de tout ce que le PCI avait déjà dit et fait jusque-là vis-à-vis du mou­ve­ment.

Ils n’ont absol­u­ment pas voulu qu’il y ait débat: ils ont refusé que les cama­rades du mou­ve­ment inter­vi­en­nent après le dis­cours de Lama, ils n’ont pas même accep­té cette toute petite con­di­tion. Lama est venu là en dis­ant: « C’est moi qui par­le et c’est tout. » En faisant cela, ils voulaient oblig­er ceux qui étaient là à se con­former à des com­porte­ments, à une cul­ture qui n’avaient plus aucune logique.

Je me sou­viens qu’à un cer­tain moment de son inter­ven­tion, Lama a dit une chose du genre: « En 1943, les ouvri­ers ont sauvé les usines des Alle­mands et vous aujourd’hui vous devez sauver les uni­ver­sités parce que ce sont vos usines à vous. » Évidem­ment, ce qu’il dis­ait n’avait aucun rap­port avec ce qui était en train de se pass­er. Alors moi j’ai pen­sé, et on a tous pen­sé: mais pourquoi tu viens ici et tu nous racon­tes ces trucs qui n’ont plus aucun rap­port avec nous, avec ce mou­ve­ment? La vérité c’est que tu ne com­prends plus rien et que tu pré­tends me pos­er un ulti­ma­tum: soit tu es avec moi soit tu es con­tre moi.

Ce matin-là, j’étais arrivé très tôt à l’université et les types du ser­vice d’ordre du PCI et du syn­di­cat étaient déjà sur place avec leurs badges rouges au revers de la veste, en train d’effacer les graf­fi­tis qu’on avait faits sur les murs extérieurs des bâti­ments. Il y avait des hommes en com­bi­nai­son avec des pinceaux et des seaux de pein­ture blanche qui recou­vraient les graf­fi­tis. Ils tra­vail­laient en équipes, il y avait un silence hal­lu­ci­nant.

Ce que j’ai tout de suite com­pris c’est que le type qui recou­vrait les graf­fi­tis, il me cas­sait les couilles. Sur la venue de Lama, sur 1977, il pou­vait se pass­er plein de choses, moi je voy­ais les choses d’une cer­taine façon, d’autres pen­saient autrement, mais je ne pou­vais pas tolér­er qu’un type me casse les couilles, qu’il vienne là d’autorité et qu’il efface les graf­fi­tis, même si je n’étais pas d’accord avec tout ce qui était écrit. La vérité c’est que ce qu’il était en train de faire, ça ne le rendait pas très dif­férent du pre­mier flic venu. Ce qu’ils étaient en train de faire, effac­er les graf­fi­tis, c’était un acte de vio­lence incroy­able. Et puis ces types, on voy­ait tout de suite qu’ils n’avaient rien à voir avec l’occupation, ils auraient pu être ton père, et c’était vrai­ment ton père qui venait là pour rétablir l’ordre, les papas avec leurs gros bides. Il y avait un graf­fi­ti qui dis­ait « les Lamas sont au Tibet », et un des types du PCI cri­ait, tout énervé: « Mais qu’est-ce que ça veut dire? Mais qu’est-ce qu’ils racon­tent, ceux-là? » Alors, un cama­rade du mou­ve­ment qui était là lui a dit: « Ça veut tout dire et ça ne veut rien dire, va pos­er la ques­tion à celui qui l’a écrit au lieu de l’effacer sans même savoir pourquoi. Mais toi, pourquoi tu l’effaces? Qui tu es? »

Les types du ser­vice d’ordre du PCI, on les voy­ait comme des adultes, des types imposants, des manœu­vres, des ouvri­ers du bâti­ment, des gens qui n’avaient juste rien à voir. Je me sou­viens que beau­coup d’entre eux por­taient des imper­méables som­bres et qu’ils avaient des para­pluies. Ça m’a frap­pé parce qu’aucun d’entre nous n’avait de para­pluie, même s’il pleu­vio­tait. Le para­pluie c’était comme la pipe. Tu sen­tais que c’étaient des étrangers, il n’y avait rien à faire. Quand les affron­te­ments ont éclaté, j’ai vu des gens se faire cass­er la tête. Mais déjà avant, les types du PCI nous dis­aient: « Ces fils de pute, je te les enver­rais en Sibérie. » Il y en avait un que je con­nais­sais, alors je lui ai dit: « Mais on habite à cent mètres, et c’est où que tu veux m’envoyer? »

La tri­bune sur laque­lle se tenait Lama était mon­tée sur un camion garé sur l’esplanade. En pre­mière ligne, face au ser­vice d’ordre du PCI, les Indi­ens mét­ro­pol­i­tains. En haut d’une échelle ils ont érigé une petite tri­bune, ça fait comme une espèce de char, sur lequel est accroché un pan­tin en poly­styrène avec des pan­car­tes en forme de cœur où il est écrit: « Nous voulons par­ler » et « Non Lama nes­suno

3 Jeu de mots avec Non l’ama nes­suno : per­son­ne ne l’aime

». Leurs vis­ages sont peints, ils sont armés de haches en plas­tique, de ser­pentins, de con­fet­tis, de bal­lons de bau­druch­es et de quelques bombes à eau qu’ils jet­tent sur le ser­vice d’ordre en scan­dant des slo­gans ironiques: « Sa-cri-fices, sa-cri-fices », « Plus de tra­vail, moins de salaire », « Le cap­i­tal­isme n’a pas de nation, l’internationalisme c’est la pro­duc­tion », « Plus de taud­is, moins de maisons », « Tout de suite! tout de suite! la mis­ère aux tra­vailleurs », « Tout le pou­voir aux patrons », « S’il te plaît, Lama, ne t’en va pas, nous voulons encore plus de police. »

À un moment, on a vu un nuage blanc du côté du char des Indi­ens mét­ro­pol­i­tains, c’était un type du ser­vice d’ordre du PCI qui avait action­né un extinc­teur. J’ai vu le nuage blanc s’élever au-dessus des têtes autour de la tri­bune, et la tri­bune qui com­mençait à vac­iller, de manière con­tin­ue et con­fuse, et puis les gens qui déta­laient dans tous les sens. Le ser­vice d’ordre du PCI est arrivé, il a com­mencé à cogn­er, il y avait des trucs qui volaient, des cail­loux, des bouts de bois ont com­mencé à vol­er. Dans la foulée, les types du PCI ont chargé. J’ai vu des cama­rades du mou­ve­ment qu’on por­tait par les bras et les jambes, la gueule cassée, le vis­age en sang. Tout le monde a été choqué de voir ces cama­rades arrangés comme ça, et quand le ser­vice d’ordre du PCI est retourné à la tri­bune, les cama­rades du mou­ve­ment, qui entre-temps s’étaient armés avec ce qu’ils avaient trou­vé sur place, ont con­tre-attaqué.

On a con­tre-attaqué, on était vrai­ment en colère, il y avait des gens à nous qui s’étaient fait cass­er la tête. Le camion sur lequel se tenait Lama a été ren­ver­sé et détru­it. À ce moment, on a eu la sen­sa­tion que quelque chose s’était cassé, ça pou­vait être la tête de quelqu’un que tu con­nais­sais, moi, ma fiancée était à la FGCI et à ce moment-là, j’ai com­pris que quelque chose se cas­sait qui avait aus­si à voir avec mes affects. Ce qui était en train de se pass­er à ce moment-là était clair: le syn­di­cat et le PCI te tombaient dessus comme la police, comme les fas­cistes. À ce moment-là, il est devenu clair qu’entre eux et nous, la rup­ture était irrémé­di­a­ble. Il est devenu clair qu’à par­tir de ce moment-là, les types du PCI n’auraient plus le droit à la parole à l’intérieur du mou­ve­ment.

Ils avaient cher­ché l’affrontement, ils l’avaient voulu pour jus­ti­fi­er la théorie selon laque­lle on ne pou­vait pas dia­loguer avec le mou­ve­ment. Ce jour-là, pour eux, gag­n­er ou per­dre c’était la même chose, ils n’avaient plus rien à per­dre parce que l’université occupée, ils l’avaient déjà per­due. L’université était désor­mais un bas­tion du mou­ve­ment qu’ils devaient faire tomber par tous les moyens. Pour eux, toutes les manières de la « libér­er » étaient bonnes. Ils devaient sauver la face vis-à-vis des insti­tu­tions démoc­ra­tiques en affir­mant non seule­ment que nous n’étions pas leurs enfants légitimes, mais qu’on était car­ré­ment des fas­cistes. Ils devaient rap­pel­er qu’ils avaient la sit­u­a­tion bien en main, qu’ils étaient le par­ti de la classe ouvrière et des pro­lé­taires, les seuls garants, les seuls médi­a­teurs, les seuls représen­tants offi­ciels dans n’importe quel con­flit. Leur logique, c’était: « S’il y a du bor­del, c’est moi qui gère, ou sinon c’est la merde. »

Une militante de la FGCI

Nous de la FGCI, avant la journée de Lama, on avait fait une réu­nion où on avait dis­cuté de la manière dont on envis­ageait l’événement. Nous viv­ions l’occupation de l’université, et plus générale­ment l’existence même du mou­ve­ment, comme une vaste provo­ca­tion à laque­lle il fal­lait don­ner une réponse. Nous, à l’université, on n’avait jamais eu la vie facile parce qu’on regroupait très peu de gens, et aus­si parce qu’il y avait tou­jours eu une grande con­flict­ual­ité, d’abord avec les mil­i­tants des groupes et ensuite avec les gens du mou­ve­ment. Bien évidem­ment, on con­sid­érait le mou­ve­ment comme l’ennemi. À l’intérieur du PCI, cette his­toire du mou­ve­ment, on la vivait – le Par­ti nous la fai­sait vivre – comme quelque chose qui remet­tait en ques­tion la démoc­ra­tie, la respon­s­abil­ité des mass­es, etc.

Le mou­ve­ment, nous on le voy­ait comme un agré­gat con­fus de jeunes, un peu sur la vague des modes extrémistes, imprégné de cul­ture extrémiste et anti­communiste. Un mou­ve­ment de jeunes où ce qui l’emportait était l’irrationalité. Au PCI, on croy­ait à la dis­tinc­tion entre l’autonomie ouvrière, comme com­posante spé­ci­fique de groupes plus ou moins organ­isés, et le reste du mou­ve­ment. C’est plus tard qu’on a com­pris, et ça a été une grave erreur parce que cette incom­préhen­sion a per­mis de faire cadeau de la qua­si-total­ité du mou­ve­ment aux franges de l’autonomie.

Je me sou­viens de l’immense man­i­fes­ta­tion du 12 mars que nous, au Par­ti, nous avons regardé pass­er depuis le trot­toir: c’était impres­sion­nant, un cortège énorme, ils étaient vrai­ment très nom­breux. Les man­i­fes­ta­tions du mou­ve­ment, indépen­dam­ment de ce qui pou­vait se dire dans les sec­tions, me fai­saient beau­coup d’effet parce que je voy­ais tous ces jeunes comme moi, nos seules dif­férences étaient idéologiques, qui défi­laient par mil­liers en cri­ant des slo­gans mag­nifiques, réus­sis, pleins de sens4 « Nous sommes du PCI, nous sommes de la FGCI, nous ne descen­dons dans la rue qu’avec la DC ! Avec les extrémistes, non ! on ne peut pas descen­dre, c’est Berlinguer qui nous a l’interdit ! ». Tout cela fai­sait vrai­ment de l’effet.

Dans la sec­tion du par­ti que je fréquen­tais, on dis­cu­tait du mou­ve­ment, mais des jeunes il n’y en avait pas beau­coup. La plu­part des gens étaient fonc­tion­naires ou enseignants, cer­tains étaient ouvri­ers, mais ils n’étaient pas jeunes, c’étaient des gens qui avaient des enfants, des gens mar­iés, avec un tra­vail réguli­er, avec une vie régulière. Dans les dis­cus­sions, il fal­lait qu’on défende un pat­ri­moine his­torique que le mou­ve­ment, à ce moment-là, était en train d’attaquer. C’est pour ça qu’on ne pou­vait pas vivre ce rap­port autrement qu’en ter­mes de con­flit, ils étaient notre enne­mi et il y avait de la haine, mais c’était le cas évidem­ment de part et d’autre.

Au Par­ti, on pas­sait notre temps à ressass­er que le mou­ve­ment était irre­spon­s­able. Notre posi­tion, c’était que la poli­tique apparte­nait à ceux qui avaient le sens de l’Histoire, qui avaient le sens cri­tique, qui étaient déposi­taires du pat­ri­moine des mass­es. Pour nous, le mou­ve­ment ne fai­sait pas par­tie de la gauche, et nous n’avons pas com­pris le moins du monde ce qui allait se pass­er ensuite. Nous n’avons pas com­pris que ce mou­ve­ment posait des ques­tions fon­da­men­tales, nous le regar­dions comme un phénomène de jeunesse, une manière irra­tionnelle, pas­sion­nelle d’aborder la poli­tique. De toute façon nous avions la cer­ti­tude d’avoir les mass­es avec nous, les mass­es organ­isées qui par­laient des con­trats, qui tenaient un dis­cours sur le tra­vail, qui avaient vécu des moments dif­fi­ciles qui en avaient fait les défenseurs de la démoc­ra­tie.

Nous à la FGCI, on organ­i­sait des for­ma­tions dans les sec­tions pour les cadres poli­tiques. On étu­di­ait beau­coup les textes clas­siques con­tre l’extrémisme. Parce que les dirigeants du Par­ti se rendaient bien compte de l’influence, de la fas­ci­na­tion qu’exerçait l’extrémisme dif­fus sur les jeunes, un peu partout et surtout à l’école. Entre nous et le mou­ve­ment s’est con­stru­it un rap­port de haine, une haine pro­fonde sus­citée par l’accroissement et par l’accumulation des incom­préhen­sions, parce que nos cul­tures, mais aus­si nos com­porte­ments et nos formes de vie étaient dif­férents.

Le matin où Lama est venu à l’université, je me sou­viens que les gens du mou­ve­ment nous jetaient des pièces de mon­naie, et c’est quelque chose qui m’a fait très mal, je m’en sou­viens comme d’une chose odieuse. Ils nous jetaient des pièces, c’était ter­ri­ble de devoir sup­port­er ça, c’était très vio­lent. Nous sommes arrivés et nous avons pris posi­tion au pied du camion qui fai­sait office de tri­bune. Il y avait le mur de notre ser­vice d’ordre et ceux du mou­ve­ment qui pous­saient. À un moment, des objets ont com­mencé à vol­er, il y a eu des coups de poing et des coups de bâton, mais ce qui m’a le plus mar­quée c’est qu’ils me rail­laient, qu’ils me crachaient dessus et qu’ils me jetaient des pièces. J’ai été anéantie, je me suis ren­due compte du degré de haine que le mou­ve­ment avait à notre égard.

Quand l’affrontement a eu lieu, je ne me suis pas défilée, j’ai même pris des coups, et un cail­lou ici dans le dos. Je me suis énervée con­tre mes cama­rades qui s’enfuyaient parce que je pen­sais que si nous avions décidé d’aller à l’université, c’était pour y rester. Si c’était un moment de lutte, alors il fal­lait lut­ter jusqu’au bout, et non pas fuir. Mais à un moment, ça a été la déban­dade générale.

Les jours suiv­ants, au Par­ti, on s’est engueulés avec les cama­rades de la cel­lule de l’université, qui nous avaient décrit la sit­u­a­tion de manière com­plète­ment fausse. Ils étaient venus à la fédéra­tion nous dire qu’il n’y avait pas de mou­ve­ment à l’université mais des groupes de provo­ca­teurs, une sit­u­a­tion qu’il fal­lait absol­u­ment nor­malis­er et que c’était vrai­ment fais­able. Offi­cielle­ment, nous du PCI, nous étions allés à l’université pour empêch­er l’irréparable – c’est ce que nous avons dit et c’est ce que nous pen­sions – c’est-à-dire pour empêch­er que la police inter­vi­enne pour expulser l’occupation, et les inévita­bles affron­te­ments qui s’en seraient suiv­is. Nous n’avions pas com­pris que sur ce ter­rain, nous n’avions pas, je ne dis pas l’hégémonie, mais pas même une once de pres­tige, qu’au fond nous n’avions pas la moin­dre légitim­ité.

dans ce chapitre« Un étrange mou­ve­ment d’étranges étu­di­antsVers l’affrontement »
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    La loi Reale est une loi sur l’ordre pub­lic votée en 1975 sous le qua­trième gou­verne­ment Moro. Elle dote la police d’une série de nou­veaux pou­voirs à car­ac­tère préven­tif, notam­ment en éten­dant l’usage des armes à feu hors des sit­u­a­tions de légitime défense, en don­nant le droit de perqui­si­tion sans l’intervention d’un mag­is­trat con­tre « des per­son­nes dont le com­porte­ment ou la présence, en rela­tion à des cir­con­stances con­crètes et spé­ci­fiques de lieu et de temps, n’apparaissent pas jus­ti­fi­ables » (art. 4), en allongeant la durée max­i­male de déten­tion préven­tive. L’article 5 de la loi inter­dit de man­i­fester « le vis­age cou­vert » ou en por­tant des « casques de pro­tec­tions ». Le PCI vote con­tre la loi, mais en juin 1978, un mois après la mort d’Aldo Moro, il s’opposera à son abro­ga­tion
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    Con­tre cette « philoso­phie de l’austérité et des sac­ri­fices », le mou­ve­ment de 77 a mul­ti­plié les slo­gans : « Ouvri­ers, étu­di­ants, il n’y a plus de demain, il y a les syn­di­cats mét­ro­pol­i­tains », « Nous sommes heureux de faire des sac­ri­fices », etc
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    Jeu de mots avec Non l’ama nes­suno : per­son­ne ne l’aime
  • 4
    « Nous sommes du PCI, nous sommes de la FGCI, nous ne descen­dons dans la rue qu’avec la DC ! Avec les extrémistes, non ! on ne peut pas descen­dre, c’est Berlinguer qui nous a l’interdit ! »