La société des droits

Tan­dis que les femmes dis­cu­taient, se ren­con­traient, débat­taient, inven­taient de nou­velles formes de pris­es de con­science, de nou­velles manières de faire de la poli­tique, il y en avait qui réfléchis­saient à ce qu’il fal­lait faire pour les femmes. Par­fois, c’étaient les mêmes que celles qui dis­cu­taient et se ren­con­traient. Le plus sou­vent, c’étaient d’autres femmes : celles qui étaient dans les par­tis, au par­lement ou au syn­di­cat.

On peut faire la liste de lois que ces femmes ont gag­nées : le divorce, la réforme du code de la famille, la loi sur la par­ité, le plan­ning famil­ial et, enfin, la loi sur l’avortement

1 La loi sur le divorce est votée en décem­bre 1970, mal­gré l’opposition de la DC. La réforme du droit de la famille date de mai 1975 : elle instau­re le pas­sage de la seule autorité pater­nelle à l’autorité parentale des con­joints, l’égalité entre con­joints, la révi­sion du régime pat­ri­mo­ni­al de la famille et des normes sur la sépa­ra­tion des époux. La loi sur le plan­ning famil­ial est votée en juil­let 1975. La loi sur l’avortement est pro­mul­guée en mai 1978, pen­dant la séques­tra­tion d’Aldo Moro, coupant court à la demande de référen­dum déposée par le Par­ti rad­i­cal. Depuis sep­tem­bre 1973, les CISA (Cen­tri infor­mazioni ster­il­iz­zazione abor­to) avaient com­mencé à pra­ti­quer ouverte­ment des « avorte­ments auto­gérés » ; en jan­vi­er 1974, à Trente, 263 femmes seront inculpées pour avorte­ment : 2 500 s’auto-dénoncent. Voir sur ces ques­tions L’Italie au fémin­isme, op. cit

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Ces con­quêtes ont don­né lieu à une lec­ture du mou­ve­ment poli­tique des femmes qui le décrit ten­dan­cielle­ment comme un proces­sus de civil­i­sa­tion. C’est une lec­ture que parta­gent égale­ment beau­coup de femmes. À tra­vers des caté­gories « réformistes », on en arrive ain­si à nier que le monde est un et que les sex­es qui y vivent sont deux. On accepte la médi­a­tion exis­tante. L’État est neu­tre. Et ses insti­tu­tions aus­si. L’exemple de l’avortement est le plus typ­ique à cet égard. Dans un tract du col­lec­tif fémin­iste milanais de la via Cheru­bi­ni, on lit à pro­pos de la lutte pour la légal­i­sa­tion de l’avortement :

« Sur la ques­tion de l’avortement, nous faisons un tra­vail poli­tique dif­férent.

L’avortement libre et gra­tu­it nous fera dépenser moins d’argent et nous épargn­era un cer­tain nom­bre de souf­frances physiques : c’est pourquoi, aucune d’entre nous n’est opposée à une réforme san­i­taire et juridique de la préven­tion de la grossesse et, sub­sidi­aire­ment, de son inter­rup­tion. Mais de là à man­i­fester pour l’avortement en général, et qui plus est avec les hommes, il y a un pas. Parce que ces man­i­fes­ta­tions sont à l’opposé de la pra­tique poli­tique et de la con­science que les femmes en lutte ont exprimées ces dernières années.

De notre point de vue, nous le dis­ons d’emblée, l’avortement de masse dans les hôpi­taux ne s’apparente en rien à une con­quête de civil­i­sa­tion, parce que c’est une réponse vio­lente et mor­tifère à la ques­tion de la grossesse – et qui, de sur­croît, mar­que une fois de plus le corps de la femme du sceau de la cul­pa­bil­ité : ce corps qui est dans l’erreur parce qu’il fait des enfants que le cap­i­tal­isme ne peut entretenir, ni édu­quer. On en arrive à l’obsession améri­caine : “nous sommes trop nom­breux, nous n’allons plus pou­voir respir­er, nous n’aurons plus assez à manger, etc.” Et la ques­tion du con­trôle des nais­sances devient soudain plus impor­tante que la trans­for­ma­tion de la struc­ture sex­iste et cap­i­tal­iste de la société. Nous ne pou­vons nous faire les com­plices de cette fausse con­science. Il faut réori­en­ter le tra­vail poli­tique, et chercher la solu­tion dans l’affirmation du corps de la femme : sex­u­al­ité indépen­dante de la con­cep­tion, capac­ité de pro­créer, per­cep­tion de la sex­u­al­ité interne, cav­i­taire : utérus, ovaires, men­stru­a­tions. Et le rap­port aux ­ressources, à la nature, à la pro­duc­tion et la repro­duc­tion de l’espèce doit être posé dans le sens de la social­i­sa­tion, plutôt que de chercher à ratio­nalis­er, en le per­pé­tu­ant, la struc­ture famil­iale, la pro­priété privée, le gaspillage.

Quoi qu’il en soit, l’avortement légal n’est pas “la fin d’une honte”. La majorité des femmes qui avor­tent dans la clan­des­tinité n’ont pas honte d’être clan­des­tines. Si honte il y a, c’est d’autre chose et pour d’autres raisons. Même les femmes qui ont les moyens, qui ont accès à la con­tra­cep­tion mécanique ou chim­ique, qui ont la pos­si­bil­ité de penser, de con­trôler leur vie sex­uelle (en ter­mes de choix, de tem­po­ral­ité, de manières, de formes et de parte­naires), repro­duisent le phénomène de la con­cep­tion et, le plus sou­vent, de l’avortement ; elles repro­duisent la néga­tion et l’affirmation de la grossesse, c’est-à-dire la vio­lence même que les femmes subis­sent ordi­naire­ment. Indé­pass­able archaïsme des femmes – comme le pense le ratio­nal­isme bour­geois – ou, comme nous le pen­sons, indice vital de réflex­ion et de tra­vail poli­tique. On voit appa­raître ici la con­tra­dic­tion entre la sex­u­al­ité fémi­nine et la sex­u­al­ité mas­cu­line, la réal­ité de la dom­i­na­tion mas­cu­line sur la femme ; et on mesure com­bi­en la ques­tion de l’avortement engage la femme – au niveau con­scient et incon­scient – dans son rap­port à la sex­u­al­ité, à la mater­nité et à l’homme.

La clan­des­tinité de l’avortement est une honte pour les hommes qui, en nous expé­di­ant dans les hôpi­taux pour avorter en toute légal­ité, auront désor­mais la con­science tran­quille. On con­tin­uera, comme avant et mieux qu’avant, à faire l’amour de manière à sat­is­faire les exi­gences physiques, psy­chologiques et men­tales des hommes. Mais il reste inter­dit de se situer dans une autre sex­u­al­ité, qui ne soit pas entière­ment ori­en­tée vers la repro­duc­tion.

Le corps de la femme, sa sex­u­al­ité, sa jouis­sance, n’exigent pas néces­saire­ment ces usages et ces formes d’intimité (coït) qui provo­quent les grossess­es.

Au con­traire, nous, les femmes, préférons : soit qu’on nous laisse tran­quilles (les sta­tis­tiques sur la frigid­ité par­lent d’elles-mêmes), soit chercher autrement la jouis­sance et la joie. Alors, que devons-nous rechercher et désir­er en pre­mier lieu ? Notre bien-être, notre plaisir, notre joie, ou la sat­is­fac­tion (vio­lente) des pen­chants et des goûts d’autrui, en l’occurrence des hommes ?

Il existe une sépa­ra­tion pro­fonde, une con­tra­dic­tion entre l’homme et la femme, entre la sex­u­al­ité mas­cu­line et notre sex­u­al­ité. On ne résoudra pas cette con­tra­dic­tion en élim­i­nant le moment de la lutte spé­ci­fique des femmes (ce qui reviendrait à faire val­oir une fois de plus les intérêts des hommes et à réaf­firmer la sub­or­di­na­tion des femmes). Il y aura d’autres occa­sions de man­i­fester avec les hommes pour l’émancipation (pour les ser­vices soci­aux, pour le droit au tra­vail), mais nous n’irons pas man­i­fester avec eux pour l’avortement où, comme nous l’avons dit, la con­tra­dic­tion entre la sex­u­al­ité mas­cu­line et la sex­u­al­ité fémi­nine se man­i­feste dans toute sa vio­lence. Où la vio­lence exer­cée par la chirurgie sur le corps de la femme n’est jamais que la drama­ti­sa­tion de la vio­lence sex­uelle.

Revendi­quer l’avortement libre et gra­tu­it aux côtés des hommes, ce serait recon­naître con­crète­ment la vio­lence qui nous est faite dans les rap­ports de pou­voir avec la sex­u­al­ité mas­cu­line, en s’en faisant les com­plices et les vic­times con­sen­tantes, y com­pris sur le plan poli­tique.

D’ailleurs, les hommes man­i­fes­tent aujourd’hui pour l’avortement libre et gra­tu­it plutôt que de met­tre en ques­tion leur com­porte­ment sex­uel, leur pou­voir fécon­dant.

Notre pra­tique poli­tique se refuse à frac­tion­ner et à déna­tur­er nos intérêts pro­pres : nous voulons main­tenant par­tir de la matéri­al­ité du corps, com­pren­dre la cen­sure qui lui a été imposée et qui fait par­tie à présent de notre psy­cholo­gie. Agir pour se réap­pro­prier notre corps, pour un savoir et une pra­tique dif­férents, qui par­tent de cette analyse matéri­al­iste. Sans cela, il est absurde de par­ler de “libre dis­po­si­tion de son corps”, et toutes les réformes que nous obtien­drons servi­ront à étouf­fer notre lutte plutôt qu’à la dévelop­per.

Il ne s’agit pas davan­tage de réduire la sig­ni­fi­ca­tion qu’a pour nous le mou­ve­ment des femmes en le pri­vati­sant à la façon d’un “groupe poli­tique tra­di­tion­nel” : toutes les femmes représen­tent, à la pre­mière per­son­ne, le mou­ve­ment des femmes

2 Dans le numéro spé­cial de la revue Sot­toso­pra (1975) dont est issu ce texte, le Col­lec­tif de la via Cheru­bi­ni dénonçait les effets de cette « pri­vati­sa­tion » en désig­nant spé­ci­fique­ment le PCI : « Avorte­ment libre sig­ni­fie seule­ment libre de sanc­tions pénales, mais non pas affir­ma­tion d’une pléni­tude de soi con­quise avec l’avortement. Avorte­ment libre seule­ment parce qu’il nous libère du pire. Dans ce cas par­ler de “lib­erté de choix” par rap­port à son pro­pre corps et à sa pro­pre sex­u­al­ité est une duperie. C’est égale­ment une duperie de croire défendre réelle­ment les femmes en leur accor­dant des con­ces­sions légales qui, mal­gré les apparences, sont très lim­itées. Nous con­sid­érons que la propo­si­tion du PCI est un acte de ter­ror­isme exer­cé à l’encontre des femmes, parce qu’elle escamote tout le drame lié à l’avortement, et décharge sur la femme, lais­sée seule à décider, toute la vio­lence sex­uelle, sociale et économique de la société », cité par L’Italie au fémin­isme, op. cit.

. »

Mais alors l’État rede­vient neu­tre. Il devient même le lieu d’une pos­si­ble médi­a­tion du con­flit entre les sex­es. Par la coerci­tion. C’est ce qui se passe avec la loi d’initiative pop­u­laire con­tre les vio­lences sex­uelles pro­posée par quelques-unes et très vite dev­enue, mal­gré l’opposition de beau­coup d’autres, le fer de lance du mou­ve­ment fémin­iste des années 1980. Cette loi prévoit des peines sévères pour les vio­leurs et, surtout, recon­naît au mou­ve­ment des femmes le droit de se porter par­tie civile dans les procès pour viol.

Le con­flit qui s’était dévelop­pé dans les années précé­dentes est ain­si ramené aux sché­mas clas­siques de l’opposition entre mou­ve­ments et insti­tu­tions, entre société et poli­tique. La dif­férence, le refus de définir les femmes par rap­port aux hommes (fût-ce dans un rap­port d’opposition), sont en train de dis­paraître. Et avec eux, le car­ac­tère révo­lu­tion­naire, trans­gres­sif, irré­ductible de ce ­mou­ve­ment.

Pen­dant ce temps, le fémin­isme se sépare en « mille ruis­seaux ». On s’intéresse à l’histoire des femmes ; on écrit, on fait de la poésie ; les Maisons des femmes sont créées, des revues parais­sent : Orsaminore, Memo­ria, Don­na­Wom­an­Femme.

Il fau­dra atten­dre 1983 et la sor­tie d’un numéro de Sot­toso­pra inti­t­ulé Plus de femmes que d’hommes, édité par la Librairie des femmes de Milan, pour qu’on en revi­enne toutes à débat­tre de la même chose, c’est-à-dire de la pos­si­bil­ité et/ou de la néces­sité de dire la dif­férence sex­uelle dans le monde

3 Ce numéro spé­cial de Sot­toso­pra, ain­si que tous les autres, sont disponibles en ligne sur le site de la Libre­ria delle donne de Milan

. Mais ceci est une autre his­toire.

dans ce chapitre« 1977 : la fuite hors des col­lec­tifsLes jour­naux de l’aire fémin­iste »
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    La loi sur le divorce est votée en décem­bre 1970, mal­gré l’opposition de la DC. La réforme du droit de la famille date de mai 1975 : elle instau­re le pas­sage de la seule autorité pater­nelle à l’autorité parentale des con­joints, l’égalité entre con­joints, la révi­sion du régime pat­ri­mo­ni­al de la famille et des normes sur la sépa­ra­tion des époux. La loi sur le plan­ning famil­ial est votée en juil­let 1975. La loi sur l’avortement est pro­mul­guée en mai 1978, pen­dant la séques­tra­tion d’Aldo Moro, coupant court à la demande de référen­dum déposée par le Par­ti rad­i­cal. Depuis sep­tem­bre 1973, les CISA (Cen­tri infor­mazioni ster­il­iz­zazione abor­to) avaient com­mencé à pra­ti­quer ouverte­ment des « avorte­ments auto­gérés » ; en jan­vi­er 1974, à Trente, 263 femmes seront inculpées pour avorte­ment : 2 500 s’auto-dénoncent. Voir sur ces ques­tions L’Italie au fémin­isme, op. cit
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    Dans le numéro spé­cial de la revue Sot­toso­pra (1975) dont est issu ce texte, le Col­lec­tif de la via Cheru­bi­ni dénonçait les effets de cette « pri­vati­sa­tion » en désig­nant spé­ci­fique­ment le PCI : « Avorte­ment libre sig­ni­fie seule­ment libre de sanc­tions pénales, mais non pas affir­ma­tion d’une pléni­tude de soi con­quise avec l’avortement. Avorte­ment libre seule­ment parce qu’il nous libère du pire. Dans ce cas par­ler de “lib­erté de choix” par rap­port à son pro­pre corps et à sa pro­pre sex­u­al­ité est une duperie. C’est égale­ment une duperie de croire défendre réelle­ment les femmes en leur accor­dant des con­ces­sions légales qui, mal­gré les apparences, sont très lim­itées. Nous con­sid­érons que la propo­si­tion du PCI est un acte de ter­ror­isme exer­cé à l’encontre des femmes, parce qu’elle escamote tout le drame lié à l’avortement, et décharge sur la femme, lais­sée seule à décider, toute la vio­lence sex­uelle, sociale et économique de la société », cité par L’Italie au fémin­isme, op. cit.
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    Ce numéro spé­cial de Sot­toso­pra, ain­si que tous les autres, sont disponibles en ligne sur le site de la Libre­ria delle donne de Milan