Le dissensus et les symboles de la révolte

Si les années 1960 voient l’émergence d’un dis­sensus rad­i­cal, c’est aus­si grâce à une série de fac­teurs qui touchent l’ensemble du tis­su social. Les grandes migra­tions intérieures avaient trans­fig­uré les villes: dans Roc­co et ses frères (1960), Luchi­no Vis­con­ti avait magis­trale­ment mon­tré le drame de l’exode rur­al, en redonnant à la cul­ture paysanne du Sud une dimen­sion trag­ique sai­sis­sante. De plus en plus d’intellectuels, réfrac­taires à la fonc­tion « organique » que leur assig­naient les par­tis ou les insti­tu­tions, se tour­naient vers des revues comme les Quaderni pia­cen­ti­ni ou Quindi­ci (qui pub­lieront les prin­ci­paux textes du mou­ve­ment étu­di­ant) ou s’organisaient hors des cer­cles offi­ciels (Arbasi­no, Eco, Man­ganel­li et San­guineti, par exem­ple, créeront le Grup­po 63

1 Le Grup­po 63 est un mou­ve­ment d’avant-garde lit­téraire fondé en 1963 par des poètes, essay­istes et écrivains qui, selon les mots de l’un de ses ini­ti­a­teurs, Nan­ni Balestri­ni, entendaient rompre avec « l’état dom­i­nant des choses en lit­téra­ture ». Dans cette phase de « trans­for­ma­tion de la société ital­i­enne, qui était mieux représen­tée par le ciné­ma (Anto­nioni et Felli­ni) […] il fal­lait repenser la nature des lan­gages qui tra­versent l’écriture, c’est-à-dire les struc­tures formelles qui définis­sent le texte, les rap­ports avec la réal­ité morcelée et com­plexe, le rôle des moyens de com­mu­ni­ca­tion dans ce qu’on appellera bien­tôt la “société du spec­ta­cle”, et la posi­tion de défi de l’écrivain à l’encontre de con­ven­tions de style et de com­porte­ments désor­mais obsolètes », Nan­ni Balestri­ni, intro­duc­tion à Grup­po 63, L’antologia, Edi­zioni Testo&immagine, 2002, con­sultable sur le site de l’auteur

).

La pro­duc­tion lit­téraire, artis­tique, et ciné­matographique est pro­fondé­ment influ­encée par cette amorce de révo­lu­tion cul­turelle démoc­ra­tique. On y perçoit la dimen­sion nou­velle d’un « engage­ment civ­il », qui s’oppose sou­vent au moral­isme des années 1950. Au début des années 1960, la ques­tion du divorce est abor­dée pour la pre­mière fois au ciné­ma. En 1963, Francesco Rosi tourne Main basse sur la ville, un réquisi­toire implaca­ble con­tre la spécu­la­tion immo­bil­ière. Signe des temps, le film sera primé au fes­ti­val de Venise.

Au plan inter­na­tion­al, on com­mence à enten­dre par­ler des grands mou­ve­ments étu­di­ants améri­cains con­tre la guerre du Viet­nam. Mais ce sont surtout les échos des guer­res d’indépendance des peu­ples du Tiers-monde qui mar­quent les esprits.

Enri­co Mat­tei, le peu ordi­naire prési­dent de l’ENI (l’Agence nationale des hydro­car­bu­res), qui était en charge de l’approvisionnement en pét­role de l’industrie et du « cycle auto­mo­bile », avait fondé en 1956 le quo­ti­di­en Il Giorno, pour con­tr­er l’hégémonie du Cor­riere del­la Sera et encour­ager la mod­erni­sa­tion du jeu poli­tique. Il devien­dra en réal­ité le spon­sor offi­ciel du futur cen­tre-gauche. Il Giorno appor­ta un sou­tien explicite à la révo­lu­tion algéri­enne, prob­a­ble­ment dans le but avisé de cul­tiv­er des con­tacts prop­ices à une future exploita­tion des ressources pétrolières du Sahara. Un tel cal­cul ne pou­vait que con­trari­er les intérêts des « sept sœurs » (les grandes multi­na­tionales anglais­es, hol­landais­es et améri­caines du pét­role: Shell, Esso, BP, etc.). Mat­tei le paiera de sa vie: une bombe fera explos­er en vol son avion per­son­nel. Cet épisode va encore exac­er­ber l’opposition au colo­nial­isme. Mais au-delà, il révèle au grand pub­lic l’existence de pou­voirs transna­tionaux occultes, en con­férant à la stratégie de l’impérialisme une dimen­sion matérielle et con­crète.

Les pre­mières march­es con­tre la men­ace nucléaire et pour la paix (dont celles, restées célèbres, organ­isées par le rad­i­cal Capi­ti­ni

2 Aldo Capi­ti­ni (1899–1968), écrivain et antifas­ciste pub­lia en 1937 Ele­men­ti di una espe­rien­za reli­giosa. Après-guerre, il dif­fuse la pen­sée non-vio­lente de Gand­hi en Ital­ie. En 1961, il organ­ise de Pérouse à Assise, la Marche pour la paix et la fra­ter­nité entre les peu­ples (où appa­raît pour la pre­mière fois le dra­peau arc-en-ciel dit bandiera del­la pace), ce qui lui vau­dra plus tard le surnom de « Gand­hi ital­ien »

sur la route d’Assise), les guéril­las des peu­ples du Tiers-monde, l’émergence de la Révo­lu­tion cul­turelle chi­noise, c’est là le véri­ta­ble back­ground de l’« inter­na­tion­al­isme pro­lé­tarien » qui est en train de se con­stituer.

Partout dans le monde le sig­nal de la révolte est don­né, partout sur­gis­sent de grands sym­bol­es aux­quels se référ­er. Aux États-Unis, les luttes des Afro-améri­cains s’incarnent dans les fig­ures de Mar­tin Luther King et du plus rad­i­cal Mal­colm X (tous deux assas­s­inés). En Amérique Latine, Camil­lo Tor­res, prêtre et guérillero jouera un rôle impor­tant dans le long dia­logue qui s’instaure entre catholiques et marx­istes. Mais surtout, il y a la vic­toire de la révo­lu­tion cubaine: car si Fidel Cas­tro en reste l’incontestable Líder máx­i­mo, son com­man­dant Che Gue­vara, qui a le physique du rôle*, devient le miroir de l’imaginaire, des aspi­ra­tions et des inquié­tudes de généra­tions entières. La fig­ure du héros roman­tique, fasci­nant, authen­tique et vic­to­rieux, qui sans se don­ner de répit reprend la route pour aller libér­er d’autres peu­ples et com­bat­tre les injus­tices, sem­ble trou­ver dans le Che son exacte incar­na­tion. « Durs comme l’acier, ten­dres comme les vio­lettes, généreux comme le grain mûr »: autant de qual­ités qui peu­vent don­ner un sens à l’existence, et qui sem­blaient résumer la vie et l’histoire de Che Gue­vara. Assas­s­iné en 1967 en Bolivie à la faveur d’un com­plot de la CIA, il devien­dra très vite un mythe col­lec­tif. Le poster por­tant l’inscription « le Che est vivant », imprimé par Gian­gia­co­mo Fel­trinel­li, qui avait été son ami et celui de Cas­tro, con­naî­tra un extra­or­di­naire suc­cès com­mer­cial, avec un mil­lion d’exemplaires ven­dus.

En Occi­dent et en Ital­ie, la fig­ure du com­man­dante Che Gue­vara est pro­fondé­ment liée à un désir de trans­for­ma­tion rad­i­cale des con­di­tions de vie de la jeunesse. Il est avec Mao Tsé-toung (mais bien plus que lui sous cer­tains aspects) l’un des plus grands sym­bol­es de la révolte des années 1960 et 1970. C’est aus­si un des plus effi­caces.

En réal­ité, même si son his­toire est intime­ment liée à la glo­rieuse Révo­lu­tion cubaine, il fau­dra atten­dre le milieu des années 1960 pour que la fig­ure du Che s’impose véri­ta­ble­ment. Jusque-là, et même dans les man­i­fes­ta­tions de sou­tien à Cuba pen­dant la crise des mis­siles, la Révo­lu­tion cubaine est perçue comme un tout indi­vis­i­ble, indis­so­cia­ble de la per­son­ne, des dis­cours et des textes de Fidel Cas­tro. On sait qu’un des plus hauts dirigeants de la Révo­lu­tion n’est pas cubain, mais argentin, et qu’il s’appelle Che Gue­vara. Mais ce n’est que bien plus tard qu’on com­mencera à en dis­cern­er les traits. Ses deux grands dis­cours, pronon­cés le 11 décem­bre 1964 devant l’assemblée générale de l’ONU et en févri­er 1965 devant la con­férence du com­merce et du développe­ment (GATT)

3 Il s’agit plus prob­a­ble­ment du « Dis­cours d’Alger », Sémi­naire économique de sol­i­dar­ité afro-asi­a­tique, des 22 et 23 févri­er 1965, pub­lié dans Le Social­isme et l’homme à Cuba, Maspero, 1966 ; rééd. in Textes poli­tiques, La Décou­verte, 2001

, auront en ce sens un énorme impact.

En 1961, les édi­tions Avan­ti! (dirigées par Gian­ni Bosio qui fondera plus tard l’Institut De Mar­ti­no) avaient pub­lié La Guerre de guéril­la, un manuel mil­i­taire écrit par le Che. L’ouvrage était dédié à Cami­lo Cien­fue­gos, fig­ure hors norme de la guéril­la cubaine, qui allait mourir dans des cir­con­stances mys­térieuses (il dis­parut avec son avion sans laiss­er de traces4 Cami­lo Cien­fue­gos (1932–1959), fils de réfugiés espag­nols, fait par­tie en 1956, sous le com­man­de­ment de Fidel Cas­tro, de l’expédition du Gran­ma, qui donne nais­sance à l’armée rebelle con­tre la dic­tature Batista. À la tête de la colonne Anto­nio Maceo, il entre le 2 jan­vi­er 1959 à La Havane et prend le con­trôle du camp mil­i­taire de Colum­bia, quarti­er général de l’armée. Son avion dis­paraît en mer le 28 octo­bre, date à laque­lle les cubains sont appelés à jeter des fleurs dans la mer et les riv­ières). Ce geste édi­to­r­i­al courageux était assez ­exem­plaire de la vivac­ité polémique dont fai­sait preuve la gauche social­iste à cette péri­ode. Mais est-ce parce qu’il était mal dis­tribué, ou parce qu’il était trop en avance sur l’histoire (repub­lié en 1967 chez Fel­trinel­li, il se ven­dra à des cen­taines de mil­liers d’exemplaires), il ne per­mit pas véri­ta­ble­ment de faire con­naître la fig­ure du Che aux jeunes généra­tions.

Après ses deux dis­cours, et surtout à par­tir de l’annonce de son départ en Bolivie pour y organ­is­er la guéril­la et la révo­lu­tion, l’enthousiasme et l’engouement pour la fig­ure du guérillero atteignent des som­mets. Dans les man­i­fes­ta­tions, on com­mence à scan­der: « Créer deux, trois, de nom­breux Viet­nam » et « Le devoir de tout révo­lu­tion­naire est de faire la révo­lu­tion ». Les slo­gans envahissent aus­si les murs. Bien plus qu’une référence poli­tique, l’exemple du Che, qui mour­ra les armes à la main, devien­dra pour longtemps une aspi­ra­tion ­exis­ten­tielle.

dans ce chapitre« Le développe­ment indus­triel et le col­lège uniqueChe Gue­vara: Le pas de la guéril­la doit s’aligner sur celui du cama­rade le plus faible »
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    Le Grup­po 63 est un mou­ve­ment d’avant-garde lit­téraire fondé en 1963 par des poètes, essay­istes et écrivains qui, selon les mots de l’un de ses ini­ti­a­teurs, Nan­ni Balestri­ni, entendaient rompre avec « l’état dom­i­nant des choses en lit­téra­ture ». Dans cette phase de « trans­for­ma­tion de la société ital­i­enne, qui était mieux représen­tée par le ciné­ma (Anto­nioni et Felli­ni) […] il fal­lait repenser la nature des lan­gages qui tra­versent l’écriture, c’est-à-dire les struc­tures formelles qui définis­sent le texte, les rap­ports avec la réal­ité morcelée et com­plexe, le rôle des moyens de com­mu­ni­ca­tion dans ce qu’on appellera bien­tôt la “société du spec­ta­cle”, et la posi­tion de défi de l’écrivain à l’encontre de con­ven­tions de style et de com­porte­ments désor­mais obsolètes », Nan­ni Balestri­ni, intro­duc­tion à Grup­po 63, L’antologia, Edi­zioni Testo&immagine, 2002, con­sultable sur le site de l’auteur
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    Aldo Capi­ti­ni (1899–1968), écrivain et antifas­ciste pub­lia en 1937 Ele­men­ti di una espe­rien­za reli­giosa. Après-guerre, il dif­fuse la pen­sée non-vio­lente de Gand­hi en Ital­ie. En 1961, il organ­ise de Pérouse à Assise, la Marche pour la paix et la fra­ter­nité entre les peu­ples (où appa­raît pour la pre­mière fois le dra­peau arc-en-ciel dit bandiera del­la pace), ce qui lui vau­dra plus tard le surnom de « Gand­hi ital­ien »
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    Il s’agit plus prob­a­ble­ment du « Dis­cours d’Alger », Sémi­naire économique de sol­i­dar­ité afro-asi­a­tique, des 22 et 23 févri­er 1965, pub­lié dans Le Social­isme et l’homme à Cuba, Maspero, 1966 ; rééd. in Textes poli­tiques, La Décou­verte, 2001
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    Cami­lo Cien­fue­gos (1932–1959), fils de réfugiés espag­nols, fait par­tie en 1956, sous le com­man­de­ment de Fidel Cas­tro, de l’expédition du Gran­ma, qui donne nais­sance à l’armée rebelle con­tre la dic­tature Batista. À la tête de la colonne Anto­nio Maceo, il entre le 2 jan­vi­er 1959 à La Havane et prend le con­trôle du camp mil­i­taire de Colum­bia, quarti­er général de l’armée. Son avion dis­paraît en mer le 28 octo­bre, date à laque­lle les cubains sont appelés à jeter des fleurs dans la mer et les riv­ières