Umberto Eco: Une autre langue: l’italo-indien

L’Espresso, 10 avril 1977. Repub­lié dans Alto là chi va là, op. cit., qui regroupe tous les arti­cles relat­ifs au débat des intel­lectuels « entre dis­sensus et con­formisme » pen­dant le mou­ve­ment de 77 [N.d.A.]. Traduit en français dans Ital­ie 77, op. cit

Dans un réc­it de sci­ence-fic­tion, un pseu­do-agent com­mer­cial (en réal­ité agent de la CIA) fait le tour des planètes périphériques pour y installer une série de cen­tres de pro­duc­tion à bon marché, postes avancés d’une future expan­sion colo­niale. Cet agent est un lin­guiste spé­cial­isé; ne con­nais­sant pas la langue des planètes vis­itées, il doit établir le code après analyse des com­porte­ments indigènes. C’est ce qu’il fait aus­si sur la dernière planète et il sem­ble réus­sir: il éla­bore une série de règles gram­mat­i­cales, com­mu­nique avec les habi­tants, rédi­ge un con­trat; mais arrivé à ce point, il s’aperçoit qu’on lui pose des ques­tions incom­préhen­si­bles. Le code doit être plus com­plexe qu’il ne l’imaginait. Il recom­mence son enquête, éla­bore un nou­veau mod­èle de com­porte­ments com­mu­ni­cat­ifs: il se heurte tou­jours au même mur d’incompréhension. Il com­prend enfin qu’il se trou­ve devant une société qui change de code tous les jours. Les indigènes peu­vent en une nuit redis­tribuer leurs règles de com­mu­ni­ca­tion. L’agent repart, dés­espéré: la planète est restée impéné­tra­ble.

Ce réc­it illus­tre pour moi à mer­veille les dif­fi­cultés des soci­o­logues, poli­to­logues, théoriciens de par­tis ou d’académies à courte vue quand ils essaient de définir le lan­gage et le com­porte­ment des jeunes de 1977.

Je ne me réfère pas unique­ment aux dis­cours d’assemblées, mais aux com­porte­ments quo­ti­di­ens, à l’usage de l’ironie, d’une langue apparem­ment inco­hérente, à l’emploi des mass-médias, aux graf­fi­tis, aux slo­gans, à la musique.

Allu­mons au hasard la radio et écou­tons une des chan­sons préférées des jeunes; peu importe l’auteur-interprète. On a d’abord l’impression qu’il par­le un lan­gage dis­parate, fait d’allusions qui nous échap­pent: aucun « lien logique »; et pour­tant la chan­son dit bien quelque chose, et ce quelque chose est par­faite­ment fam­i­li­er et con­va­in­cant pour un garçon de 14 ans! Alors une ques­tion vient à l’esprit: les pre­miers lecteurs d’Éluard, d’Apollinaire, de Maïakovs­ki et de Lor­ca n’éprouvaient-ils pas le même sen­ti­ment éton­né devant l’allure « illogique et frag­men­tée » de leur poésie? Ce qui frappe le plus le pro­fesseur (d’université ou de lycée) qui par­ticipe à une assem­blée d’étudiants, c’est la dif­férence entre les thèmes et les reven­di­ca­tions du lun­di et ceux du mar­di. L’auditeur cherche en vain où le groupe a pu trou­ver une étrange cohérence entre deux paque­ts de reven­di­ca­tions. Tout se déroule à par­tir de quelques mots d’ordre imper­cep­ti­bles, comme si on avait tacite­ment et instan­ta­né­ment recon­sti­tué un code de com­porte­ment. Les pre­miers lecteurs de l’Ulysse de Joyce devaient, me sem­ble-t-il, éprou­ver la même sen­sa­tion: ils s’étaient à peine adap­tés au style « vis­céral » d’un chapitre en mono­logue intérieur, qu’ils se retrou­vaient, stupé­faits, devant le chapitre suiv­ant, qui amas­sait toutes les fig­ures de la rhé­torique clas­sique. Ou bien, après avoir com­pris quelques pages présen­tant des événe­ments con­sid­érés d’un seul point de vue, ils se per­daient dans d’autres pages présen­tant un seul événe­ment con­sid­éré de plusieurs points de vue.

La cul­ture « pro­fes­sion­nelle » a com­pris et a expliqué assez vite qu’on était là devant des mod­èles de lab­o­ra­toire d’une sub­ver­sion des lan­gages, où l’art s’essayait à pré­fig­ur­er un état de crise et remet­tait en ques­tion l’homme-sujet. Le sujet divisé, la dis­so­lu­tion de la con­science, du moi tran­scen­dan­tal, la néga­tion du point de vue priv­ilégié comme parabole du refus du pou­voir: que de clefs pour expli­quer un mod­èle de nou­veau lan­gage mis au point dans les lab­o­ra­toires de l’art! À l’arrière-plan, restait la société, avec ses codes invari­ables, avec ses méta­lan­gages con­fir­més, qui lui four­nissent les expli­ca­tions et les jus­ti­fi­ca­tions his­toriques mêmes de ces lan­gages en lib­erté. À l’objection que ces lan­gages ne reflé­taient pas la réal­ité sociale du moment, on répondait par les fameuses dis­par­ités de développe­ment entre struc­ture et super­struc­ture: la pra­tique sub­ver­sive des divers lan­gages devait pré­fig­ur­er des états de désagré­ga­tion ou de recom­po­si­tion du tis­su social et psy­chologique, qui se réper­cuterait ensuite, mais dans la phase suiv­ante, au niveau des rap­ports économiques.

Nous y sommes peut-être aujourd’hui: les nou­velles généra­tions par­lent et vivent dans leur pra­tique quo­ti­di­enne le lan­gage (ou, mieux, la mul­ti­plic­ité des lan­gages) de l’avant-garde. La cul­ture offi­cielle s’est essouf­flée à vouloir iden­ti­fi­er les pistes du lan­gage d’avant-garde; elle les cher­chait sur des voies sans issue alors que les lan­gages et les com­porte­ments sub­ver­sifs avaient déjà aban­don­né le cir­cuit fam­i­li­er de l’édition, des galeries, des ciné­math­èques, pour se trou­ver une iden­tité dans la musique des Bea­t­les, les images psy­chédéliques de Yel­low Sub­ma­rine, les chan­sons de Jan­nac­ci, les répliques loufo­ques de Cochi et Rena­to1 Duo de comiques né dans les années 1960, qui ren­con­tre un large suc­cès avec ses numéros de cabarets et ses chan­sons abra­cadabrantes, écrites avec Enzo Jan­nac­ci; John Cage et Stock­hausen se retrou­vaient dans une fusion de rock et de musique ital­i­enne, les murs de la ville ressem­blaient de plus en plus à un tableau de Cy Twombly… Il y a aujourd’hui plus d’analogie entre le texte d’un auteur-inter­prète et Céline, entre une dis­cus­sion dans une assem­blée de mar­gin­aux et un drame de Beck­ett, qu’il n’y en a entre Beck­ett ou Céline et tel ou tel événe­ment de la vie artis­tique ou théâ­trale sig­nalé par l’Espres­so.

Le plus intéres­sant est que ce lan­gage du sujet éclaté, cette pro­liféra­tion de mes­sages apparem­ment sans code sont com­pris et pra­tiqués à la per­fec­tion par des groupes aujourd’hui encore étrangers à la cul­ture offi­cielle, qui n’ont jamais lu Céline ni Apol­li­naire et qui sont venus à la parole à tra­vers la musique, le daz­ibao, la fête, les con­certs pop. Et alors que la cul­ture offi­cielle com­pre­nait par­faite­ment le lan­gage du sujet divisé tant qu’il était par­lé en lab­o­ra­toire, elle ne le com­prend plus quand elle l’entend dans la bouche des mass­es. En d’autres ter­mes, c’est le même homme de cul­ture qui se moquait du bour­geois quand celui-ci, au musée, avouait ne rien com­pren­dre à une femme avec trois yeux, à des graf­fi­tis sans forme, qui aujourd’hui, en face d’une généra­tion qui s’exprime par la même femme à trois yeux et les mêmes graf­fi­tis sans forme, avoue ne rien com­pren­dre « à ce qu’ils dis­ent ». Ce qui lui parais­sait accept­able comme utopie abstraite, comme propo­si­tion de lab­o­ra­toire, devient inac­cept­able dans la vie courante. Entre par­en­thès­es, on peut dire que la gauche tra­di­tion­nelle éprou­ve les mêmes dif­fi­cultés à com­pren­dre ces phénomènes nou­veaux que toutes les expéri­ences d’avant-garde, parce qu’elle se retranche tou­jours der­rière sa notion d’un sain réal­isme. Lors d’une récente man­i­fes­ta­tion, les étu­di­ants scan­daient: « Gui et Tanas­si2 Lui­gi Gui et Mario Tanas­si sont deux anciens min­istres de la Défense qui seront accusés en 1976 d’avoir touché d’importants pots-de-vin pour favoris­er l’acquisition par l’État ital­ien d’avions Her­cules C‑130 de la firme améri­caine Lock­heed Cor­po­ra­tion. Révélé par une enquête du Sénat améri­cain, ce scan­dale débouchera en Ital­ie sur la démis­sion en 1978 du Prési­dent de la République Gio­van­ni Leone, et en 1979 sur la con­damna­tion de Mario Tanas­si pour cor­rup­tion. sont inno­cents, les étu­di­ants sont délin­quants. » L’ironie et la provo­ca­tion étaient claires. Aus­sitôt après, un groupe d’ouvriers repre­nait le slo­gan, pour man­i­fester leur sol­i­dar­ité. Mais ils l’avaient traduit dans leurs mod­èles d’intelligibilité: « Gui et Tanas­si sont des délin­quants, les étu­di­ants sont inno­cents. » Les ouvri­ers dis­aient la même chose, mais en ter­mes réal­istes; parce que tout sim­ple­ment, ils ne pou­vaient pas accepter le jeu de l’ironie. Non parce qu’ils sont inca­pables de com­pren­dre l’ironie, mais parce qu’ils ne la recon­nais­sent pas comme moyen d’expression poli­tique.

Des nuances sont, toute­fois, néces­saires. Et d’abord, il est clair que mon hypothèse ne sig­ni­fie pas que l’expérimentation sur les lan­gages a fait naître cette con­science nou­velle. L’affirmer serait de l’idéalisme. J’ai voulu remar­quer sim­ple­ment com­ment un pro­jet abstrait et lit­téraire d’expression sub­ver­sive, allant de la langue au com­porte­ment, a prof­ité, d’une part, de la dif­fu­sion par les mass media et, de l’autre, d’une sit­u­a­tion his­torique et économique bien pré­cise, où le moi divisé, le sujet dis­so­cié, le sen­ti­ment d’être sans patrie et la perte de l’identité ont cessé d’être une hal­lu­ci­na­tion expéri­men­tale, un pressen­ti­ment obscur, pour devenir la con­di­tion psy­chologique et sociale d’une grande masse de jeunes. On voit bien par là que notre hypothèse à elle seule est insuff­isante et qu’elle appelle d’autres expli­ca­tions. Mais c’est bien une hypothèse « poli­tique », même si elle relève de l’anthropologie cul­turelle. L’étude anthro­pologique des struc­tures sociales et de leur trans­for­ma­tion passe aus­si par la lec­ture des mythes et des rites.

Deux­ième mise au point: mon hypothèse ne veut pas être une jus­ti­fi­ca­tion opti­miste. Il n’est pas vrai que tout ce qui se pro­duit est bon et que le seul fait de se pro­duire en com­mande la réus­site. Cer­taines muta­tions appor­tent des crises dans l’espèce. Dans la planète évo­quée au début, la com­mu­nauté pou­vait chang­er le code de tous les jours, parce que cette apti­tude était inscrite dans le pro­gramme géné­tique de cha­cun de ses mem­bres. Mais en dehors de toute sci­ence-fic­tion, peut-il exis­ter une com­mu­nauté qui change de code tous les jours sans être liée aux codes soci­aux qui l’ont précédée? Peut-on ignor­er la dialec­tique entre norme et vio­la­tion en faisant de la vio­la­tion la seule norme recon­nue? Peut-on restruc­tur­er en per­ma­nence, sans faire appel à un méta­lan­gage qui installerait dans les con­ven­tions les règles de restruc­tura­tion elles-mêmes? Je veux dire ceci: est-ce psy­chologique­ment et biologique­ment souten­able? C’est la ques­tion qui est posée aux « nou­veaux bar­bares » de l’An 9

3 « Je dirai sim­ple­ment qu’il s’agit d’une généra­tion qui, dès son appari­tion, fait table rase de tout ce qui a été dit avant et pen­dant 1968 : 77 moins 68 font 9 ; je par­lerai par con­séquent de généra­tion de l’An 9 », Umber­to Eco, « La com­mu­ni­ca­tion sub­ver­sive neuf ans après 68 », cité dans Ital­ie 77, op. cit

; quant aux autres, ils devront être en mesure de com­pren­dre non seule­ment les ter­mes de la ques­tion, mais aus­si, éventuelle­ment, les mécan­ismes de la réponse.

Bien évidem­ment, je con­tin­ue ici à inter­roger une métaphore à tra­vers d’autres métaphores. Il est sans doute impos­si­ble de faire davan­tage en ce moment. Cela dit, il se peut aus­si que cet exer­ci­ce de la métaphore cache une dernière astuce pathé­tique de la rai­son, qui voudrait don­ner une forme sta­ble à un proces­sus de tran­si­tion per­ma­nent. Mais, c’est bien con­nu, à cha­cun ses obses­sions.

dans ce chapitre« Com­mu­ni­ca­tion, pou­voir et révolteL’appel des intel­lectuels français »
  • 1
    Duo de comiques né dans les années 1960, qui ren­con­tre un large suc­cès avec ses numéros de cabarets et ses chan­sons abra­cadabrantes, écrites avec Enzo Jan­nac­ci
  • 2
    Lui­gi Gui et Mario Tanas­si sont deux anciens min­istres de la Défense qui seront accusés en 1976 d’avoir touché d’importants pots-de-vin pour favoris­er l’acquisition par l’État ital­ien d’avions Her­cules C‑130 de la firme améri­caine Lock­heed Cor­po­ra­tion. Révélé par une enquête du Sénat améri­cain, ce scan­dale débouchera en Ital­ie sur la démis­sion en 1978 du Prési­dent de la République Gio­van­ni Leone, et en 1979 sur la con­damna­tion de Mario Tanas­si pour cor­rup­tion.
  • 3
    « Je dirai sim­ple­ment qu’il s’agit d’une généra­tion qui, dès son appari­tion, fait table rase de tout ce qui a été dit avant et pen­dant 1968 : 77 moins 68 font 9 ; je par­lerai par con­séquent de généra­tion de l’An 9 », Umber­to Eco, « La com­mu­ni­ca­tion sub­ver­sive neuf ans après 68 », cité dans Ital­ie 77, op. cit