La crise de l’orthodoxie communiste

La remise en ques­tion du mythe de Staline et de l’infaillibilité de l’État-guide puis l’entrée des chars de l’armée sovié­tique en Hon­grie ont créé des trau­ma­tismes pro­fonds au sein des deux par­tis his­toriques de la classe ouvrière. La dis­si­dence qui en était issue avait amené un groupe assez con­séquent d’intellectuels à sor­tir du PSI. C’est eux qui seront, comme on l’a vu, à l’origine du courant opéraïste dans les années 1960. Pour ce qui con­cerne le PCI, en revanche, le proces­sus est beau­coup plus lent. La réac­tion de la base lors de la polémique sur les événe­ments de Hon­grie con­siste surtout à resser­rer les rangs autour du par­ti et de ses thès­es: on fait bloc con­tre tout ce qui dément la ver­sion offi­cielle d’une manœu­vre des ser­vices secrets occi­den­taux des­tinée à tromper les tra­vailleurs hon­grois. Le long débat sur la Hon­grie se pour­suiv­ra toute­fois dans les sec­tions du Par­ti jusqu’à la fin des années 1950. Il y instillera un malaise et des con­tra­dic­tions qui se per­pétueront bien au-delà.

L’insuffisance de l’analyse du groupe dirigeant du Par­ti com­mu­niste sur la nou­velle phase du développe­ment cap­i­tal­iste est plus qu’évidente, et beau­coup de mil­i­tants ressen­tent la néces­sité de se dot­er de nou­veaux out­ils de com­préhen­sion et d’intervention. Mais, tan­dis que les luttes ouvrières repren­nent, et qu’elles échap­pent large­ment à la direc­tion des avant-gardes com­mu­nistes, le débat reste her­mé­tique­ment con­finé entre les murs des sec­tions. Comme l’écrira plus tard Vit­to­rio Rieser dans les Quaderni rossi: « Les années 1950 et 1960 met­tent le mou­ve­ment ouvri­er ital­ien face à des faits pro­fondé­ment nou­veaux. D’une part, le développe­ment cap­i­tal­iste atteint une ampleur sans précé­dent; de l’autre, de manière con­comi­tante au mir­a­cle économique, on assiste après des années d’immobilité à une reprise crois­sante des luttes ouvrières, qui révèle l’inadéquation de l’analyse que fait le marx­isme offi­ciel de la société cap­i­tal­iste […] Si les racines objec­tives de cette crise [d’identité, N.d.A.] tien­nent à l’intensification du développe­ment ­cap­i­tal­iste, ce qui les qual­i­fie poli­tique­ment, c’est le développe­ment des luttes ­ouvrières

1 Quaderni rossi no 3, juin 1963

. »

La crise de la référence à l’État-guide et la vérité objec­tive du rap­port Khrouchtchev sur les méfaits de Staline con­traig­nent la direc­tion du PCI à ten­ter une opéra­tion ram­pante de déstal­in­i­sa­tion sur l’immense ter­ri­toire des sec­tions de base. Les résis­tances sont extrême­ment fortes: la base mil­i­tante a gran­di dans le mythe du « grand con­dot­tiere ». Pen­dant la Guerre froide (de l’après-guerre jusqu’à l’ère Khrouchtchev), l’opposition des deux super­puis­sances con­férait au mil­i­tant moyen une solide iden­tité. Il était de plus couram­ment admis que Togli­at­ti pra­ti­quait une astu­cieuse « dou­ble ligne »: d’un côté, respect et mise en œuvre des règles démoc­ra­tiques, de l’autre, une fois le pou­voir en main, instau­ra­tion de la « dic­tature du pro­lé­tari­at ». Dans cette per­spec­tive, et pour de très nom­breuses années encore, de nom­breuses for­ma­tions par­ti­sanes avaient caché leurs armes plutôt que de les ren­dre. La cul­ture de la « Résis­tance trahie » vivait son exis­tence souter­raine et respec­tait la ligne du par­ti dans l’attente du moment favor­able. Le rêve, tout imag­i­naire, de l’arrivée de la glo­rieuse « armée rouge » en sou­tien frater­nel aux révo­lu­tion­naires ital­iens gar­dait dans ce con­texte une valeur haute­ment con­so­la­trice.

Khrouchtchev sem­blait avoir en par­tie brisé cet espoir. Il avait énon­cé la théorie de la « coex­is­tence paci­fique », du respect sub­stantiel des sphères d’influence respec­tives des deux super­puis­sances. Dans la cul­ture poli­tique des mil­i­tants com­mu­nistes, le slo­gan « L’Italie hors de l’OTAN, l’OTAN hors d’Italie » n’était pas une sim­ple défense de l’indépendance nationale: il s’inscrivait aus­si claire­ment dans le futur pro­jet révo­lu­tion­naire. La posi­tion de Khrouchtchev fut ressen­tie par beau­coup comme la révi­sion d’une sorte de pacte his­torique implicite. C’est ain­si que naquit la polémique sur le « révi­sion­nisme ». Entre-temps, la reprise et le développe­ment des luttes dans les pays du Tiers-monde avaient com­mencé à domin­er le paysage inter­na­tion­al. La révo­lu­tion algéri­enne était en cours, la révo­lu­tion cubaine con­nais­sait une rapi­de accéléra­tion, au Viet­nam une guerre his­torique avait débuté.

« Dans la con­ti­nu­ité du XXe con­grès, Khrouchtchev engage une poli­tique qui tient en trois points: le rap­proche­ment avec l’Ouest, le défi tech­ni­co-économique, la déstal­in­i­sa­tion

2 Le texte qui suit est extrait de Wal­ter Toba­gi, Sto­ria del Movi­men­to stu­den­tesco e dei marx­isti-lenin­isti in Italia, Sug­ar, 1970

. Trois thèmes qui, à brève échéance, engen­drent de lour­des polémiques, puis une ter­ri­ble rup­ture avec la République pop­u­laire de Chine. Par-delà les intérêts des États qui ali­mentent inévitable­ment le con­flit, les querelles* idéologiques pren­nent ici un relief par­ti­c­uli­er. Et ce sont pré­cisé­ment elles qui con­tribuent à dif­fuser, en l’espace de quelques années, le nom de Mao en Ital­ie. Le PCI, que ce soit sous la con­duite de Togli­at­ti ou sous celle de Lon­go, s’aligne sur les posi­tions de l’Union Sovié­tique et s’éloigne pro­gres­sive­ment de la ligne chi­noise. Il avalise par con­séquent l’interprétation sovié­tique de la polémique avec la Chine, même s’il adopte déjà, avec le Memo­ri­ale di Yal­ta

3 En août 1964 à Yal­ta, au cours de ses vacances en Crimée et quelques jours avant sa mort, Togli­at­ti rédi­ge un mémoran­dum, con­nu sous le nom de Memo­ri­ale di Yal­ta. On peut y lire : « Il n’est pas raisonnable de par­ler des pays social­istes (y com­pris de l’Union Sovié­tique) comme si tout s’y pas­sait tou­jours bien. […] il faut avoir le courage d’adopter une atti­tude cri­tique vis-à-vis de nom­breux prob­lèmes si l’on veut créer une base solide pour une com­préhen­sion meilleure et une union plus étroite dans l’ensemble de notre mou­ve­ment. » Il y défend égale­ment une voie ital­i­enne vers le social­isme

, une atti­tude plus nuancée, moins phi­lo-sovié­tique que celle, par exem­ple, du Par­ti com­mu­niste français. Pour le dire dans les ter­mes des pre­miers dis­si­dents marx­istes-lénin­istes, le PCI est vic­time d’une “dégénéres­cence oppor­tuniste et petite-bour­geoise” qui est l’“inévitable con­séquence d’une ligne de col­lab­o­ra­tion et d’entente avec l’impérialisme améri­cain et la bour­geoisie ital­i­enne”. Les franges extrémistes du PCI qui n’acceptent pas la ligne poli­tique du groupe dirigeant savent qu’ils peu­vent se tourn­er vers l’exemple chi­nois, et plus indi­recte­ment, vers l’Albanie […]. »

Comme on peut l’imaginer, les ques­tions théoriques pren­nent dans ce con­flit une impor­tance cru­ciale, ce qui con­traste net­te­ment avec le prag­ma­tisme prompt à la com­pro­mis­sion des groupes com­mu­nistes dirigeants. Ini­tiale­ment, comme l’écrit Giuseppe Mai (une des fig­ures du marx­isme-lénin­isme en Ital­ie), « ce mou­ve­ment de dis­si­dence ne fut pas en mesure d’opposer au groupe dirigeant du PCI une ligne claire et une action poli­tique juste. Dans bien des cas, la bataille n’était pas menée sur le plan idéologique, ce qui aurait con­sisté à met­tre en cause la ligne poli­tique du Par­ti: beau­coup de cama­rades aban­don­naient le par­ti révi­sion­niste parce qu’ils étaient indignés à juste titre par l’embourgeoisement de ses dirigeants et les reten­tis­sants épisodes de col­lab­o­ra­tion avec la bour­geoisie ». Puis on com­mença à mieux con­naître les raisons de la diver­gence chi­noise et la pen­sée du « grand tim­o­nier » Mao Tsé-toung. « Tous les marx­istes-lénin­istes – écrit encore Mai – ont alors con­trac­té une dette de recon­nais­sance envers les par­tis et les peu­ples de la République pop­u­laire de Chine, et de l’Albanie, pour l’aide qu’ils ont apportée aux class­es exploitées ital­i­ennes. »

« Sans même par­ler des aides “matérielles”, rap­pelons qu’en 1962 des pub­li­ca­tions antirévi­sion­nistes imprimées par les soins du Par­ti du tra­vail d’Albanie com­men­cent à cir­culer dans les sec­tions du PCI

4 Wal­ter Toba­gi, Sto­ria del Movi­men­to stu­den­tesco, op. cit

… La même année, lors du Xe con­grès du PCI – où la poli­tique chi­noise est cri­tiquée pour la pre­mière fois par un PC occi­den­tal – le délégué de Pékin, Chao I‑Min, repousse les “attaques ­dén­i­grantes” des révi­sion­nistes.

Peu après, le Quo­ti­di­en du Peu­ple revient sur le sujet dans un édi­to­r­i­al inti­t­ulé “Les diver­gences entre le cama­rade Togli­at­ti et nous”. Les com­mu­nistes chi­nois se mon­trent alors soucieux de pré­cis­er leurs points de diver­gence non seule­ment avec le Par­ti com­mu­niste sovié­tique, mais aus­si avec tous les par­tis com­mu­nistes fidèles à la ligne de Moscou. Un an plus tard, un autre opus­cule témoign­era de cette volon­té, qui s’intitulera cette fois: “Encore une fois sur les diver­gences entre le cama­rade Togli­at­ti et nous.”

Entre 1962 et 1964, on assiste au phénomène des “let­tres anonymes”. Ces let­tres, dif­fusées à l’initiative du PCI par­mi les mil­i­tants com­mu­nistes, se récla­ment d’une posi­tion “cri­tique de gauche”. Mais leurs anonymes rédac­teurs ne se pla­cent nulle­ment dans la per­spec­tive de sor­tir du Par­ti; ils con­sid­èrent au con­traire (c’est-à-dire qu’ils veu­lent faire croire) qu’il est pos­si­ble d’agir à l’intérieur du PCI, sur la base de posi­tions de gauche, pour le men­er sur la voie d’une poli­tique marx­iste-lénin­iste. »

Quoi qu’il en soit, dans la polémique qui oppo­sait les chi­nois au PCI, la diver­gence por­tait aus­si bien sur la lec­ture de la péri­ode his­torique que sur la con­cep­tion du rôle des par­tis com­mu­nistes. En adhérant à la théorie de la « coex­is­tence paci­fique », le PCI visait une inté­gra­tion pro­gres­sive dans l’exécutif sur le plan nation­al, ce qui rendait sa posi­tion dif­fi­cile au regard de l’expansion des guer­res de libéra­tion du Tiers-monde. Quant à l’idée d’une « voie paci­fique vers le social­isme », dans la mesure où elle accep­tait la dynamique élec­torale, elle ne lais­sait de place qu’à la prob­lé­ma­tique des « réformes de struc­ture ». Des réformes, donc, qui devaient atténuer pro­gres­sive­ment l’oppression des mécan­ismes d’exploitation en même temps qu’elles autoris­eraient un cer­tain nom­bre de mesures et de lois dans le champ des droits démoc­ra­tiques et de la représen­ta­tion.

Mais davan­tage encore, cela l’obligeait à revoir sa posi­tion sur la ques­tion de la guerre. En effet, dans la tra­di­tion lénin­iste clas­sique, la guerre est le résul­tat inévitable des dynamiques de développe­ment du cap­i­tal­isme et de l’impérialisme. Elle est, pour le dire clas­sique­ment, « la con­tin­u­a­tion de la poli­tique par d’autres moyens ». La tâche des com­mu­nistes est donc de trans­former la guerre impéri­al­iste en « guerre civile », c’est-à-dire en pra­tique révo­lu­tion­naire, sous la con­duite du Par­ti.

Ce rigoureux socle théorique (résumé ici de manière néces­saire­ment som­maire) est inc­on­cil­i­able de fait avec la théorie de la « coex­is­tence paci­fique ». Le PCI voy­ait dans le péril nucléaire un fac­teur pro­pre à mod­i­fi­er pro­fondé­ment sa théorie de la guerre impéri­al­iste: il opéra donc égale­ment dans ce champ une « révi­sion » des principes marx­istes-lénin­istes. La réac­tion des chi­nois fut très dure, mais n’alla pas jusqu’à la rup­ture, ce qui est typ­ique de la pen­sée poli­tique de Mao Tsé-toung. Car s’il s’agissait bien d’un con­flit poli­tique et idéologique, il se jouait encore à l’intérieur du camp com­mu­niste. Et c’est pourquoi Togli­at­ti mérite encore ici le nom de cama­rade.

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    Quaderni rossi no 3, juin 1963
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    Le texte qui suit est extrait de Wal­ter Toba­gi, Sto­ria del Movi­men­to stu­den­tesco e dei marx­isti-lenin­isti in Italia, Sug­ar, 1970
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    En août 1964 à Yal­ta, au cours de ses vacances en Crimée et quelques jours avant sa mort, Togli­at­ti rédi­ge un mémoran­dum, con­nu sous le nom de Memo­ri­ale di Yal­ta. On peut y lire : « Il n’est pas raisonnable de par­ler des pays social­istes (y com­pris de l’Union Sovié­tique) comme si tout s’y pas­sait tou­jours bien. […] il faut avoir le courage d’adopter une atti­tude cri­tique vis-à-vis de nom­breux prob­lèmes si l’on veut créer une base solide pour une com­préhen­sion meilleure et une union plus étroite dans l’ensemble de notre mou­ve­ment. » Il y défend égale­ment une voie ital­i­enne vers le social­isme
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    Wal­ter Toba­gi, Sto­ria del Movi­men­to stu­den­tesco, op. cit