Note des traducteurs

Le pro­jet de traduire L’orda d’oro remonte au terme d’une décen­nie ryth­mée, en France, par des con­flits qui ont érodé «le cynisme et la peur» pro­pres à la société de con­cur­rence: mobil­i­sa­tion mas­sive d’intermittents et de pré­caires qui, en 2003, ­exi­gent un droit au chô­mage; émeutes en ban­lieue parisi­enne, en 2005, après la mort de deux ado­les­cents, élec­tro­cutés alors qu’ils étaient pour­suiv­is par la police; plusieurs semaines de grèves, man­i­fes­ta­tions et blocages impul­sés en 2006 par des sco­lar­isés, prin­ci­pale­ment lycéens, lors de l’instauration d’un con­trat pre­mière embauche (CPE) qui aggra­vait la pré­cari­sa­tion des entrants dans le salari­at. Il s’achève au lende­main d’un long print­emps de révolte con­tre l’imposition d’une énième «loi tra­vail» par un gou­verne­ment de gauche. Tout comme leurs con­di­tions d’émergence, de tels moments d’insubordination rap­pel­lent que le texte ici pub­lié n’a pas per­du de son actu­al­ité. L’histoire con­tin­ue. Et avec elle, le refus de la société du cap­i­tal. Crise, austérité, flex­i­bil­ité, dette, état d’urgence, c’est aus­si de ce présent, issu de quar­ante années de restruc­tura­tion per­ma­nente, que La horde d’or établit la généalo­gie: celle d’une con­tre-révo­lu­tion qui ne dit pas son nom, et qui s’empare de toutes les dimen­sions sociales de l’existence, des espaces et des temps de vie, de pen­sée, de ­pro­duc­tion, à l’école, à l’université, dans les insti­tu­tions, dans la rue ou chez soi, jusque dans les corps et les sen­si­bil­ités.

Si le «lab­o­ra­toire ital­ien» car­tographié par l’ouvrage offre une saisie incom­pa­ra­ble de ces ten­sions, c’est que là plus que partout ailleurs en Europe dans le dernier XXe siè­cle, les luttes, les mou­ve­ments, l’affrontement avec les pou­voirs insti­tués ont atteint une dimen­sion de masse. Des pre­mières sec­ouss­es qui dis­ent, dès les années 1950, le refus de «l’idéologie de la Recon­struc­tion» et le pas­sage accéléré au « fordisme », de la général­i­sa­tion du « refus du tra­vail» à la décom­po­si­tion du Mou­ve­ment ouvri­er au début des années 1980, le livre pro­pose un réc­it com­pos­ite, éclaté et pour­tant étrange­ment cohérent d’un antag­o­nisme social et poli­tique qui se sera éten­du de l’usine à l’ensemble de la société. Ce change­ment de monde et d’époque, La horde d’or le racon­te au pluriel sin­guli­er, tis­sant les fils matériels et sub­jec­tifs des com­porte­ments, des besoins et des luttes. Ce sont des his­toires de cam­pagne qui devient ville, puis métro­pole, de grandes migra­tions du Sud vers le Nord indus­triel, de luttes pour le salaire et con­tre la pro­duc­tiv­ité, de vic­toires et de défaites ryth­mées par des chan­sons, de grèves impromptues minu­tieuse­ment coor­don­nées par l’intelligence col­lec­tive, d’assemblées d’étudiants-travailleurs qui déser­tent l’université, de col­lec­tifs de femmes qui dyna­mi­tent la poli­tique des groupes révo­lu­tion­naires, d’autoréductions et d’appropriations pro­lé­taires, d’affrontements con­tre la société de class­es et sa police et de luttes armées, d’indiens mét­ro­pol­i­tains, d’immeubles qui devi­en­nent radios libres ou loge­ments occupés, de comités de rédac­tion qui se réu­nis­sent dans des librairies trans­for­mées en cen­tres soci­aux…

À la façon d’un long man­i­feste rétro­spec­tif, le livre décrit le foi­son­nement ­théorique, poli­tique, mais aus­si cul­turel, lan­gagi­er qui a car­ac­térisé cette anom­alie ital­i­enne, le revers sub­jec­tif de la «grande trans­for­ma­tion» des années 1960–1970. S’il en par­court les lignes de plus en plus dis­parates et hétérogènes au fil de ce Mai qui dura 10 ans (ce que l’on a appelé les «autonomies»), il ne cesse en même temps de don­ner à voir la con­ti­nu­ité des prob­lèmes poli­tiques, sans jamais les con­sid­ér­er comme séparés. Qu’il s’agisse du tra­vail (dans et hors l’usine), des cul­tures mét­ro­pol­i­taines (du détourne­ment cri­tique jusqu’aux out­ils de com­mu­ni­ca­tion du mou­ve­ment), de l’organisation poli­tique (du sché­ma ancien de la prise de pou­voir à la con­struc­tion de con­tre-pou­voirs), de la pro­duc­tion de savoirs (de l’enquête ouvrière au savoir séparé des groupes fémin­istes). Autant de ter­rains de con­flit aux­quels se con­fron­tent les dif­férentes com­posantes de lutte, mis­es à l’épreuve de leur pro­pre réal­ité – de leur fragilité comme de leur per­ti­nence. Et c’est sans doute pourquoi ­l’ouvrage con­tin­ue à décrire au sin­guli­er cette «vague révo­lu­tion­naire et créa­tive, poli­tique et exis­ten­tielle», comme si c’était à l’ensemble du mou­ve­ment que ces enjeux con­flictuels et con­tra­dic­toires restaient présents – même si refor­mulés et éclatés en tous sens. Ten­sion pro­duc­tive et jamais résolue entre l’affirmation col­lec­tive de besoins rad­i­caux (d’égalité, d’émancipation, de bon­heur) et l’affrontement ouvert avec l’organisation cap­i­tal­iste de la société.

La horde d’or n’est donc pas tout à fait un livre d’Histoire et pas davan­tage un manuel. Il n’apporte ni réponse, ni recette. Il est col­lage et mon­tage de dif­férents textes, auteurs et sources, espaces et matéri­aux du mou­ve­ment. Allées et venues entre le vocab­u­laire poli­tique et la prose lit­téraire, entre le tract et le réc­it d’enquête, entre les paroles d’une chan­son et celles d’un man­i­feste, entre le lan­gage de la théorie et celui des inscrip­tions murales… Enquête, col­lage et dif­férences donc, autant que le mou­ve­ment fut trans­ver­sal­ité et com­po­si­tion (et décom­po­si­tion – et recom­po­si­tion). Cette méth­ode d’exposition et de recherche ne répond pas seule­ment à un enjeu descrip­tif, mais aus­si, comme le rap­pel­lent les auteurs dans leurs pré­faces, au choix d’une par­tial­ité énon­cée depuis la plu­ral­ité et l’intérieur de ces mou­ve­ments, pour défaire la fausse total­ité du réc­it des vain­queurs, de la «Société», de «l’Histoire». Et à tout le moins, lever l’amnésie et l’effacement qui ont frap­pé la dernière grande vague révo­lu­tion­naire qu’ait con­nue l’Europe. C’est ain­si sans doute que ce livre débouche sur notre présent : parce qu’il rou­vre une série de ques­tion­nements ­poli­tiques encore très large­ment refoulés, il est une indi­ca­tion à (re)lire la péri­ode 1960–1977 sans mytholo­gie, et sans autre nos­tal­gie que celle du futur.

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