La notion de totalité en question

La genèse cul­turelle et philosophique de 68 reste à écrire.

On se con­tentera ici, à titre indi­catif, d’esquisser quelques pistes pour ce tra­vail à venir. D’une façon générale, le mou­ve­ment de 68 exprime un ques­tion­nement col­lec­tif sur le « sens », et ce qu’il en advient lorsque les ten­dances tech­nocra­tiques du sys­tème cap­i­tal­iste parvi­en­nent à matu­rité.

La recherche effrénée de nou­veaux instru­ments de con­nais­sance, que nous avons men­tion­nés précédem­ment, tradui­sait une inter­ro­ga­tion fon­da­men­tale quant à la fig­ure sociale (classe? caté­gorie? fonc­tion? ou encore: étu­di­ant, intel­lectuel, tech­ni­cien?) qui incar­ne alors la force pro­duc­tive du savoir, c’est-à-dire le tra­vail intel­lectuel en for­ma­tion: les étu­di­ants.

On le sait, les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires en Europe et dans le monde ont été forte­ment influ­encés par un cer­tain nom­bre de courants poli­tiques (lénin­isme, maoïsme, con­seil­lisme lib­er­taire, foquisme gué­variste, etc.). Mais on peut essay­er de revenir plus en amont, et exam­in­er l’arrière-plan philosophique qui a con­duit à cer­tains choix poli­tiques, et qui explique peut-être aus­si de nou­veaux usages de la « cul­ture ». C’est sur ce ter­rain que se sont con­sti­tué un cer­tain nom­bre de champs prob­lé­ma­tiques et con­tra­dic­toires internes au mou­ve­ment. On se bornera pour l’heure à esquiss­er les grandes lignes d’une syn­thèse bib­li­ographique afin de com­mencer à ren­dre compte de ce dédale de ques­tions.

Le débat philosophique des années 1960 est dom­iné par la recherche con­stante d’un nou­v­el human­isme qui ferait coex­is­ter le nou­veau marx­isme cri­tique et une sen­si­bil­ité exis­ten­tial­iste engagée dans l’histoire. À cette péri­ode, on se réfère beau­coup aux Man­u­scrits de 1844 de Marx, pub­liés en 1949 dans les Œuvres philosophiques de jeunesse (avec la Cri­tique de la philoso­phie du droit de Hegel). La mise en exer­gue de l’originalité de la pen­sée du jeune Marx – par oppo­si­tion à l’économicisme sup­posé du Marx de la matu­rité – prend une impor­tance cap­i­tale dans le renou­veau théorique des mou­ve­ments ant­i­cap­i­tal­istes, et les amène à s’aligner sur des posi­tions de type anti­au­tori­taires.

Le choc provo­qué par les événe­ments de 1956 en Hon­grie, le prob­lème du stal­in­isme, la crise du rôle de l’« intel­lectuel organique » tenu de soumet­tre sa sub­jec­tiv­ité à l’arbitrage du Par­ti, toutes ces ques­tions imposent alors une réflex­ion rad­i­cale: com­ment ces phénomènes sont-ils advenus? Com­ment ont-ils pris corps? Ces événe­ments (et bien d’autres) provo­quent en même temps un change­ment de par­a­digme philosophique, de pre­mière impor­tance si l’on veut com­pren­dre la muta­tion anti­au­tori­taire du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire dans les années 1960. En ce sens, la cri­tique sar­tri­enne du matéri­al­isme dialec­tique (dans Ques­tions de méth­ode) mérite d’être rap­pelée

1 Dans Ques­tions de méth­ode [1957], Gal­li­mard, 2005, Sartre se réfère à l’héritage de Kierkegaard – « un chré­tien qui ne veut pas se faire enfer­mer dans le sys­tème et qui affirme sans relâche con­tre l’“intellectualisme” de Hegel l’irréductibilité et la spé­ci­ficité du vécu ». Le marx­isme, qui affirme quant à lui le pri­mat non du vécu mais du tra­vail et de l’action, a fini selon Sartre, par se figer sous la forme du matéri­al­isme dialec­tique : « le marx­isme s’est arrêté : pré­cisé­ment parce que cette philoso­phie veut chang­er le monde ; parce qu’elle vise le “devenir monde de la philoso­phie”, parce qu’elle est et veut être pra­tique, il s’est opérée en elle une véri­ta­ble scis­sion qui a rejeté la théorie d’un côté et la prax­is de l’autre. » Sur le con­texte et les enjeux de Ques­tions de méth­ode, lire Ian H. Bir­chall, Sartre et l’extrême gauche française, La Fab­rique, 2011

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L’attention par­ti­c­ulière portée aux Man­u­scrits de 1844 per­mit au marx­isme cri­tique nais­sant de plac­er au cen­tre de sa réflex­ion la prob­lé­ma­tique de l’aliénation. L’aliénation, c’est l’étrangeté à soi et à ses droits, c’est une sépa­ra­tion pro­gres­sive d’avec les moyens et les fins de la civil­i­sa­tion indus­trielle, c’est ne plus se recon­naître dans les marchan­dis­es que l’on con­tin­ue pour­tant à pro­duire (alié­na­tion de l’« objet »), c’est devenir étranger à sa pro­pre activ­ité (le tra­vail aliéné), c’est la frac­ture du sujet même. Ce proces­sus est inhérent à la dom­i­na­tion cap­i­tal­iste total­isante qui sub­sume (qui ramène, comme une par­tie du tout) les exis­tences dans sa pro­pre sphère:

« L’ouvrier devient d’autant plus pau­vre qu’il pro­duit plus de richesse, que sa pro­duc­tion s’accroît en puis­sance et en vol­ume. L’ouvrier devient une marchan­dise d’autant meilleur marché qu’il crée davan­tage de marchan­dis­es. Plus le monde des choses aug­mente en valeur, plus le monde des hommes se déval­orise. Le tra­vail ne pro­duit pas seule­ment des marchan­dis­es, il se pro­duit lui-même et pro­duit l’ouvrier comme une marchan­dise […]. L’objet pro­duit par le tra­vail, son pro­duit, sur­git face au tra­vail comme une entité extérieure, comme une puis­sance indépen­dante de celui qui le pro­duit

2 Karl Marx, Man­u­scrits de 1844, Gal­li­mard, « Bib­lio­thèque de la Pléi­ade », 1968.

. »

L’aliénation c’est la con­di­tion de l’homme dans le cap­i­tal­isme, c’est la divi­sion entre tra­vail manuel et tra­vail intel­lectuel, c’est la frag­men­ta­tion du tra­vail intel­lectuel en spé­cial­ités. Cette prise de con­science con­stitue le fonde­ment human­iste le plus général du boule­verse­ment porté par 68.

La décou­verte ou la relec­ture du jeune Marx con­duisirent alors à recon­sid­ér­er toute la veine théori­co-cri­tique où con­flu­aient le Linkskom­mu­nis­mus et l’École de Franc­fort. Car ces deux courants avaient finale­ment en com­mun l’idée d’une cer­taine con­ti­nu­ité entre l’idéalisme hégélien et le marx­isme cri­tique, que l’on retrou­ve aus­si bien chez le jeune Lukács (celui d’His­toire et con­science de classe, en 1922) que chez les auteurs de l’Institut de recherche sociale de Franc­fort. Il est bien évi­dent que tous don­naient de l’idéalisme hégélien une ver­sion très dif­férente de la lec­ture sys­té­ma­tique qui dom­i­nait alors le champ des études hégéli­ennes. Ce qui rendait pos­si­ble cette relec­ture de Hegel, sa resti­tu­tion dans le champ de la pen­sée révo­lu­tion­naire, c’était l’accent porté sur le moment négatif de la dialec­tique.

Ain­si, Her­bert Mar­cuse écrit dans Rai­son et révo­lu­tion, pub­lié pour la pre­mière fois en 1941: « Cette étude a été écrite avec l’espoir d’apporter une con­tri­bu­tion à la renais­sance moins des études hégéli­ennes que d’une fac­ulté men­tale en dan­ger de dis­pari­tion: le pou­voir de la pen­sée néga­tive. Selon la déf­i­ni­tion de Hegel, “la pen­sée, en vérité, c’est essen­tielle­ment la néga­tion de ce qui est immé­di­ate­ment devant nous”

3 Her­bert Mar­cuse, Rai­son et révo­lu­tion, Hegel et la nais­sance de la théorie sociale, Minu­it, 1968

. » Cette affir­ma­tion rejoint celle de Lukács lorsqu’il écrit, dans His­toire et con­science de classe: « Le but final est bien plutôt cette rela­tion à la total­ité (la total­ité de la société con­sid­érée comme proces­sus) par laque­lle chaque moment de la lutte acquiert son sens révo­lu­tion­naire

4 Georg Lukács, His­toire et con­science de classe, Minu­it, 1960

. »

La total­ité, qui seule définit pour Hegel la vérité his­torique, est ain­si placée au cen­tre de la recherche théorique du mou­ve­ment réel. De cette con­sid­éra­tion, il pour­rait sem­bler que 68 soit le fruit d’une pen­sée néo-idéal­iste. Mais ce serait sans doute là une présen­ta­tion par­tiale du prob­lème.

Il faut en effet rap­pel­er l’importance que prit à l’époque une autre con­cep­tion de la total­ité. Alors que la pen­sée néga­tive fait de la total­ité un des­tin dialec­tique et his­torique, Jean-Paul Sartre, dans la Cri­tique de la rai­son dialec­tique, lui sub­stitue le con­cept de « total­i­sa­tion

5 Jean-Paul Sartre, Cri­tique de la rai­son dialec­tique, Gal­li­mard, 1960.

». En cela, il insiste sur son car­ac­tère pro­jectuel, non déter­miné dialec­tique­ment, mais exis­ten­tielle­ment don­né: il la définit comme un choix. « Seul le pro­jet, comme médi­a­tion entre deux moments de l’objectivité, peut ren­dre compte de l’histoire, c’est-à-dire, de la créa­tiv­ité humaine. Ou bien on réduit tout à l’identité, on fait de la dialec­tique une loi céleste qui s’impose à l’univers, une force méta­physique qui génère d’elle-même le proces­sus his­torique, ou bien l’on rend à l’homme sin­guli­er son pou­voir de dépasse­ment par le tra­vail et l’action. Cette solu­tion seule per­met de fonder dans le réel le mou­ve­ment de total­i­sa­tion

6 Jean-Paul Sartre, Ques­tions de méth­ode, op. cit. Une polémique avait opposé après-guerre Sartre et Lukács qui, dans Exis­ten­tial­isme ou marx­isme ? (Nagel, 1948, repris dans Georg Lukács, Textes, Édi­tions sociales, 1985), som­mait l’existentialisme « de se mesur­er directe­ment au social­isme en com­bat ouvert, de prou­ver sa supéri­or­ité sur les ter­rains de la morale et de l’histoire ». Lukács était l’une des prin­ci­pales cibles de Sartre lorsqu’il affir­mait en con­clu­sion de Ques­tions de méth­ode : « L’autonomie des recherch­es exis­ten­tielles résulte néces­saire­ment de la néga­tiv­ité des marx­istes (et non du marx­isme). Tant que la doc­trine ne recon­naî­tra pas son anémie, tant qu’elle fondera son Savoir sur une méta­physique dog­ma­tique au lieu de l’appuyer sur la com­préhen­sion de l’homme vivant […] l’existentialisme pour­suiv­ra ses recherch­es. »

. » Il con­vient donc d’envisager la total­ité « en sit­u­a­tion ». La sin­gu­lar­ité du choix fait du monde un hori­zon his­torique inten­tion­nel.

La lib­erté de « choisir de choisir » est un proces­sus sub­jec­tif et inten­tion­nel qui pré­sup­pose un mou­ve­ment de l’esprit, une dynamique de la pen­sée qui nie le don­né dom­i­nant de la réal­ité, qui fait naître le refus des con­di­tions don­nées, qu’elles soient internes ou externes au sujet, qui amorce une révo­lu­tion du moi, apte elle-même à révo­lu­tion­ner la réal­ité. C’est la con­quête tour­men­tée de la spon­tanéité con­sciente, de la sub­jec­tiv­ité néga­trice: une pen­sée libérée des déter­mi­na­tions his­toriques, sociales et mil­i­tantes, une pen­sée entière­ment ori­en­tée par son rap­port à la total­ité

7 « Sartre par­le d’un monde qui est, non pas ver­ti­cal, mais en soi, c’est-à-dire plat, et pour un néant qui est abîme absolu. [Or] c’est l’horizon, non l’humanité qui est l’être. […]. Chez Sartre, c’est tou­jours moi qui fais la pro­fondeur, qui la creuse, qui fais tout, et qui ferme du dedans ma prison sur moi. – Pour moi au con­traire, même les actes les plus car­ac­térisés, les déci­sions (la rup­ture d’un com­mu­niste avec le Par­ti), ce n’est pas un non-être qui se fait être (être com­mu­niste, ou être non com­mu­niste). Ces déci­sions qui tranchent sont pour moi ambiguës […] et cette ambiguïté est du même type que l’impartialité de l’histoire passée », Mau­rice Mer­leau-Pon­ty, Le Vis­i­ble et l’invisible, Gal­li­mard, 1964

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À tra­vers le prisme sar­trien, la phénoménolo­gie de Husserl prend un tour lib­er­taire, à la fois anti­dog­ma­tique et antidi­alec­tique. Mais la cri­tique la plus rad­i­cale du néo-idéal­isme de gauche d’inspiration franc­for­ti­enne et con­seil­liste vient d’un nou­veau matéri­al­isme, celui de l’école ital­i­enne de la « com­po­si­tion de classe ». On peut situer le champ théorique de cette pen­sée dans ce que Lukács nomme l’« ontogénèse de la con­science sociale » (c’est-à-dire le proces­sus de développe­ment ou de reflux des mou­ve­ments soci­aux, des cycles de luttes, des dynamiques internes et externes, sub­jec­tives et col­lec­tives qui en déter­mi­nent les dif­férentes phas­es).

La pen­sée de la com­po­si­tion de classe (on se réfère ici aux œuvres de Raniero Panzieri, Mario Tron­ti, Toni Negri, Romano Alquati, Ser­gio Bologna et d’autres) con­teste rad­i­cale­ment le fait que la con­science puisse se fonder sur la « nos­tal­gie idéal­iste » de l’humain, et for­mule la thèse selon laque­lle le proces­sus révo­lu­tion­naire naît de la dynamique sociale et matérielle (sans lui pré­sup­pos­er ni orig­ine idéale, ni authen­tic­ité aliénée). Une dynamique dont le moteur se trou­ve dans la sphère du tra­vail, et plus pré­cisé­ment dans le refus ouvri­er du tra­vail (dans le refus d’aliéner son temps à une activ­ité expro­priée, com­mandée par le cap­i­tal). En ce sens, le cycle de luttes de l’« ouvri­er-masse », ce mou­ve­ment con­tinu et « spon­tané », qui s’est affranchi des « tâch­es » his­toriques du mou­ve­ment ouvri­er organ­isé, déter­mine davan­tage la théorie ser­vant à le com­pren­dre, que l’inverse n’est vrai.

La lec­ture des Grun­drisse (et en par­ti­c­uli­er celle du « Frag­ment sur les machines » et de l’Intro­duc­tion de 1857) donne à la notion de total­ité une sig­ni­fi­ca­tion nou­velle. Elle prend alors con­join­te­ment le sens d’une total­i­sa­tion en sit­u­a­tion (du point de vue du tra­vail et de la lutte) et d’une sub­somp­tion du sin­guli­er dans le proces­sus (total parce que total­i­taire) du cap­i­tal: « Le tout [la total­ité], tel qu’il appa­raît dans l’esprit comme un tout de pen­sée, est un pro­duit du cerveau pen­sant, qui s’approprie le monde de la seule façon qui lui soit pos­si­ble […]. Le sujet réel con­tin­ue de sub­sis­ter dans son autonomie en dehors du cerveau; et cela aus­si longtemps que ce cerveau se com­porte de façon pure­ment spécu­la­tive, pure­ment théorique

8 Karl Marx, Grun­drisse, op. cit

. »

Il faut ici con­sid­ér­er deux aspects dis­tincts: d’un côté, la total­i­sa­tion est un proces­sus indis­cern­able de la sub­jec­tiv­ité, de la par­tial­ité his­torique, sociale et mil­i­tante (« on ne peut com­pren­dre le tout que par la par­tie », selon le mot de Mario Tron­ti). De l’autre, la sub­jec­tiv­ité cap­i­tal­iste est elle-même un proces­sus de total­i­sa­tion (que l’on peut appel­er « total­i­tance ») qui se man­i­feste comme sub­somp­tion, comme assomp­tion despo­tique des exis­tences réelles à l’intérieur de son fonc­tion­nement même

9 « La force de tra­vail se trou­ve insérée, et doit l’être, dans le procès de pro­duc­tion comme classe et comme classe antag­o­niste. Du seul fait qu’elle est une force pro­duc­tive sociale, elle pos­sède la fac­ulté de pro­duire du cap­i­tal, mais aus­si celle d’appartenir au cap­i­tal, de devenir par­tie intérieure à lui-même. Et dès lors le procès de pro­duc­tion cap­i­tal­iste se présente en fait comme procès d’appropriation cap­i­tal­iste de la force de tra­vail ouvrière », Mario Tron­ti, « La par­tic­u­lar­ité de la marchan­dise force de tra­vail », Ouvri­ers et cap­i­tal, op. cit

. C’est le règne du tra­vail abstrait, que Marx décrit ain­si: « L’indifférence à l’égard d’un genre déter­miné de tra­vail sup­pose l’existence d’une total­ité très dévelop­pée de gen­res réels de tra­vail dont aucun n’est plus absol­u­ment pré­dom­i­nant. Ain­si les abstrac­tions les plus générales ne pren­nent au total nais­sance qu’avec le développe­ment con­cret le plus riche où un aspect appa­raît comme appar­tenant à beau­coup, comme com­mun à tous. On cesse alors de pou­voir le penser seule­ment sous une forme par­ti­c­ulière

10 Karl Marx, Grun­drisse, op. cit

. »

Le tra­vail abstrait est la con­di­tion de l’indifférence, de l’identité vide du temps des hommes, du car­ac­tère dénué de sens du proces­sus cog­ni­tif et du mor­celle­ment du tra­vail intel­lectuel en spé­cial­ités. C’est peut-être Hans-Jür­gen Krahl, un penseur alle­mand qui par­tic­i­pa au mou­ve­ment de 1968, qui a apporté à cette ques­tion, dans sa « Thèse sur l’intelligence tech­ni­co-sci­en­tifique », la con­tri­bu­tion la plus déci­sive

11 Hans-Jür­gen Krahl, « Tesi sul rap­por­to gen­erale di intel­lighentzia sci­en­tifi­ca e coscien­za di classe pro­le­taria », Quaderni pia­cen­ti­ni n° 43, 1971. H. J. Krahl (1943–1970) est, avec Rudi Dutschke, un des lead­ers étu­di­ants de 68 en Alle­magne. Élève d’Adorno, il rédi­ge sa thèse sur Les Lois naturelles du développe­ment cap­i­tal­iste chez Marx. En 1968, avec 71 autres étu­di­ants il occupe l’Insti­tut de recherch­es sociales de Franc­fort, dirigé par Adorno, qui fait don­ner la police. Krahl passe 9 mois en prison. Ses thès­es sur le déclin de la cen­tral­ité de la classe ouvrière d’usine trou­veront un large écho au sein du mou­ve­ment ital­ien, notam­ment à tra­vers la pub­li­ca­tion de son ouvrage Cos­ti­tuzione e lot­ta di classe [1971], Jaca Book, 1973

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La total­ité oppres­sive qui car­ac­térise la sub­somp­tion cap­i­tal­iste du temps et l’homologation impéri­al­iste du monde, cette total­ité est le pôle négatif du mou­ve­ment de 68. C’est pourquoi il con­stitue selon nous une cri­tique en actes de la total­ité idéal­iste et du total­i­tarisme réel – un proces­sus de sin­gu­lar­i­sa­tion qui pren­dra par la suite la forme explicite de l’autonomie.

dans ce chapitre« Cham­pagne et tomates: la nuit de la Bus­so­la
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    Dans Ques­tions de méth­ode [1957], Gal­li­mard, 2005, Sartre se réfère à l’héritage de Kierkegaard – « un chré­tien qui ne veut pas se faire enfer­mer dans le sys­tème et qui affirme sans relâche con­tre l’“intellectualisme” de Hegel l’irréductibilité et la spé­ci­ficité du vécu ». Le marx­isme, qui affirme quant à lui le pri­mat non du vécu mais du tra­vail et de l’action, a fini selon Sartre, par se figer sous la forme du matéri­al­isme dialec­tique : « le marx­isme s’est arrêté : pré­cisé­ment parce que cette philoso­phie veut chang­er le monde ; parce qu’elle vise le “devenir monde de la philoso­phie”, parce qu’elle est et veut être pra­tique, il s’est opérée en elle une véri­ta­ble scis­sion qui a rejeté la théorie d’un côté et la prax­is de l’autre. » Sur le con­texte et les enjeux de Ques­tions de méth­ode, lire Ian H. Bir­chall, Sartre et l’extrême gauche française, La Fab­rique, 2011
  • 2
    Karl Marx, Man­u­scrits de 1844, Gal­li­mard, « Bib­lio­thèque de la Pléi­ade », 1968.
  • 3
    Her­bert Mar­cuse, Rai­son et révo­lu­tion, Hegel et la nais­sance de la théorie sociale, Minu­it, 1968
  • 4
    Georg Lukács, His­toire et con­science de classe, Minu­it, 1960
  • 5
    Jean-Paul Sartre, Cri­tique de la rai­son dialec­tique, Gal­li­mard, 1960.
  • 6
    Jean-Paul Sartre, Ques­tions de méth­ode, op. cit. Une polémique avait opposé après-guerre Sartre et Lukács qui, dans Exis­ten­tial­isme ou marx­isme ? (Nagel, 1948, repris dans Georg Lukács, Textes, Édi­tions sociales, 1985), som­mait l’existentialisme « de se mesur­er directe­ment au social­isme en com­bat ouvert, de prou­ver sa supéri­or­ité sur les ter­rains de la morale et de l’histoire ». Lukács était l’une des prin­ci­pales cibles de Sartre lorsqu’il affir­mait en con­clu­sion de Ques­tions de méth­ode : « L’autonomie des recherch­es exis­ten­tielles résulte néces­saire­ment de la néga­tiv­ité des marx­istes (et non du marx­isme). Tant que la doc­trine ne recon­naî­tra pas son anémie, tant qu’elle fondera son Savoir sur une méta­physique dog­ma­tique au lieu de l’appuyer sur la com­préhen­sion de l’homme vivant […] l’existentialisme pour­suiv­ra ses recherch­es. »
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    « Sartre par­le d’un monde qui est, non pas ver­ti­cal, mais en soi, c’est-à-dire plat, et pour un néant qui est abîme absolu. [Or] c’est l’horizon, non l’humanité qui est l’être. […]. Chez Sartre, c’est tou­jours moi qui fais la pro­fondeur, qui la creuse, qui fais tout, et qui ferme du dedans ma prison sur moi. – Pour moi au con­traire, même les actes les plus car­ac­térisés, les déci­sions (la rup­ture d’un com­mu­niste avec le Par­ti), ce n’est pas un non-être qui se fait être (être com­mu­niste, ou être non com­mu­niste). Ces déci­sions qui tranchent sont pour moi ambiguës […] et cette ambiguïté est du même type que l’impartialité de l’histoire passée », Mau­rice Mer­leau-Pon­ty, Le Vis­i­ble et l’invisible, Gal­li­mard, 1964
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    Karl Marx, Grun­drisse, op. cit
  • 9
    « La force de tra­vail se trou­ve insérée, et doit l’être, dans le procès de pro­duc­tion comme classe et comme classe antag­o­niste. Du seul fait qu’elle est une force pro­duc­tive sociale, elle pos­sède la fac­ulté de pro­duire du cap­i­tal, mais aus­si celle d’appartenir au cap­i­tal, de devenir par­tie intérieure à lui-même. Et dès lors le procès de pro­duc­tion cap­i­tal­iste se présente en fait comme procès d’appropriation cap­i­tal­iste de la force de tra­vail ouvrière », Mario Tron­ti, « La par­tic­u­lar­ité de la marchan­dise force de tra­vail », Ouvri­ers et cap­i­tal, op. cit
  • 10
    Karl Marx, Grun­drisse, op. cit
  • 11
    Hans-Jür­gen Krahl, « Tesi sul rap­por­to gen­erale di intel­lighentzia sci­en­tifi­ca e coscien­za di classe pro­le­taria », Quaderni pia­cen­ti­ni n° 43, 1971. H. J. Krahl (1943–1970) est, avec Rudi Dutschke, un des lead­ers étu­di­ants de 68 en Alle­magne. Élève d’Adorno, il rédi­ge sa thèse sur Les Lois naturelles du développe­ment cap­i­tal­iste chez Marx. En 1968, avec 71 autres étu­di­ants il occupe l’Insti­tut de recherch­es sociales de Franc­fort, dirigé par Adorno, qui fait don­ner la police. Krahl passe 9 mois en prison. Ses thès­es sur le déclin de la cen­tral­ité de la classe ouvrière d’usine trou­veront un large écho au sein du mou­ve­ment ital­ien, notam­ment à tra­vers la pub­li­ca­tion de son ouvrage Cos­ti­tuzione e lot­ta di classe [1971], Jaca Book, 1973