Paolo Virno: Le piquet revu et corrigé

L’histoire passée est un butin de guerre: elle fait l’objet de razz­ias et d’appropriations per­ma­nentes – et cela est tout par­ti­c­ulière­ment vrai pour les luttes en usine. Ce que le sens com­mun con­sid­ère comme juste et raisonnable lorsque les grèves sont au max­i­mum de leur puis­sance, est qual­i­fié de délire ou d’abus dès lors que les indices de pro­duc­tiv­ité recom­men­cent à grimper. Comme dans les mau­vais­es ghost sto­ries, la jeune fille amoureuse ne tarde pas à se trans­former en un spec­tre ricanant et san­guinaire. Lorsqu’il s’agit d’ouvriers, le révi­sion­nisme his­to­ri­ographique a des temps de réac­tion très brefs: il opère avec l’agilité d’une task force et l’absence de scrupules d’un courtier en Bourse. Il enreg­istre minu­tieuse­ment la moin­dre trans­for­ma­tion des rap­ports de force matériels. Il est tou­jours prêt à réclamer la libéra­tion des cadavres qui s’entassent dans les plac­ards.

Les mon­tagnes russ­es qui prési­dent à l’évaluation his­torique des « con­flits indus­triels » con­stituent le mod­èle clair et sans ambiguïté, de toutes les autres réécri­t­ures du passé. Elles en sont le pro­to­type secret. Qu’on pense seule­ment à l’an de grâce 1969, Automne chaud et com­pag­nie. Ce cail­lou, l’autruche his­to­ri­ographique a dû le garder longtemps sur l’estomac avant de par­venir à le ­digér­er1 L’autruche, con­nue pour ses fac­ultés diges­tives hors-pair, est aus­si l’emblème de la grande mai­son d’édition turi­noise Ein­au­di. Pen­dant plus de dix ans, jusqu’aux 35 jours de la FIAT, en 1980

2 En 1980, la FIAT con­naît cinq mois de con­tes­ta­tion ouvrière vir­u­lente après l’annonce de restruc­tura­tions mas­sives (sa direc­tion a notam­ment déclaré qu’il y avait 24 000 ouvri­ers « en trop », dont 14 000 devaient être licen­ciés). Les « 35 jours » désig­nent le sum­mum de la ten­sion et de la rad­i­cal­i­sa­tion des luttes – non seule­ment dans l’établissement mais dans toute la ville de Turin. En octo­bre, les « cols blancs » de la FIAT, les chefs et sous-chefs d’ateliers se réu­nis­sent et déci­dent d’une con­tre-offen­sive. Une man­i­fes­ta­tion est organ­isée, avec l’appui de la direc­tion. Passée à l’histoire comme « marche des 40 000 », elle est générale­ment con­sid­érée comme mar­quant la fin du cycle de luttes inau­guré en 1969. Voir au chapitre 12, le texte de Pao­lo Virno, Do you remem­ber coun­ter­rev­o­lu­tion ?, p. 595 sqq

. Pour ce qui con­cerne le 68 étu­di­ant, les choses ont été plus sim­ples: une ligne de démar­ca­tion a très vite été tracée pour sépar­er l’Eden fes­tif des assem­blées spon­tanées et les ter­res amères des sectes extrémistes – et c’est cette lec­ture qui a pré­valu au moment du vingtième anniver­saire de 68. Alors que, si l’on y regarde bien, les « méchants » qui sont cen­sés avoir trou­blé l’innocence des pre­mières occu­pa­tions d’université, sont juste­ment les étu­di­ants, les mil­i­tants et les groupes qui ont con­flué dans la con­tes­ta­tion ouvrière de 69 et qui en ont ren­for­cé la rad­i­cal­ité extrasyn­di­cale. Quand il s’agit de trou­ver la ligne de partage des eaux, on en revient tou­jours à 1969 – et on mérite alors la sour­cilleuse atten­tion de l’historiographie prêt-à-porter*.

Le piquet en est un excel­lent révéla­teur. En 1969, ce n’était pas un dîn­er de gala

3 « La révo­lu­tion n’est pas un dîn­er de gala ; elle ne se fait pas comme une œuvre lit­téraire, un dessin ou une broderie ; elle ne peut s’accomplir avec autant d’élégance, de tran­quil­lité et de déli­catesse, ou avec autant de douceur, d’amabilité, de cour­toisie, de retenue et de générosité d’âme. La révo­lu­tion, c’est un soulève­ment, un acte de vio­lence par lequel une classe en ren­verse une autre », Mao Tsé-toung, Rap­port sur l’enquête menée dans le Hounan à pro­pos du mou­ve­ment paysan, 1927, repris dans Le petit Livre rouge, 1966.

– ni même un en-cas chez McDonald’s. Sa vio­lence évi­dente était à l’exacte mesure de la pres­sion, du chan­tage exer­cé par l’entreprise sur chaque indi­vidu, avec son sem­piter­nel mélange de men­aces et d’incitations. Il s’agissait de déploy­er sur le ter­rain une autorité égale et con­traire à celle – atavique et intéri­or­isée – du chef d’atelier. Il serait com­plète­ment stu­pide de croire que le piquet ser­vait unique­ment à con­va­in­cre et à dis­tribuer des tracts; c’est là un bon­i­ment tout juste bon pour les repen­tis

4 À par­tir de la fin des années 1970, dans les procès inten­tés aux par­tic­i­pants aux mou­ve­ments de l’Autonomie, la fig­ure du « repen­ti » (pen­ti­to) désigne un déla­teur qui mon­naie des infor­ma­tions (réelles ou fic­tives) des­tinées à être util­isées par l’accusation con­tre des amé­nage­ments et des réduc­tions de peine. Sur ce dis­posi­tif, intro­duit par la loi Cos­si­ga du 6 févri­er 1980, voir Pao­lo Per­sichet­ti et Oreste Scal­zone, La révo­lu­tion et l’État. Insur­rec­tions et « con­tre-insur­rec­tion » dans l’Italie de l’après-68 : la démoc­ra­tie pénale, l’état d’urgence, Dagorno, 2000

. C’était au con­traire une insti­tu­tion de pou­voir, même si elle était informelle. Du pou­voir de « ces autres »: les ouvri­ers réfrac­taires au régime de l’usine. Et c’est comme tel qu’il était racon­té – et même respec­té – par les grands organes de presse. On le con­sid­érait pour le moins comme un élé­ment incon­tourn­able du paysage urbain, on sai­sis­sait immé­di­ate­ment sa logique et sa néces­sité. L’aversion explicite pour la « main‑d’œuvre » insub­or­don­née, n’empêchait pas de saisir la pro­fonde légitim­ité de son recours à la force.

En 1969, ren­tr­er par le por­tail de l’usine devient une chose impens­able. Les « jaunes » cherchent des accès alter­nat­ifs: il y en a tou­jours qui essaient d’escalader le mur d’enceinte. La ronde ouvrière, qui n’est pas sans ressources, les déniche, les force à redescen­dre et les éloigne à grands coups de claques. À une cer­taine heure, alors qu’il fait encore som­bre, la voiture d’un petit chef ou d’un employé appa­raît sur l’avenue: le moteur tourne à plein régime, les phares sont allumés. Au piquet, tout le monde com­prend de quoi – et sou­vent aus­si de qui – il s’agit: les samouraïs de la pro­duc­tiv­ité et de l’entrée-à-tout-prix sont des per­son­nages bien con­nus

5 Le terme ital­ien « soli­ti noti » est le ren­verse­ment du titre du film de Mario Mon­i­cel­li, I soli­ti ignoti, 1958 (« les habituels incon­nus », sor­ti en France sous le titre Le Pigeon) qui racon­te les aven­tures d’une bande de pieds-nick­elés du vol, à Naples, dans les années de l’après-guerre : pro­lé­taires, affamés, malchanceux et généreux. L’inversion en « soli­ti noti » (les « habituels bien con­nus ») sug­gère du même coup l’inversion de ces qual­ités : bour­geois, repus, chanceux et égoïstes

. On cherche aus­sitôt un obsta­cle à lui oppos­er: une poubelle, ou n’importe quoi. Le « jaune » à moteur met la gomme et fonce comme un bolide sur les hommes du piquet. Si on réus­sit à l’arrêter, sa voiture est démon­tée, son pare-brise rayé, sa car­rosserie lacérée. Et Stakhanov n’en sort pas tou­jours indemne.

Si la grève a lieu pen­dant les heures de tra­vail, c’est le cortège interne qui fait office de piquet. Les cama­rades encore hési­tants l’attendent comme une garantie pas­sagère, comme un autre gou­verne­ment qui dicte sa loi pour quelques heures. Sou­vent, la fois d’après, les derniers (ceux qu’on avait poussés de force hors de l’atelier) seront les pre­miers (à entr­er en grève). Le cortège œuvre à sa manière au recense­ment de la hiérar­chie d’usine: il ramasse çà et là les con­tremaîtres, les con­trôleurs de cadences, les réduc­teurs des temps de pro­duc­tion et même, les jours fastes, un mem­bre de la direc­tion; et puis il les place en tête et les fait défil­er eux aus­si. Bien sûr, les droits sacrés de la per­son­ne subis­sent quelques sec­ouss­es – mais c’est bien peu de chose par rap­port à ce que sup­por­t­ent les ouvri­ers à n’importe quel moment de la journée de tra­vail.

Le tour­nant, longue­ment ruminé, se pro­duit à Turin, en octo­bre 1980, avec la « marche des 40000 ». Tous les médias inter­viewent le chef des chefs, Ari­sio6 Lui­gi Ari­sio était le respon­s­able de la coor­di­na­tion des con­tremaîtres et des cadres de la FIAT, réu­nie le 14 octo­bre à Turin pour lancer la « marche des 40 000 ». Très vite, le dis­cours porte sur les années de l’après-1969, la longue sai­son de vio­lences, de vio­la­tions des lois pénales, l’incivilité général­isée. La hiérar­chie d’usine, qui n’est qu’au tout début de sa recon­quête, ressem­ble à une asso­ci­a­tion de vétérans du Viet­nam: com­bi­en ils en ont vu, et com­bi­en encais­sé. C’est aux chefs d’ateliers que l’on doit d’avoir fer­me­ment main­tenu les idéaux de la libéral-démoc­ra­tie dans le tri­an­gle très agité que for­maient les usines de Mirafiori, Rival­ta et Stu­ra. Ils ont payé de leur per­son­ne, ils n’ont jamais été assez pro­tégés, ils ont sou­vent été con­spués par ces mêmes médias qui à présent sont sus­pendus à leurs lèvres.

Le prin­ci­pal accusé, c’est le piquet: ce n’est plus la pointe de l’iceberg d’une com­mu­nauté ouvrière, ce n’est plus le réseau des rap­ports poli­tiques qui la con­stitue et l’innerve: ce n’est plus qu’un ramas­sis de mal­frats. Pas un employé ambitieux, pas un dirigeant avide de réus­site qui n’y aille de sa petite his­toire: ils m’ont craché au vis­age, ils ont déchiré ma veste, ils m’ont humil­ié en m’entortillant dans un dra­peau rouge, il y avait un cul-ter­reux

7 Le terme ital­ien ter­rone est une manière raciste de désign­er, au Nord de l’Italie, les Ital­iens immi­grés du Sud

qui se pen­chait pour regarder mes jambes comme s’il me dis­ait « atten­tion à tes genoux…

8 Allu­sion à la gam­biz­zazione (jam­bi­sa­tion) qui con­siste à tir­er dans les jambes ou les genoux d’« enne­mis de classe » pour leur faire pay­er leurs méfaits, les ter­roris­er, les mar­quer d’une inva­lid­ité per­ma­nente

». Hommes poli­tiques, faiseurs d’opinion, soci­o­logues du tra­vail par­lent d’un « cli­mat intolérable », qui appar­tient enfin au passé. Vous les avez cou­verts, dis­ent-ils aux syn­di­cats, sur un ton qui n’a rien d’amical: vous avez cou­vert les jeunes ouvri­ers du groupe Chen Po Ta qui, pen­dant l’occupation spon­tanée de Mirafiori en 1973, remon­taient leurs foulards sur leur vis­age avant de com­mencer le « ratis­sage » des ate­liers

9 La spaz­zo­la­ta (le coup de bal­ai) désigne le pas­sage au crible de tous les ate­liers et bureaux de l’usine, en général effec­tué par le cortège interne, afin de dénich­er les « jaunes » et d’imposer la ces­sa­tion du tra­vail. Sur l’occupation de 1973, voir chapitre 8 – L’occupation de Mirafiori et l’autonomie comme pro­jet poli­tique, p. 408 sqq

. Non, s’évertuent à répon­dre les accusés, c’est grâce à nous que tant de vio­lences ont été évitées, mais c’est vrai, il y a eu des excès.

Sait-on pourquoi les con­flits dans les usines passent sou­vent pour de la micro-his­toire, lorsque ce n’est pas sim­ple­ment pour les stridu­la­tions d’un « monde à part

10 Allu­sion prob­a­ble au film A World Apart, de Chris Menges (1988) qui a pour toile de fond l’apartheid en Afrique du Sud dans les années 1960

»?

Et pour­tant, si l’on tient compte du brusque change­ment de point de vue qui déter­mine la lec­ture de ces con­flits, on apprend quelque chose. On com­prend par exem­ple la logique qui inspire les grandes réécri­t­ures de l’histoire. Et on s’en étonne sans doute moins, et on ne s’en indigne plus au nom de l’« objec­tiv­ité », mais pour d’exquises raisons par­ti­sanes. Celles du par­ti du piquet.

dans ce chapitre« Pao­lo Virno: Le tra­vail ne rend pas libreLa stratégie de la ten­sion »
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    L’autruche, con­nue pour ses fac­ultés diges­tives hors-pair, est aus­si l’emblème de la grande mai­son d’édition turi­noise Ein­au­di
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    En 1980, la FIAT con­naît cinq mois de con­tes­ta­tion ouvrière vir­u­lente après l’annonce de restruc­tura­tions mas­sives (sa direc­tion a notam­ment déclaré qu’il y avait 24 000 ouvri­ers « en trop », dont 14 000 devaient être licen­ciés). Les « 35 jours » désig­nent le sum­mum de la ten­sion et de la rad­i­cal­i­sa­tion des luttes – non seule­ment dans l’établissement mais dans toute la ville de Turin. En octo­bre, les « cols blancs » de la FIAT, les chefs et sous-chefs d’ateliers se réu­nis­sent et déci­dent d’une con­tre-offen­sive. Une man­i­fes­ta­tion est organ­isée, avec l’appui de la direc­tion. Passée à l’histoire comme « marche des 40 000 », elle est générale­ment con­sid­érée comme mar­quant la fin du cycle de luttes inau­guré en 1969. Voir au chapitre 12, le texte de Pao­lo Virno, Do you remem­ber coun­ter­rev­o­lu­tion ?, p. 595 sqq
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    « La révo­lu­tion n’est pas un dîn­er de gala ; elle ne se fait pas comme une œuvre lit­téraire, un dessin ou une broderie ; elle ne peut s’accomplir avec autant d’élégance, de tran­quil­lité et de déli­catesse, ou avec autant de douceur, d’amabilité, de cour­toisie, de retenue et de générosité d’âme. La révo­lu­tion, c’est un soulève­ment, un acte de vio­lence par lequel une classe en ren­verse une autre », Mao Tsé-toung, Rap­port sur l’enquête menée dans le Hounan à pro­pos du mou­ve­ment paysan, 1927, repris dans Le petit Livre rouge, 1966.
  • 4
    À par­tir de la fin des années 1970, dans les procès inten­tés aux par­tic­i­pants aux mou­ve­ments de l’Autonomie, la fig­ure du « repen­ti » (pen­ti­to) désigne un déla­teur qui mon­naie des infor­ma­tions (réelles ou fic­tives) des­tinées à être util­isées par l’accusation con­tre des amé­nage­ments et des réduc­tions de peine. Sur ce dis­posi­tif, intro­duit par la loi Cos­si­ga du 6 févri­er 1980, voir Pao­lo Per­sichet­ti et Oreste Scal­zone, La révo­lu­tion et l’État. Insur­rec­tions et « con­tre-insur­rec­tion » dans l’Italie de l’après-68 : la démoc­ra­tie pénale, l’état d’urgence, Dagorno, 2000
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    Le terme ital­ien « soli­ti noti » est le ren­verse­ment du titre du film de Mario Mon­i­cel­li, I soli­ti ignoti, 1958 (« les habituels incon­nus », sor­ti en France sous le titre Le Pigeon) qui racon­te les aven­tures d’une bande de pieds-nick­elés du vol, à Naples, dans les années de l’après-guerre : pro­lé­taires, affamés, malchanceux et généreux. L’inversion en « soli­ti noti » (les « habituels bien con­nus ») sug­gère du même coup l’inversion de ces qual­ités : bour­geois, repus, chanceux et égoïstes
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    Lui­gi Ari­sio était le respon­s­able de la coor­di­na­tion des con­tremaîtres et des cadres de la FIAT, réu­nie le 14 octo­bre à Turin pour lancer la « marche des 40 000 »
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    Le terme ital­ien ter­rone est une manière raciste de désign­er, au Nord de l’Italie, les Ital­iens immi­grés du Sud
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    Allu­sion à la gam­biz­zazione (jam­bi­sa­tion) qui con­siste à tir­er dans les jambes ou les genoux d’« enne­mis de classe » pour leur faire pay­er leurs méfaits, les ter­roris­er, les mar­quer d’une inva­lid­ité per­ma­nente
  • 9
    La spaz­zo­la­ta (le coup de bal­ai) désigne le pas­sage au crible de tous les ate­liers et bureaux de l’usine, en général effec­tué par le cortège interne, afin de dénich­er les « jaunes » et d’imposer la ces­sa­tion du tra­vail. Sur l’occupation de 1973, voir chapitre 8 – L’occupation de Mirafiori et l’autonomie comme pro­jet poli­tique, p. 408 sqq
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    Allu­sion prob­a­ble au film A World Apart, de Chris Menges (1988) qui a pour toile de fond l’apartheid en Afrique du Sud dans les années 1960