Mao Tsé-toung: Que cent fleurs s’épanouissent

Extrait de De la juste solu­tion des con­tra­dic­tions au sein du peu­ple, dis­cours pronon­cé par Mao Tsé-toung, pub­lié dans le Quo­ti­di­en du peu­ple du 19 juin 1957. Nous repro­duisons ici la tra­duc­tion don­née au tome V des Œuvres choisies, aux édi­tions de Pékin en langues étrangères

Sur quelle base les mots d’ordre « Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent » et « Coex­is­tence à long terme et con­trôle mutuel » ont-ils été lancés?

Ils l’ont été d’après les con­di­tions con­crètes de la Chine, sur la base de la recon­nais­sance des dif­férentes con­tra­dic­tions qui exis­tent tou­jours dans la société social­iste et en rai­son du besoin urgent du pays d’accélérer son développe­ment économique et cul­turel.

La poli­tique « Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent » vise à stim­uler le développe­ment de l’art et le pro­grès de la sci­ence, ain­si que l’épanouissement de la cul­ture social­iste dans notre pays. Dans les arts, formes dif­férentes et styles dif­férents devraient se dévelop­per libre­ment, et dans les sci­ences, les écoles dif­férentes s’affronter libre­ment. Il serait, à notre avis, préju­di­cia­ble au développe­ment de l’art et de la sci­ence de recourir aux mesures admin­is­tra­tives pour impos­er tel style ou telle école et inter­dire tel autre style ou telle autre école.

Le vrai et le faux en art et en sci­ence est une ques­tion qui doit être résolue par la libre dis­cus­sion dans les milieux artis­tiques et sci­en­tifiques, par la pra­tique de l’art et de la sci­ence et non par des méth­odes sim­plistes.

Pour déter­min­er ce qui est juste et ce qui est erroné, l’épreuve du temps est sou­vent néces­saire. Au cours de l’Histoire, ce qui est nou­veau et juste n’est sou­vent pas recon­nu par la majorité des hommes au moment de son appari­tion et ne peut se dévelop­per que dans la lutte, à tra­vers des vicis­si­tudes.

Il arrive sou­vent qu’au début ce qui est juste et bon ne soit pas recon­nu pour une « fleur odor­ante », mais con­sid­éré comme une « herbe vénéneuse ». En leur temps, la théorie de Coper­nic sur le sys­tème solaire et la théorie de l’évolution de Dar­win furent con­sid­érées comme erronées et elles ne s’imposèrent qu’après une lutte âpre et dif­fi­cile. L’histoire de notre pays offre nom­bre d’exemples sem­blables. Dans la société social­iste, les con­di­tions néces­saires à la crois­sance des choses nou­velles sont fon­cière­ment dif­férentes, et bien meilleures que dans l’ancienne société. Cepen­dant, il est encore fréquent que les forces nais­santes soient refoulées et des opin­ions raisonnables étouf­fées. Il arrive aus­si qu’on entrave la crois­sance des choses nou­velles non par volon­té délibérée de les étouf­fer, mais par manque de dis­cerne­ment.

C’est pourquoi, pour déter­min­er ce qui est juste et ce qui est erroné en sci­ence et en art, il faut adopter une atti­tude pru­dente, encour­ager la libre dis­cus­sion et se garder de tir­er des con­clu­sions hâtives. Nous esti­mons que c’est une telle atti­tude qui per­me­t­tra d’assurer au mieux le développe­ment de la sci­ence et de l’art.

Le marx­isme, lui aus­si, s’est dévelop­pé au cours de la lutte. Au début, il a fait l’objet de toutes les attaques pos­si­bles et a été assim­ilé à une « herbe vénéneuse ». Actuelle­ment encore, en bien des endroits dans le monde, on ne cesse de l’attaquer et de le con­sid­ér­er comme une « herbe vénéneuse ». Il occupe cepen­dant une posi­tion toute dif­férente dans les pays social­istes. Mais même dans ces pays, il existe encore des idées non marx­istes, voire anti­marx­istes. Certes, en Chine, la trans­for­ma­tion social­iste, en ce qui con­cerne la pro­priété, est pra­tique­ment achevée; les vastes et tem­pétueuses luttes de classe, menées par les mass­es en péri­ode révo­lu­tion­naire, sont pour l’essentiel ter­minées. Néan­moins, il sub­siste des ves­tiges des class­es ren­ver­sées des pro­prié­taires fonciers et des com­pradores, la bour­geoisie existe encore, et la trans­for­ma­tion de la petite bour­geoisie ne fait que com­mencer. La lutte de class­es n’est nulle­ment arrivée à son terme. La lutte de class­es entre le pro­lé­tari­at et la bour­geoisie, entre les divers­es forces poli­tiques et entre les idéolo­gies pro­lé­tari­enne et bour­geoise sera encore longue et sujette à des vicis­si­tudes, et par moments elle pour­ra même devenir très aiguë. Le pro­lé­tari­at cherche à trans­former le monde selon sa pro­pre con­cep­tion du monde, et la bour­geoisie, selon la sienne. À cet égard, la ques­tion de savoir qui l’emportera, du social­isme ou du cap­i­tal­isme, n’est pas encore véri­ta­ble­ment résolue. Les marx­istes demeurent une minorité aus­si bien dans l’ensemble de la pop­u­la­tion que par­mi les intel­lectuels. C’est pourquoi le marx­isme doit con­tin­uer à se dévelop­per par la lutte. C’est dans la lutte seule­ment que le marx­isme peut se dévelop­per: il en a été ain­si dans le passé, il en est ain­si dans le présent, et il en sera néces­saire­ment ain­si à l’avenir. Ce qui est juste se développe tou­jours dans un proces­sus de lutte con­tre ce qui est erroné. Le vrai, le bon et le beau n’existent jamais qu’au regard du faux, du mau­vais et du laid, et se dévelop­pent dans la lutte con­tre eux. Au moment même où l’humanité rejette quelque chose de faux et accepte une vérité, une nou­velle vérité entre à son tour en lutte con­tre de nou­velles opin­ions erronées. Cette lutte ne cessera jamais. C’est la loi du développe­ment de la vérité, et c’est évidem­ment aus­si la loi du développe­ment du marx­isme.

Il fau­dra encore un temps assez long pour décider de l’issue de la lutte idéologique entre le social­isme et le cap­i­tal­isme dans notre pays. La rai­son en est que l’influence de la bour­geoisie et des intel­lectuels venus de l’ancienne société exis­tera longtemps encore dans notre pays et y sub­sis­tera longtemps en tant qu’idéologie de classe. Si on ne saisit pas bien cela et à plus forte rai­son si on ne le com­prend pas du tout, on com­met­tra les plus graves erreurs, on mécon­naî­tra la néces­sité de la lutte idéologique. Celle-ci se dis­tingue des autres formes de lutte; on ne peut y appli­quer que la méth­ode patiente du raison­nement, et non la méth­ode bru­tale de la con­trainte. Actuelle­ment, le social­isme béné­fi­cie dans la lutte idéologique de con­di­tions extrême­ment favor­ables. Les forces essen­tielles du pou­voir sont entre les mains du peu­ple tra­vailleur, dirigé par le pro­lé­tari­at. Le Par­ti com­mu­niste est fort et son pres­tige est grand. Bien que notre tra­vail com­porte des insuff­i­sances et des erreurs, tout homme équitable peut voir que nous sommes loy­aux envers le peu­ple, que nous sommes à la fois déter­minés et aptes à édi­fi­er notre pays de con­cert avec le peu­ple, que nous avons déjà rem­porté de grands suc­cès et que nous en rem­porterons d’autres, encore plus impor­tants. Les élé­ments de la bour­geoisie et les intel­lectuels issus de l’ancienne société sont en grande majorité patri­otes, ils veu­lent servir leur patrie social­iste en plein épanouisse­ment et com­pren­nent que s’ils s’écartent de la cause du social­isme et du peu­ple tra­vailleur dirigé par le Par­ti com­mu­niste, ils ne sauront plus sur quoi s’appuyer et ils n’auront plus de bril­lantes per­spec­tives d’avenir.

On deman­dera: Étant don­né que dans notre pays le marx­isme est déjà recon­nu comme idéolo­gie direc­trice par la majorité des gens, peut-on le cri­ti­quer? Bien sûr que oui. Le marx­isme est une vérité sci­en­tifique, il ne craint pas la cri­tique. Si le marx­isme craig­nait la cri­tique, s’il pou­vait être bat­tu en brèche par la cri­tique, il ne serait bon à rien. De fait, les idéal­istes ne cri­tiquent-ils pas le marx­isme tous les jours et de toutes les façons pos­si­bles? Les gens qui s’en tien­nent à des points de vue bour­geois et petits-bour­geois sans vouloir en démor­dre ne cri­tiquent-ils pas le marx­isme de toutes les façons pos­si­bles? Les marx­istes ne doivent pas crain­dre la cri­tique, d’où qu’elle vienne. Au con­traire, ils doivent s’aguerrir, pro­gress­er et gag­n­er de nou­velles posi­tions dans le feu de la cri­tique, dans la tem­pête de la lutte. Lut­ter con­tre les idées erronées, c’est en quelque sorte se faire vac­cin­er; grâce à l’action du vac­cin, l’immunité de l’organisme se trou­ve ren­for­cée. Les plantes élevées en serre ne sauraient être robustes. L’application de la poli­tique « Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent », loin d’affaiblir la posi­tion dirigeante du marx­isme dans le domaine idéologique, la ren­forcera au con­traire.

Quelle poli­tique devons-nous adopter à l’égard des idées non marx­istes? Quand il s’agit de con­tre-révo­lu­tion­naires avérés et d’éléments qui sapent la cause du social­isme, la ques­tion est aisée à résoudre: on les prive tout sim­ple­ment de la lib­erté de parole. Mais quand nous avons affaire aux idées erronées exis­tant au sein du peu­ple, c’est une autre ques­tion. Peut-on ban­nir ces idées et ne leur laiss­er aucune pos­si­bil­ité de s’exprimer? Bien sûr que non. Il serait non seule­ment inef­fi­cace, mais encore extrême­ment nuis­i­ble d’adopter des méth­odes sim­plistes pour résoudre les ques­tions idéologiques au sein du peu­ple, les ques­tions rel­a­tives à l’esprit de l’homme.

On peut inter­dire l’expression des idées erronées, mais ces idées n’en seront pas moins là. Et les idées justes, si elles sont cul­tivées en serre, si elles ne sont pas exposées au vent et à la pluie, si elles ne se sont pas immu­nisées, ne pour­ront tri­om­pher des idées erronées lorsqu’elles les affron­teront. Aus­si est-ce seule­ment par la méth­ode de la dis­cus­sion, de la cri­tique et de l’argumentation qu’on peut véri­ta­ble­ment dévelop­per les idées justes, élim­in­er les idées erronées et résoudre les prob­lèmes.

L’idéologie de la bour­geoisie et celle de la petite bour­geoisie trou­veront sûre­ment à se man­i­fester. À coup sûr, ces deux class­es s’obstineront à s’affirmer par tous les moyens, dans les ques­tions poli­tiques et idéologiques. Il est impos­si­ble qu’il en soit autrement. Nous ne devons pas recourir à des méth­odes de répres­sion pour les empêch­er de s’exprimer; nous devons le leur per­me­t­tre, et en même temps engager un débat avec elles et cri­ti­quer leurs idées de façon appro­priée. Il est hors de doute que nous devons soumet­tre à la cri­tique toute espèce d’idées erronées. Certes, on aurait tort de ne pas cri­ti­quer les idées erronées et de les regarder tran­quille­ment se répan­dre partout et s’emparer du marché – toute erreur est à cri­ti­quer, toute herbe vénéneuse est à com­bat­tre –, mais cette cri­tique ne doit pas être dog­ma­tique; il faut écarter la méth­ode méta­physique et faire tout son pos­si­ble pour employ­er la méth­ode dialec­tique.

Une analyse sci­en­tifique et une argu­men­ta­tion pleine­ment con­va­in­cante sont ici de rigueur. Une cri­tique dog­ma­tique ne donne aucun résul­tat. Nous com­bat­tons toute herbe vénéneuse, mais il faut dis­tinguer avec soin ce qui est réelle­ment herbe vénéneuse et ce qui est réelle­ment fleur odor­ante. Nous devons ensem­ble, les mass­es et nous, appren­dre à faire soigneuse­ment cette dis­tinc­tion et, en nous ser­vant de méth­odes cor­rectes, lut­ter con­tre les herbes vénéneuses.

Tout en réfu­tant le dog­ma­tisme, nous devons veiller à réfuter le révi­sion­nisme. Le révi­sion­nisme ou oppor­tunisme de droite est un courant idéologique bour­geois; il est encore plus dan­gereux que le dog­ma­tisme. Les révi­sion­nistes ou oppor­tunistes de droite approu­vent le marx­isme du bout des lèvres et attaque­nt eux aus­si le « dog­ma­tisme ». Mais leurs attaques visent en fait la sub­stance même du marx­isme. Ils com­bat­tent ou déna­turent le matéri­al­isme et la dialec­tique, ils com­bat­tent ou ten­tent d’affaiblir la dic­tature démoc­ra­tique pop­u­laire et le rôle dirigeant du Par­ti com­mu­niste, ain­si que la trans­for­ma­tion et l’édification social­istes. Lors même que la révo­lu­tion social­iste a rem­porté pra­tique­ment la vic­toire dans notre pays, il y a encore un cer­tain nom­bre de gens qui rêvent de restau­r­er le régime cap­i­tal­iste; ils mènent la lutte con­tre la classe ouvrière sur tous les fronts, y com­pris celui de l’idéologie. Dans cette lutte, les révi­sion­nistes sont leurs meilleurs adjoints.

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Comme on peut le remar­quer même dans ce bref extrait, les ques­tions traitées vont bien au-delà des prob­lèmes intérieurs chi­nois. En réal­ité, elles recou­vrent aus­si l’âpre débat qui oppose, en Ital­ie, la dis­si­dence de gauche au PCI et à la stratégie des « réformes de struc­ture », et jusqu’au rôle des intel­lectuels et de la cul­ture. Et c’est pré­cisé­ment sur cette ques­tion du rôle des intel­lectuels et des bureau­crates de Par­ti que se fonde la « Révo­lu­tion cul­turelle » chi­noise. Edoar­da Masi a brossé un tableau exem­plaire de ces ques­tions dans un arti­cle paru en 1967 dans les Quaderni pia­cen­ti­ni. Dans l’extrait qui suit, elle analyse leur réper­cus­sion en occi­dent.

dans ce chapitre« La préhis­toire du mou­ve­ment marx­iste-lénin­isteEdoar­da Masi: La Révo­lu­tion cul­turelle chi­noise en Occi­dent »