Et puis il y a aussi le nicodémisme: entretien de Gianni Corbi avec Giorgio Amendola

Être opti­miste – explique Amen­dola – cela ne sig­ni­fie pas ne pas voir la grav­ité de la sit­u­a­tion et les dan­gers qui men­a­cent notre démoc­ra­tie

1 L’ensemble de cet entre­tien fait référence à un texte de Nor­ber­to Bob­bio paru dans La Stam­pa du 15 mai 1977, inti­t­ulé « Le devoir d’être pes­simiste », repris dans Ital­ie 1977, op. cit

. Au con­traire, je con­sid­ère avoir par­ticipé ces dernières années à ce que le pays, mais aus­si les com­mu­nistes se ren­dent compte de la grav­ité de la crise, qui n’est pas seule­ment économique et ital­i­enne, mais poli­tique et mon­di­ale. Il ne s’agit pas d’occulter les prob­lèmes, mais de mobilis­er les forces qui sont en mesure de les maîtris­er et de les résoudre.

« Per­son­nelle­ment, je con­sid­ère que ces forces exis­tent et c’est en cela que réside le prin­ci­pal motif de mon opti­misme. Et je ne me réfère pas seule­ment aux forces tra­di­tion­nelles de la gauche, mais à un éven­tail beau­coup plus large qui com­prend égale­ment de nom­breuses forces catholiques, tout au moins celles qui perçoivent ce que la sit­u­a­tion présente a de dra­ma­tique. »

Q. Y a‑t-il quelque chose ou quelqu’un dont vous auriez véri­ta­ble­ment peur?

R. Je crains par-dessus tout deux choses. D’abord, que les forces poli­tiques, par­tis et syn­di­cats, n’aient pas pleine­ment con­science de la sit­u­a­tion et con­tin­u­ent par con­séquent à s’amuser avec des procé­dures dila­toires. Ensuite qu’il y ait un déphasage entre l’aggravation rapi­de de la crise et la lenteur des temps req­uis par la clar­i­fi­ca­tion poli­tique. Je recon­nais qu’après trente ans de pro­fonds désac­cords avec la DC, il faut compter avec une cer­taine vis­cosité des proces­sus poli­tiques, qui ne peut être élim­inée en quelques jours ou en quelques semaines, mais il faut égale­ment dire qu’au point où nous sommes, il nous faut faire quelques pas en avant sig­ni­fi­cat­ifs si l’on veut don­ner au pays la sen­sa­tion que nous voulons emprunter une voie nou­velle.

Q. Ce que vous dites relève de la logique la plus ortho­doxe du com­pro­mis his­torique: nous sommes prêts, avec les catholiques, à chang­er en mieux notre démoc­ra­tie, etc. À cette logique, Bob­bio réplique: « Il me sem­ble impos­si­ble que la fin de la pre­mière République puisse être évitée. » Qu’est-ce que vous répon­dez?

R. Je réponds que l’affirmation de Bob­bio me sem­ble par­ti­c­ulière­ment grave. Il donne pour d’ores et déjà per­due une bataille qui est tou­jours en cours. Au con­traire de Bob­bio, je vois sur­gir des élé­ments nou­veaux de con­science et de matu­rité poli­tique, surtout de la part de la classe ouvrière.

Q. Bob­bio pour­suit en dis­ant: « Je laisse volon­tiers aux fana­tiques, c’est-à-dire ceux qui veu­lent la cat­a­stro­phe, et aux sots, c’est-à-dire ceux qui pensent qu’à la fin tout s’arrange, le plaisir d’être opti­mistes. Le pes­simisme aujourd’hui est un devoir civ­il. Un devoir civ­il, parce que seul un pes­simisme rad­i­cal de la rai­son peut éveiller quelques frémisse­ments par­mi ceux qui, d’un côté où de l’autre, mon­trent qu’ils ne savent pas s’apercevoir que le som­meil de la rai­son engen­dre les mon­stres. » Selon Bob­bio, vous seriez donc un « sot »? Qu’avez-vous à répon­dre?

R. Encore une fois, Bob­bio fait la preuve qu’il a une con­cep­tion aris­to­cra­tique de la lutte poli­tique et qu’il ignore tout des raisons con­scientes qui guident la lutte idéale et poli­tique des forces pop­u­laires. Aujourd’hui, dans le pays, heureuse­ment pour nous, se man­i­fes­tent bien plus que les « frémisse­ments » évo­qués par Bob­bio. C’est-à-dire que chaque jour, nous assis­tons à de mul­ti­ples expres­sions d’un courage poli­tique qui ne sont ni des signes de sot­tise ni des signes d’ignorance, mais qui man­i­fes­tent au con­traire la ferme volon­té de sauve­g­arder les con­quêtes de la Résis­tance et de trente ans de démoc­ra­tie répub­li­caine. Prédire une défaite cer­taine lorsque la bataille est encore en cours ne sig­ni­fie pas à mon avis être pes­simiste, mais tout sim­ple­ment défaitiste.

Q. Bob­bio, pour­tant, n’est pas un cav­a­lier soli­taire du pes­simisme; Leonar­do Sci­as­cia et Euge­nio Mon­tale le sont tout autant, et peut-être davan­tage. Mon­tale, par exem­ple, a jus­ti­fié ces jurés de Turin qui se sont refusé à juger les Brigades rouges. Et Sci­as­cia a ajouté qu’il était d’accord avec eux puisque cela ne valait vrai­ment pas la peine de lut­ter pour la survie de ce régime. Que répon­dez-vous à cela?

R. Que les déc­la­ra­tions de Sci­as­cia et de Mon­tale m’ont fait de la peine, mais ne m’ont en rien sur­pris. Le courage civique n’a jamais été une qual­ité très répan­due dans de larges sphères de la cul­ture ital­i­enne. N’oublions pas que pen­dant le fas­cisme, la pra­tique du « nicodémisme » était très répan­due chez beau­coup d’intellectuels (qui pour­tant n’étaient pas fas­cistes et qui nour­ris­saient au con­traire des sen­ti­ments démoc­ra­tiques): cette pra­tique con­sis­tait à tou­jours ren­dre à César (c’est-à-dire au régime) l’hommage qui lui était dû, en réser­vant à l’usage exclusif de sa pro­pre con­science les croy­ances intimes en la lib­erté. J’espérais qu’après la Résis­tance et les luttes dures de ces dernières années, cette vieille et con­fort­able défroque aurait dis­paru pour tou­jours. Je m’illusionnais. Et en effet je vois refleurir l’ancien vice sous des formes naturelle­ment dif­férentes. Les déc­la­ra­tions de Sci­as­cia et de Mon­tale sont pro­fondé­ment anti-éduca­tives, puisqu’elles sont pronon­cées pré­cisé­ment au moment où tous les Ital­iens sont appelés à don­ner une preuve de courage civique, cha­cun à la place qu’il occupe

2 « Excel­lente, cette remar­que finale. Serait-ce une ques­tion imper­ti­nente et anti-éduca­tive que de deman­der : et ceux qui n’occupent aucune place ? et les chômeurs ? », Leonar­do Sci­as­cia, « Du défaitisme, de la viande et d’autres choses encore », art. cit

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Ce n’est plus aujourd’hui le temps des fuites ou des capit­u­la­tions, indi­vidu­elles ou col­lec­tives. C’est le temps, au con­traire, de la plus ferme intran­sigeance, où il est néces­saire de repouss­er avec courage le chan­tage de la vio­lence. C’est un devoir des organes de l’État répub­li­cain que de défendre la démoc­ra­tie et la sécu­rité des citoyens. Mais cette défense serait vaine si chaque citoyen n’était en mesure d’accomplir com­plète­ment son devoir, à la place où il se trou­ve et avec d’autant plus de fer­meté qu’il occupe un poste de plus haute respon­s­abil­ité poli­tique.

Q. Vous avez com­paré les nou­veaux guérilleros aux vieux squadristes, tout au moins à des véhicules objec­tifs d’un futur autori­taire. Voulez-vous dire par là que vous éprou­vez au moins la crainte d’une pos­si­ble renais­sance du fas­cisme?

R. J’ai tou­jours pen­sé que dans la société ital­i­enne, et mal­gré la Résis­tance, per­sis­taient les racines d’un fas­cisme qui pour­rait revenir sous des formes nou­velles. L’action des autonomes et autres squadrismes, qui se présen­tent sous l’étendard de l’extrémisme, mais qui, comme par hasard, attaque­nt tou­jours les par­tis de gauche et les insti­tu­tions répub­li­caines, est dan­gereuse parce qu’elle tend – objec­tive­ment – quelles que soient leurs inten­tions, à éroder l’unité des gauch­es, à décom­pos­er le tis­su social et à ouvrir la voie à un gou­verne­ment autori­taire. Que faire alors? Je pense que le vrai prob­lème n’est pas tant celui de pro­mulguer de nou­velles lois répres­sives que celui plutôt d’ôter aux « guérilleros » les cau­tions poli­tiques et cul­turelles dont ils ont béné­fi­cié jusqu’à aujourd’hui, de la part de cer­tains secteurs de la gauche par­lemen­taire ou extra­parlemen­taire.

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    L’ensemble de cet entre­tien fait référence à un texte de Nor­ber­to Bob­bio paru dans La Stam­pa du 15 mai 1977, inti­t­ulé « Le devoir d’être pes­simiste », repris dans Ital­ie 1977, op. cit
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    « Excel­lente, cette remar­que finale. Serait-ce une ques­tion imper­ti­nente et anti-éduca­tive que de deman­der : et ceux qui n’occupent aucune place ? et les chômeurs ? », Leonar­do Sci­as­cia, « Du défaitisme, de la viande et d’autres choses encore », art. cit