L’adieu aux armes

Rad­i­cal­ité, trans­gres­sion, rup­ture du cadre établi : com­ment tout ceci inter­fère-t-il avec l’histoire poli­tique de la gauche ? De la gauche des années 1970 ?

Le 6 décem­bre 1975, lors de la grande man­i­fes­ta­tion pour l’avortement, pre­mière expres­sion vis­i­ble d’un séparatisme qui était déjà une pra­tique poli­tique depuis plusieurs années, un représen­tant de la « nou­velle gauche » se prend une gifle pour avoir for­cé le ser­vice d’ordre inter­dis­ant aux hommes l’accès au cortège

1 Le 6 décem­bre 1975, 20 000 femmes man­i­fes­tent en faveur de l’avortement, à l’appel du Comi­ta­to romano per l’aborto e la con­tracezione (CRAC), né en juin de la même année et qui com­mence alors à pra­ti­quer l’avortement auto­géré. C’est la pre­mière man­i­fes­ta­tion com­posée exclu­sive­ment de femmes en Ital­ie. Elle don­nera lieu à des affron­te­ments avec des mil­i­tants de Lot­ta con­tin­ua et mar­que, pour les femmes des organ­i­sa­tions d’extrême gauche, le début de la remise en ques­tion de la « dou­ble mil­i­tance » et de la « poli­tique tra­di­tion­nelle ».

. Ce fut la pre­mière image médi­a­tique de l’irréductible con­flit qui tra­ver­sait la nou­velle gauche, et des dif­fi­cultés de la gauche – anci­enne ou nou­velle – à inté­gr­er ce qui ne se présen­tait pas comme une vari­able de la con­tra­dic­tion pre­mière capital/travail.

Les man­i­fes­ta­tions ne rassem­blant que des femmes devi­en­nent une pra­tique courante. Elles sont très dif­férentes des man­i­fes­ta­tions mixtes. Sabots, cheveux bouclés, jupes à fleurs, les man­i­fes­tantes chantent, dansent, se tien­nent par la main, s’enlacent, font des ron­des. Le bon­heur « d’être là », nom­breuses, sans hommes, sem­ble être l’objet véri­ta­ble de ces retrou­vailles. Ain­si, la journée du 8 mars sera-t-elle annon­cée par des ban­deroles à petits car­reaux blancs et ros­es. Ain­si le col­lec­tif romain de Pom­peo Mag­no usera-t-il de toute son imag­i­na­tion pour cass­er le sché­ma clas­sique du défilé où l’on marche en lançant des slo­gans, et en faire une grande che­nille qui ond­ule à tra­vers les rues de Rome. Ain­si, la man­i­fes­ta­tion « Reprenons la nuit » revendi­quera-t-elle cen­trale­ment la pos­si­bil­ité pour les femmes de marcher seules dans la ville, non seule­ment à midi, mais aus­si à minu­it

2 Le 27 Novem­bre 1976 à Rome, au cri de « La nuit nous plaît, nous voulons sor­tir en paix », a lieu la pre­mière man­i­fes­ta­tion noc­turne de femmes, avec le mot d’ordre Ripren­di­amo­ci la notte (« reprenons la nuit »)

.

Bien évidem­ment, cette poli­tique des femmes et ses modes d’expression sont de moins en moins con­cil­i­ables avec la poli­tique de la gauche. Et la mésen­tente tourne au divorce. Avec le con­grès de Lot­ta con­tin­ua à Rim­i­ni, et la dis­so­lu­tion du groupe en 1976 ; avec le départ des femmes d’Il Man­i­festo et de plusieurs autres groupes mixtes. C’est une cri­tique de la poli­tique qui amène les femmes à désert­er des organ­i­sa­tions dont la cul­ture repro­duit les formes de dom­i­na­tion qu’elles subis­sent et dénon­cent ailleurs. Parce qu’on y sépare encore « le per­son­nel du poli­tique », l’économie de la sex­u­al­ité, l’individu du col­lec­tif.

Un an plus tôt, Lea Melandri avait écrit, dans L’Infamie orig­i­naire

3 Ce texte de Lea Melandri est paru en 1975 dans le n° 20 de la revue L’Erba Voglio. Il a été traduit en français en 1979 par le col­lec­tif des édi­tions Des femmes dans le recueil L’Infamie orig­i­naire, op. cit., qui s’ouvre sur cette note : « Le but de ces textes : qu’ils con­tribuent au “dépérisse­ment” de la Poli­tique, du Sen­ti­ment, de la sex­u­al­ité imag­i­naire, de l’évasion oblig­a­toire, des amours mal­heureuses ». C’est cette tra­duc­tion que nous repro­duisons ici

:

« Deux insti­tu­tions, l’école et la famille, se recom­posent dans un ordre idéal, l’Ordre Délégué. Le sourire de Fran­ti est l’infâme, le dif­férent qui n’hésite pas à bris­er l’idylle d’une majorité con­sen­tante

4 « Le maître a regardé Fran­ti avec un regard ter­ri­ble et lui a dit en scan­dant ses mots : – Fran­ti, tu assas­sines ta mère, tu assas­sines Mal­fat­ti. Nous nous sommes tous tournés vers lui ; et l’infâme a souri », Cuore, De Ami­cis [1889]. Dans ce clas­sique ital­ien de la lit­téra­ture jeunesse, le « mau­vais » élève Fran­ti incar­ne la fig­ure répul­sive du sous-pro­lé­tari­at. Exclu de l’école à la fin du roman, il sera réha­bil­ité notam­ment par Umber­to Eco dans son « Elo­gio di Fran­ti », Diario min­i­mo, Mon­dadori, 1963

.

Le mil­i­tant révo­lu­tion­naire repense à ses rêves privés et il en vient à se deman­der si la Poli­tique n’est pas un rêve. Ce qu’il a tenu à dis­tance, nié ou séparé, fait hon­teuse­ment retour, par le biais d’insidieuses “voix” dis­so­nantes. La “voix” qui “dis­crim­ine, divise, indique une dif­férence”.

Mais à l’intérieur, dans la faille, fil­tre le sourire de Fran­ti : un sourire qui tue tout à la fois sa mère et Mal­fat­ti, le Cœur et la Poli­tique.

Au cours de ces dernières années, tan­dis que les par­tis, grands et petits, ren­for­cent leurs struc­tures hiérar­chiques et bureau­cra­tiques, pyra­mides imag­i­naires d’antiques “géométries” famil­iales, la spon­tanéité révo­lu­tion­naire décou­vre tou­jours plus claire­ment la vérité de tout ce que l’idéologie bour­geoise a chas­sé hors de la sphère publique, dans le ghet­to des maisons, des rap­ports hommes-femmes, de la déviance indi­vidu­elle. La recherche de cir­cu­lar­ité et de syn­thèse entre per­son­nel et poli­tique, arti­fi­cielle­ment séparés, sem­ble être le dernier bord : au-delà, soit c’est une nou­velle manière d’exister poli­tique­ment qui naît, soit la poli­tique meurt d’elle-même comme pro­jet col­lec­tif de libéra­tion.

Les dif­fi­cultés que ren­con­tre l’autonomie dans ses formes var­iées d’agrégation (assem­blées autonomes, groupes d’autoconscience, com­munes, etc.) ne sont pas dif­férentes de celles qui poussent les mil­i­tants “déçus” à recon­stituer le par­ti comme lieu, séparé, de la poli­tique. Mais, pour ceux qui ont aban­don­né aus­si cette illu­sion, le risque est celui du retour à la vie privée.

La nos­tal­gie et la répéti­tion s’insinuent con­tin­uelle­ment là où l’apparition de com­porte­ments dif­férents et plus libres est sen­tie comme une men­ace de soli­tude et d’exclusion au regard d’une société qui, bien que recon­nue comme imag­i­naire et répres­sive, reste somme toute moins inquié­tante.

L’esclavage accou­tume à crain­dre la lib­erté. L’idée du mou­ve­ment a der­rière elle, comme une ombre, celle de la paralysie.

On peut à ce point se deman­der si on ne s’est pas tou­jours trop pré­cip­ité pour trac­er les fron­tières entre con­ser­va­tion et révo­lu­tion. Si par con­ser­va­tion, on n’entend pas seule­ment la défense des priv­ilèges, mais dans un sens plus général, la soumis­sion à des normes et à des rap­ports qui garan­tis­sent une survie aliénée, la fron­tière se déplace, elle tra­verse l’histoire de cha­cun, elle touche aux sit­u­a­tions les plus “privées”.

Phan­tasmes et réal­ité se mêlent depuis tou­jours dans notre his­toire privée / sociale. L’organisation cap­i­tal­iste de la pro­duc­tion a dû, pour ren­dre con­crètes des abstrac­tions (comme l’argent, la valeur d’échange), se pos­er elle-même comme objec­tiv­ité immod­i­fi­able (nature). Tout ce qui a affaire à elle a subi le même sort : divi­sion du tra­vail, tech­nolo­gie, rap­port indi­vidu-société, etc. La “nat­u­ral­ité” de l’économie et de la poli­tique est la mys­ti­fi­ca­tion de l’idéologie cap­i­tal­iste, en par­tie con­servée aus­si par ceux qui voulaient la détru­ire. Décou­vrir les défauts dans une machine qui sem­blait par­faite sig­ni­fie donc ouvrir une lucarne à la ten­ta­tive de réap­pro­pri­a­tion de la réal­ité. Quand le social ne nous appa­raît plus dans la fausse solid­ité de ce qui est objec­tive­ment, hors et totale­ment autre que nous, il est plus facile de voir la par­en­té entre le social et l’histoire de cha­cun.

Au cours de ces dernières années, l’image d’un sys­tème immuable et rationnel a subi une sec­ousse à laque­lle on peut dif­fi­cile­ment remédi­er. Les mys­ti­fi­ca­tions idéologiques et morales sur lesquelles s’appuyait jusqu’ici la société bour­geoise s’effondrent, tan­dis que l’on prend acte du fait que sa repro­duc­tion n’est plus garantie.

Cela pour­rait sem­bler le moment le plus favor­able pour met­tre fin à la dépen­dance de masse. Cer­tains y ont sans doute comp­té. Mais des signes indiquent aus­si des ten­dances invers­es : la réé­val­u­a­tion des insti­tu­tions (école, famille, par­ti), la nos­tal­gie du retour au privé, la nais­sance de nou­velles formes d’évasion de type magi­co-religieux comme remède à la soli­tude et à l’incertitude. Le prob­lème de la dépen­dance, out­re qu’il est plus que jamais actuel, se révélerait main­tenant tout chargé d’implications com­plex­es et pro­fondes. Face à un ordre qui se fis­sure, les efforts pour col­mater les brèch­es et pour ouvrir les voix dis­so­nantes répon­dent à un besoin de con­ser­va­tion non moins matériel que l’instinct de con­ser­va­tion physique au sens strict. Ceux-là mêmes qui augurent l’effondrement de la pyra­mide cap­i­tal­iste ne réus­sis­sent pas tou­jours à se sous­traire à la ten­ta­tion de con­solid­er les som­mets d’autres organ­i­sa­tions qui ne sont alter­na­tives qu’en apparence.

La con­ser­va­tion ren­voie à la survie. Qu’est-ce qu’on ne peut ris­quer de per­dre, out­re la nour­ri­t­ure, pour que la vie soit assurée ?

Sujet indi­vidu­el et sujet social se présen­tent tous deux, à l’intérieur de l’actuelle struc­ture économique, nan­tis de con­no­ta­tions aliénées : les indi­vidus, que la bour­geoisie décrit comme des sujets act­ifs, libres, sont en réal­ité réduits à n’être que des objets pas­sifs, des indi­vidus abstraits ; la masse des pro­duc­teurs et des exé­cu­tants est au con­traire for­mée d’individus qui ne se con­nais­sent pas les uns les autres, ­isolés et dépos­sédés du fruit de leur tra­vail. En opposant le sujet social (classe) à l’individu, comme si la classe était déjà en soi-même, objec­tive­ment, le sujet de la révo­lu­tion, le matéri­al­isme dialec­tique risque d’attribuer force révo­lu­tion­naire et réal­ité à une entité non moins abstraite et aliénée de l’individu.

La recherche d’une indi­vid­u­al­ité con­crète se lie donc, inévitable­ment, à la recherche d’une nou­velle social­ité.

Quand on par­le du “per­son­nel” et du “poli­tique”, comme instances toutes deux présentes du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, le risque est, à l’inverse, de restituer une con­sis­tance et une polar­ité à deux moments qui se présen­tent au con­traire comme fon­dus et con­fon­dus. Se laiss­er gliss­er dans l’histoire de ce qui a tou­jours été vu comme privé et indi­vidu­el, c’est comme se laiss­er couler dans un enton­noir. Le temps réel et l’intention poli­tique devi­en­nent tou­jours plus flous, tan­dis que sem­ble pren­dre corps une pro­fondeur sans his­toire où s’agitent quelques pas­sions, intens­es, tou­jours égales. Le “per­son­nel” assure l’aspect du dif­férent : une sorte de “nature” immuable et niée qui, quand elle affleure à nou­veau, pro­duit boule­verse­ment et con­fu­sion dans un tis­su social qui aime à se représen­ter comme homogène.

Au-delà de la vérité que tout cela com­porte (le par­ti-pris con­tre une unité imag­i­naire, la con­flict­ual­ité con­tre une sol­i­dar­ité fic­tive), on peut tout de même finir par repro­duire involon­taire­ment la mys­ti­fi­ca­tion idéologique : voir comme une impul­sion “naturelle” et séparée ce qui est à la fois un effet et un sou­tien de la per­pé­tu­a­tion d’une social­ité dis­tor­due et abstraite.

La jalousie, la rival­ité, la demande d’amour sont le masque d’une inter­ro­ga­tion dans le social qui passe étroite­ment par le dual­isme tri­an­gu­laire des rap­ports famil­i­aux.

De ce point d’origine, le mod­èle d’une survie alié­nante et destruc­tive sem­ble tra­vers­er, avec de légères mod­i­fi­ca­tions, toute l’organisation sociale.

Dans un groupe de femmes qui se pro­posent de don­ner une base con­crète, non idéologique, à leurs rap­ports poli­tiques, la venue de nou­velles per­son­nes cen­tre la dis­cus­sion sur la ques­tion de savoir si le groupe doit rester ouvert ou se don­ner un min­i­mum de règles.

Mais qui sont les “nou­velles” ? M. se déclare ouverte­ment hos­tile à toute nou­velle présence sen­tie comme “rivale” par rap­port au groupe, en ce sens qu’elle peut détourn­er l’attention et l’amour du groupe. Le groupe joue alors claire­ment comme tiers-groupe/per­son­ne, à qui, imag­i­naire­ment, on donne ou on craint de don­ner un vis­age. Notre his­toire sem­ble irrémé­di­a­ble­ment mar­quée par un rap­port tri­an­gu­laire. “Y a‑t-il jamais eu – se demande L. – un quart act­if ?”

Pour G., le groupe est accueil­lant, chaud comme un ven­tre mater­nel. Pas tou­jours ; quelque­fois, elle se sent à son aise, elle a envie de par­ler. Sa voix est péné­trante, vorace, mais trahit aus­si la peur d’être dévorée.

Pour d’autres, le groupe n’a pas le vis­age d’une femme en par­ti­c­uli­er ; on veut qu’il reste neu­tre, anonyme. La struc­ture fon­da­men­tale la plus ancrée de tous les rap­ports inter­per­son­nels revient ain­si au pre­mier plan, mais sur un mode qui peut se voir et s’analyser : la dualité/triangularité du type de rela­tion sociale que la famille imprime en cha­cun de nous. Quel que soit le vis­age du groupe (la mère, le cou­ple parental), la sit­u­a­tion orig­i­naire est là, impliquée dans la ratio­nal­ité frag­ile de nos dis­cours, dans la con­fig­u­ra­tion de notre corps. Libér­er la parole sig­ni­fie “se trahir”, en révélant des pul­sions et des images en par­ties incon­nues de nous-mêmes, mais pas au point de ne pas pressen­tir en elles la réap­pari­tion de quelque chose que nous savons déjà. Pas par hasard, expliciter la demande de garantie affec­tive dans un groupe de femmes éveille des ter­reurs pro­fondes : on craint le refus parce qu’il est la réap­pari­tion intolérable de l’abandon orig­inel, mais aus­si la con­de­scen­dance, parce qu’elle rap­pelle des images fusion­nelles, des englobe­ments mor­tifères ; comme si, la dif­férence ras­sur­ante que pos­sède l’homme venant à man­quer, la dif­férence dev­enue his­torique­ment pou­voir, les femmes se trou­vaient les unes en face des autres sans fron­tières, mutuelle­ment per­méables.

Avant la fin de la réu­nion, l’une de nous pro­pose que nous man­gions ensem­ble, pour re-ren­con­tr­er les autres hors du groupe et dis­tinguer plus facile­ment les vis­ages et la voix de cha­cune de ses pro­pres phan­tasmes. La ren­con­tre a lieu quelques jours plus tard dans un local où, à cause de la musique toni­tru­ante, il est presque impos­si­ble de se par­ler. Le besoin de se référ­er à un groupe/personne anonyme résiste au désir de rap­ports plus libres.

Le “quart act­if” naît lente­ment et avec peine. Entre-temps, la survie.

Une femme a décidé de se sépar­er de son mari. Elle a passé la soirée seule ; elle s’est endormie tout de suite mais s’est réveil­lée avec la migraine. Elle imag­ine qu’elle tombe grave­ment malade et qu’elle est con­duite à l’hôpital. Elle veut que son mari le sache et pleure sur son sort. Autres phan­tasmes : se dépouiller de tout désir et se vouer à la médi­ta­tion religieuse ; ou encore : devenir comme la mère, réservée, économe, sac­ri­fiée aux oblig­a­tions famil­iales.

On peut se sous­traire à la dépen­dance, à l’attente de quelqu’un ou de quelque chose de l’extérieur qui garan­ti­rait la vie, mais ce qui reste inter­dit, c’est de jouer en lib­erté.

Le priv­ilège de l’homme con­siste aus­si en ce qu’il se per­met “d’avoir faim” et, simul­tané­ment, de “jouer”. un équili­bre aliéné entre survie et plaisir, fondé sur la sépa­ra­tion, mais qui per­me­tte d’éviter la souf­france de celui qui est con­traint, en l’absence de plaisir, à “avoir faim” en ayant honte d’avoir faim.

Bris­er le cer­cle de la dépen­dance, c’est entr­er dans une phase de dépasse­ment où le risque con­siste à élim­in­er, en même temps que le cadavre d’une exis­tence aliénée, le plaisir et la vital­ité figés dans une sorte d’enfance oblig­ée.

La survie est à repenser à par­tir de son point d’origine : indi­ca­tion qui ne vaut pas seule­ment pour l’analyse de l’aliénation spé­ci­fique des femmes, mais pour toutes les organ­i­sa­tions poli­tiques qui soulig­nent l’autonomie comme moment indis­pens­able pour la créa­tion d’une col­lec­tiv­ité poli­tique réelle.

Au moment où elle fait siens des thèmes tels que la survie, le per­son­nel, etc., la pra­tique poli­tique des groupes fémin­istes bute con­tre un Ordre et une Unité idéals qui font con­tin­uelle­ment retour, sans vari­a­tions majeures, dans l’histoire de la gauche. Dans ce cas, le par­ti-pris se présente sans équiv­oque comme dif­férence et dis­so­nance, men­ace de change­ments et de con­tra­dic­tions, neuves et ­imprévues.

Le fait que les femmes se soient don­né des formes d’organisation qui ne procè­dent d’aucun mod­èle antérieur, qui ne parais­sent spon­tanées (dans un sens de “non-organ­i­sa­tion”) qu’à ceux qui ont en tête des struc­tures hiérar­chiques et bureau­cra­tiques, fait sauter l’illusion de ceux qui espèrent encore que le con­flit homme / femme puisse s’insérer, paci­fié, dans la Grande et seule unité de classe.

Quand un ordre, quel qu’il soit, se sent men­acé, la réac­tion est la même : cen­sur­er, tenir en respect, inté­gr­er.

La survie con­tin­ue à se pos­er pour les femmes, dans sa forme orig­i­naire, même à l’âge adulte : besoin d’être nour­rie, besoin de nour­rir, besoin d’être aimée, besoin de don­ner de l’amour. L’élaboration du besoin dans les divers­es formes qui car­ac­térisent au con­traire le développe­ment de l’homme – affir­ma­tion, pou­voir, com­péti­tion – n’apparaît pas, sinon rarement.

Les activ­ités de l’homme – que ce soit l’activité économique, cul­turelle, artis­tique, ou poli­tique… – por­tent aus­si le signe du rap­port orig­i­naire de dépen­dance à la femme-mère. Mais elles por­tent en plus la dif­férence qui naît du priv­ilège de pou­voir se pos­er, vis-à-vis de la mère, en posi­tion de pou­voir.

La survie affec­tive est garantie à l’homme, même en l’absence d’images mater­nelles, par sa con­science de jouer de toute façon le rôle de celui qui « peut » ou qui “pos­sède”. Le monde, tel qu’il est struc­turé, quelles que soient les struc­tures économiques, poli­tiques et cul­turelles qui le régis­sent, le con­firme quo­ti­di­en­nement dans son avoir hérédi­taire : la soumis­sion des femmes.

Géza Roheim sou­tient que toutes les cul­tures peu­vent ressem­bler à l’histoire d’un indi­vidu, avec ses névros­es, ses défens­es, ses angoiss­es. La civil­i­sa­tion comme pro­longe­ment de l’enfance ? Mais ceux qui peu­vent « créer de la cul­ture » sont ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont trou­vé sat­is­fac­tion aux besoins de l’enfance, ceux pour qui la sépa­ra­tion d’avec la mère a été pos­si­ble, parce qu’ils ont pu répéter avec d’autres femmes le lien orig­inel. Ce qui ne sig­ni­fie pas l’autonomie et la lib­erté vis-à-vis des rap­ports pri­maires, mais seule­ment le fait de pos­er les pieds sur une terre ferme, sur une matière assez solide pour laiss­er toute disponi­bil­ité à “faire autre chose”.

Survie économique et survie affec­tive (être aimé – être nour­ri) ne sont pas dis­tinctes à l’origine. L’érotisme aus­si fait par­tie inté­grante du rap­port à tra­vers lequel se trans­met la vie. La sépa­ra­tion qui suit (pro­duc­tion-repro­duc­tion, rap­ports économiques-rap­ports famil­i­aux, tra­vail-sex­u­al­ité) est déjà le signe d’une alié­na­tion pro­fonde dont les racines rési­dent dans la struc­ture sex­iste, patri­ar­cale, bien avant son ancrage dans la struc­ture cap­i­tal­iste.

Telle qu’elle se présente dans l’expérience quo­ti­di­enne des femmes, la survie n’aurait ni temps ni his­toire. Le point d’arrivée, le point de départ restent au lieu d’origine, fix­ité, immo­bil­ité qui provo­quent la paralysie ou la muti­la­tion du “faire”. Ce n’est qu’au prix de grands efforts que les femmes réus­sis­sent à faire leur le tra­vail de l’homme, gar­dant à son égard une sorte de réserve. Leur énergie reste obstiné­ment liée à la recherche d’un amour mater­nel sur lequel pèsent peur et sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité : pass­er de la fille aban­don­née à la mère généreuse. L’expérience de l’abandon-trahison mater­nel met la femme dans la sit­u­a­tion de devoir néces­saire­ment chercher en l’homme la preuve de son exis­tence et de sa valeur.

Elle se trou­ve ain­si expro­priée de la vie et du sens que sa vie pour­rait pren­dre, con­trainte à ramen­er ses impul­sions dans les lim­ites imposées par l’homme pour la sat­is­fac­tion des siennes ; à mesur­er et à mys­ti­fi­er ses désirs afin de ne pas répéter l’expérience de l’abandon.

Mais l’“inexistence” des femmes fait aus­si leur force. Celles qui peu­vent voir claire­ment ce qui est à l’origine, parce qu’elles ne s’en sont jamais séparées, sont por­teuses d’une vérité qui fait vac­iller toutes les analy­ses sociales et poli­tiques fondées sur la néga­tion et la mys­ti­fi­ca­tion de cette orig­ine même.

La ten­ta­tive à laque­lle on assiste aujourd’hui, de toutes parts, qui con­siste à porter à la tri­bune des con­grès, des uni­ver­sités ou des par­tis, ce qui est devenu, grâce au mou­ve­ment des femmes, une pra­tique poli­tique, est la Réac­tion con­ser­va­trice de ceux qui sen­tent leurs priv­ilèges quo­ti­di­ens et leur crédi­bil­ité d’intellectuel ou de politi­cien men­acés.

Mais désor­mais, est advenu un fait nou­veau – que la cri­tique de la survie puisse devenir par­tie inté­grante d’une pra­tique poli­tique.

La nour­ri­t­ure et l’amour, la sex­u­al­ité et le faire, le jeu et la néces­sité ne peu­vent que renaître ensem­ble. »

Voilà com­ment naît une pra­tique poli­tique fondée sur les rap­ports entre femmes. Pour­tant, c’est cette posi­tion, large­ment répan­due, qui vau­dra au mou­ve­ment des femmes qu’on lui attribue la mater­nité de ce qu’on a appelé le « reflux » ou d’un nar­cis­sisme désor­mais galopant, presque de masse.

dans ce chapitre« Oppres­sion / exploita­tion1977 : la fuite hors des col­lec­tifs »
  • 1
    Le 6 décem­bre 1975, 20 000 femmes man­i­fes­tent en faveur de l’avortement, à l’appel du Comi­ta­to romano per l’aborto e la con­tracezione (CRAC), né en juin de la même année et qui com­mence alors à pra­ti­quer l’avortement auto­géré. C’est la pre­mière man­i­fes­ta­tion com­posée exclu­sive­ment de femmes en Ital­ie. Elle don­nera lieu à des affron­te­ments avec des mil­i­tants de Lot­ta con­tin­ua et mar­que, pour les femmes des organ­i­sa­tions d’extrême gauche, le début de la remise en ques­tion de la « dou­ble mil­i­tance » et de la « poli­tique tra­di­tion­nelle ».
  • 2
    Le 27 Novem­bre 1976 à Rome, au cri de « La nuit nous plaît, nous voulons sor­tir en paix », a lieu la pre­mière man­i­fes­ta­tion noc­turne de femmes, avec le mot d’ordre Ripren­di­amo­ci la notte (« reprenons la nuit »)
  • 3
    Ce texte de Lea Melandri est paru en 1975 dans le n° 20 de la revue L’Erba Voglio. Il a été traduit en français en 1979 par le col­lec­tif des édi­tions Des femmes dans le recueil L’Infamie orig­i­naire, op. cit., qui s’ouvre sur cette note : « Le but de ces textes : qu’ils con­tribuent au “dépérisse­ment” de la Poli­tique, du Sen­ti­ment, de la sex­u­al­ité imag­i­naire, de l’évasion oblig­a­toire, des amours mal­heureuses ». C’est cette tra­duc­tion que nous repro­duisons ici
  • 4
    « Le maître a regardé Fran­ti avec un regard ter­ri­ble et lui a dit en scan­dant ses mots : – Fran­ti, tu assas­sines ta mère, tu assas­sines Mal­fat­ti. Nous nous sommes tous tournés vers lui ; et l’infâme a souri », Cuore, De Ami­cis [1889]. Dans ce clas­sique ital­ien de la lit­téra­ture jeunesse, le « mau­vais » élève Fran­ti incar­ne la fig­ure répul­sive du sous-pro­lé­tari­at. Exclu de l’école à la fin du roman, il sera réha­bil­ité notam­ment par Umber­to Eco dans son « Elo­gio di Fran­ti », Diario min­i­mo, Mon­dadori, 1963