L’État massacre

Nous sommes le 12 décem­bre 1969, à Milan. Sur la piaz­za Fontana, comme c’est l’usage en début d’après-midi, les agricul­teurs de la plaine du Pô et des provinces voisines négo­cient leurs marchan­dis­es. Sur la place égale­ment, l’antique Banque de l’agriculture reste ouverte tout l’après-midi. À 16h37 pré­cis­es, une bombe de forte puis­sance explose dans le hall de la banque, faisant seize morts et qua­tre-vingts blessés. Au même moment, d’autres bombes explosent à Rome: la pre­mière à 16h55 à la Banque nationale du tra­vail fait seize blessés dont deux très graves, la sec­onde à 17h21 sous les dra­peaux de l’Autel de la Patrie1 L’Autel de la Patrie abrite la dépouille du sol­dat incon­nu. Il se trou­ve dans le mon­u­ment à Vit­to­rio Emanuele II érigé à Rome sur la piaz­za Venezia à la fin du XIXe siè­cle afin de célébr­er l’Unité ital­i­enne, la troisième à 17h30 non loin de l’entrée du Musée du Risorg­i­men­to. Entre-temps, une dernière bombe est retrou­vée intacte, piaz­za del­la Scala, par un employé de la Banque com­mer­ciale de Milan.

L’émotion est immense: dans les organ­i­sa­tions de la gauche révo­lu­tion­naire, dans les usines et plus large­ment dans l’opinion publique. La sen­sa­tion qui pré­domine, c’est qu’on se trou­ve face à un tour­nant dont l’issue est imprévis­i­ble. Les pre­mières analy­ses sont con­fus­es et paralysantes, et Sara­gat souf­fle sur les brais­es en déclarant: « L’attentat de Milan n’est que l’un des mail­lons d’une chaîne trag­ique d’actes ter­ror­istes, qu’il nous faut bris­er à n’importe quel prix pour préserv­er la vie et la lib­erté de nos conci­toyens. » Les obser­va­teurs étrangers sont d’un avis bien dif­férent et dès le mois de jan­vi­er, cer­tains écriront: « Le par­ti du Prési­dent ital­ien Sara­gat, tout comme les indus­triels, s’est lais­sé emporter par la panique devant la per­spec­tive d’une classe ouvrière unie. C’est à ce moment qu’ont explosé les bombes de Milan, qui sem­blent bien être un acte poli­tique, l’expression d’une peur vis-à-vis d’une société qui est en train de se renou­vel­er naturelle­ment. »

En Ital­ie aus­si, cer­taines intel­li­gences minori­taires com­pren­nent immé­di­ate­ment qu’une manœu­vre de l’État est en cours pour enray­er les luttes. Il fau­dra quelques mois à la gauche révo­lu­tion­naire pour iden­ti­fi­er les bombes de la piaz­za Fontana à un « mas­sacre d’État », et ini­ti­er la mémorable bataille de la « con­tre-infor­ma­tion ». Pour­tant, dès le 19 décem­bre 1969, un tract signé « Les amis de l’INTERNATIONALE (sit­u­a­tion­niste) » était plac­ardé sur les murs de Milan. Son titre, Le Reich­stag brûle-t-il? ren­voy­ait explicite­ment à l’épisode de l’incendie – très oppor­tun lui aus­si – du par­lement alle­mand, qui avait par­ticipé de l’accession d’Hitler au pou­voir en 1933

2 Les deux thès­es qui s’opposent tra­di­tion­nelle­ment sur cette ques­tion, celle du Par­ti nation­al-social­iste et celle du Par­ti com­mu­niste (reprise ici), se sont ren­voyées la respon­s­abil­ité d’une manip­u­la­tion dans l’incendie du par­lement alle­mand. Pour en finir avec ces deux fic­tions, on lira avec intérêt les écrits du chômeur con­seil­liste, ouvri­er du bâti­ment et incen­di­aire du Reich­stag, Mar­i­nus van der Lubbe, Car­nets de route de l’incendiaire du Reich­stag et autres écrits, présen­tés par Yves Pagès et Charles Reeve, Ver­ti­cales, 2003

. Ce texte fait preuve d’une lucid­ité sur­prenante, et pour­tant rares sont ceux qui, au début, en pren­dront acte. Voici ce qu’écrivent les sit­u­a­tion­nistes

3 Ce texte est cité dans Ser­gio Ghi­lar­di et Dario Vari­ni, Inter­nazionale situ­azion­ista, op. cit

:

Cama­rades,

le mou­ve­ment réel du pro­lé­tari­at révo­lu­tion­naire ital­ien est en train de le con­duire vers le point qui rend impos­si­ble – pour lui et pour ses enne­mis – tout retour en arrière. Tan­dis que tombent l’une après l’autre toutes les illu­sions sur l’éventualité d’un retour à la « nor­mal­ité » de la sit­u­a­tion antérieure, la néces­sité mûrit pour les deux par­ties de ris­quer son présent pour gag­n­er son futur.

Face à la mon­tée du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, mal­gré l’action méthodique de récupéra­tion des syn­di­cats et des bureau­crates de la vieille et de la nou­velle « gauche », il est devenu fatal pour le Pou­voir de ressor­tir une fois encore la vieille comédie de l’ordre, en jouant cette fois la fausse carte du ter­ror­isme, pour ten­ter de con­jur­er la sit­u­a­tion qui l’obligerait à décou­vrir tout son jeu face à la clarté de la révo­lu­tion.

Les atten­tats anar­chistes de 1921, les actes dés­espérés de ceux qui ont survécu à l’échec du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de cette époque, four­nissent un pré­texte com­mode pour instau­r­er, avec le fas­cisme, l’état de siège sur toute la société.

Forte, dans son impuis­sance, de la leçon du passé, la bour­geoisie ital­i­enne de 1969 n’a pas besoin de vivre la grande peur du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, ni d’attendre la force qui ne peut lui venir que de la défaite de celui-ci pour se libér­er de ses illu­sions démoc­ra­tiques. Aujourd’hui, elle n’a plus besoin des erreurs des vieux anar­chistes pour trou­ver un pré­texte à la réal­i­sa­tion poli­tique de sa réal­ité total­i­taire: ce pré­texte, elle cherche à se le fab­ri­quer toute seule en impli­quant les nou­veaux anar­chistes dans un scé­nario polici­er, ou en manip­u­lant les plus naïfs d’entre eux par une provo­ca­tion grossière. Les anar­chistes, en effet, offrent les meilleures garanties aux exi­gences du pou­voir: image séparée et idéologique du mou­ve­ment réel, leur « extrémisme » spec­tac­u­laire per­met d’atteindre à tra­vers eux l’extrémisme réel du mou­ve­ment.

LA BOMBE DE MILAN A EXPLOSÉ CONTRE LE PROLÉTARIAT

Des­tinée à bless­er les caté­gories les moins rad­i­cal­isées pour les ral­li­er au pou­voir, et à resser­rer les rangs de la bour­geoisie pour la « chas­se aux sor­cières »: ce n’est pas un hasard s’il y a eu mas­sacre par­mi les agricul­teurs (Banque nationale de l’agriculture) et si les bour­geois, en revanche, en ont été quittes pour la peur (Banque du com­merce). Les résul­tats, directs et indi­rects, des atten­tats sont leur but même.

Dans le passé, l’acte ter­ror­iste – comme man­i­fes­ta­tion prim­i­tive et infan­tile de la vio­lence révo­lu­tion­naire dans des sit­u­a­tions arriérées, ou vio­lence per­due sur le ter­rain des révo­lu­tions man­quées – n’a jamais été qu’un acte de refus par­tiel et, pour cette rai­son, vain­cu d’avance: la néga­tion de la poli­tique sur le ter­rain de la poli­tique même. Au con­traire, dans la sit­u­a­tion actuelle, face à la mon­tée d’une nou­velle péri­ode révo­lu­tion­naire, c’est pré­cisé­ment le pou­voir qui, en ten­dant à sa pro­pre affir­ma­tion total­i­taire, exprime de façon spec­tac­u­laire sa pro­pre néga­tion ter­ror­iste.

À une époque qui voit renaître le mou­ve­ment qui sup­prime tout pou­voir séparé des indi­vidus, le pou­voir lui-même est for­cé de redé­cou­vrir, jusque dans sa prax­is con­sciente, que tout ce qu’il ne tue pas l’affaiblit. Mais la bour­geoisie ital­i­enne est la plus mis­érable d’Europe. Inca­pable aujourd’hui d’exercer sa ter­reur active sur le pro­lé­tari­at, il ne lui reste qu’à essay­er de com­mu­ni­quer à la majorité de la pop­u­la­tion sa ter­reur pas­sive: la peur du pro­lé­tari­at. Impuis­sante et mal­adroite, elle tente par ce moyen de blo­quer le développe­ment du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, et de créer arti­fi­cielle­ment pour un temps une force qu’elle ne pos­sède pas, mais elle risque de per­dre sur les deux ter­rains à la fois. C’est de cette façon que les frac­tions les plus avancées du pou­voir (internes ou par­al­lèles, gou­verne­men­tales ou d’opposition) ont dû se tromper. L’excès de faib­lesse ramène la bour­geoisie ital­i­enne sur le ter­rain de l’excès polici­er, elle com­mence à com­pren­dre que sa seule pos­si­bil­ité d’échapper à une ago­nie sans fin passe par le risque de la fin immé­di­ate de son ago­nie.

Ain­si le Pou­voir doit-il abat­tre au plus tôt l’ultime carte poli­tique qui le sépare de la guerre civile ou d’un coup d’État dont il est inca­pable: la dou­ble carte du faux « péril anar­chiste » (pour la droite) et du faux « péril fas­ciste » (pour la gauche), aux seules fins de déguis­er et de ren­dre pos­si­ble son offen­sive con­tre le véri­ta­ble dan­ger – le pro­lé­tari­at. De plus, l’acte par lequel la bour­geoisie tente aujourd’hui de con­jur­er la guerre civile est en réal­ité son pre­mier acte de guerre civile con­tre le pro­lé­tari­at. Pour le pro­lé­tari­at, il ne s’agit donc plus de l’éviter ni de la com­mencer, mais de la gag­n­er.

Et il a com­mencé à com­pren­dre qu’il peut la gag­n­er non pas par la vio­lence par­tielle, mais par l’autogestion totale de la vio­lence révo­lu­tion­naire et l’armement général des tra­vailleurs organ­isés en con­seils ouvri­ers. Il sait à présent qu’il doit repouss­er défini­tive­ment, par la révo­lu­tion, l’idéologie de la vio­lence comme la vio­lence de l’idéologie.

Cama­rades, ne vous lais­sez pas arrêter ici: le pou­voir et ses alliés ont peur de tout per­dre; nous, nous ne devons pas avoir peur de nous-mêmes: « Nous n’avons à per­dre que nos chaînes et tout un monde à gag­n­er. »

Vive le pou­voir absolu des Con­seils ouvri­ers!

On trou­ve dans ce tract des sit­u­a­tion­nistes beau­coup d’indications et d’intuitions poli­tiques qui, pour par­tie du moins, inté­greront au cours des mois suiv­ants le pat­ri­moine com­mun. Pour autant, et surtout dans les grandes villes, les posi­tions se polarisent et des alliances se for­ment. Les par­tis offi­ciels s’alignent pour leur grande majorité (avec quelques nuances) der­rière le choix de la rigueur, au nom de l’ordre pub­lic et de la « défense des insti­tu­tions »; de même, de larges secteurs de la bour­geoisie, soutenus par la presse et la télévi­sion, exi­gent « la manière forte ».

Mais au sein de cette même bour­geoisie, des minorités éclairées se rangent du côté de la gauche révo­lu­tion­naire, con­tre la répres­sion et la fal­si­fi­ca­tion sys­té­ma­tique des faits. C’est ain­si que naît une alliance qui dur­era plusieurs années entre « antag­o­nistes dans des insti­tu­tions et antag­o­nistes hors des insti­tu­tions ». De cette logique de coopéra­tion naît un dis­sensus dans le champ de la mag­i­s­tra­ture: la Mag­i­s­tra­ture démoc­ra­tique jouera un rôle de pre­mier ordre dans la cri­tique et le renou­velle­ment des caté­gories clas­siques du « droit bour­geois », et elle intro­duira en Ital­ie les prob­lé­ma­tiques de la « crim­i­nolo­gie cri­tique

4 La Crit­i­cal crim­i­nol­o­gy, ou Rad­i­cal crim­i­nol­o­gy mar­que l’influence des thès­es de l’école de Chica­go dans l’approche de la délin­quance. En étu­di­ant le phénomène de « la déviance », des chercheurs tels que Howard Beck­er (Out­siders, Études de soci­olo­gie de la déviance [1963], Métail­ié, 1985) ont mon­tré le rôle des inter­ac­tions, sociales, insti­tu­tion­nelles, qui pro­duisent la délin­quance, en s’attachant à rompre avec tout essen­tial­isme pénal (le « crim­inel né ») et en soulig­nant au con­traire le rôle des « insti­tu­tions totales » (Pris­ons, Asiles, etc.) dans l’étiquetage de l’individu

». C’est l’époque où se mul­ti­plient les avo­cats-cama­rades, mais aus­si où des minorités démoc­ra­tiques com­men­cent à appa­raître par­mi les jour­nal­istes, qui, avec la créa­tion du Bul­letin de Con­tre-infor­ma­tion démoc­ra­tique, mèneront une hon­or­able bataille con­tre l’hégémonie réac­tion­naire. Sor­ti en mai 1970, le BCD pour­suiv­ra ses activ­ités pen­dant plusieurs années, et con­tribuera à ren­dre publiques les dérives des ser­vices de sécu­rité, les accoin­tances entres les pou­voirs au plan inter­na­tion­al, les exac­tions poli­cières, etc.

Le livre L’État mas­sacre

5 L’État mas­sacre [1970], Champ libre, 1971.

est un autre pro­duit de ces alliances informelles. Pub­lié anonymement aux édi­tions Savel­li, il se ven­dra à un mil­lion d’exemplaires et con­stituera la base d’une con­tre-enquête rad­i­cale, par­al­lèle à celle de la mag­i­s­tra­ture. Les infor­ma­tions rassem­blées dans le livre don­nent lieu à une bataille col­lec­tive pour défendre les accusés et s’opposer à la régres­sion réac­tion­naire. C’est de là qu’est issue la prob­lé­ma­tique de l’« antifas­cisme mil­i­tant

6 Cette ques­tion sera abor­dée plus en détail par Ser­gio Bologna au chapitre 7 – Le temps des groupes extra­parlemen­taires, p. 335 sqq

», mais aus­si les organ­i­sa­tions de défense des espaces d’action du mou­ve­ment.

On peut con­sid­ér­er l’expérience du Soc­cor­so rosso comme une forme de syn­thèse de ce proces­sus. Créé à l’initiative d’avocats, d’intellectuels, d’artistes (la par­tic­i­pa­tion de Dario Fo et Fran­ca Rame sera très impor­tante), de mil­i­tants révo­lu­tion­naires, d’étudiants et d’ouvriers, le SR jouera un rôle décisif dans la pre­mière moitié des années 1970 tant en matière de défense pénale, que de sou­tien aux luttes de pris­on­niers ou sur des ques­tions sociales plus larges. Il ne faut pour­tant absol­u­ment pas con­fon­dre ou rabat­tre l’un sur l’autre les deux niveaux sur lesquels se joue cette réponse: le niveau démoc­ra­tique et le niveau mil­i­tant. Dans le pre­mier cas, il s’agit d’une généreuse ten­ta­tive exer­cée par des forces démoc­ra­tiques pour défendre la sup­posée « légal­ité » de l’État bour­geois; dans le sec­ond, il s’agit d’un choix poli­tique pré­cis con­tre l’occultation clas­siste qui sous-tend la struc­ture de l’État de droit. Les cama­rades, avo­cats ou non, qui créent le Soc­cor­so rosso ne font que pro­longer dans leurs champs respec­tifs le choix poli­tique du refus de la pro­fes­sion, du refus de la fonc­tion tech­nique – une prob­lé­ma­tique sur laque­lle s’était déjà engagée la généra­tion des Quaderni rossi. Et der­rière ce choix du « refus de la fonc­tion », on retrou­ve l’idée que le « savoir du cap­i­tal » est une « sci­ence hos­tile à la classe », et la volon­té de « met­tre au jour » les racines de la dom­i­na­tion et de l’exploitation

7 « Nous qui cher­chons, nous récla­m­ons le droit d’être méprisés par les chercheurs pro­fes­sion­nels. Au sein de la société cap­i­tal­iste le tra­vail de recherche et la sci­ence du point de vue ouvri­er doivent revendi­quer en pleine con­nais­sance de cause l’honneur d’être isolés. Ce n’est que de la sorte qu’ils réus­siront tran­quille­ment à livr­er, aux mou­ve­ment de la classe qui est la leur, la con­nais­sance de la force offen­sive dont elle a besoin », Mario Tron­ti, Ouvri­ers et Cap­i­tal, « Le mot d’ordre : la valeur tra­vail », op. cit

. C’est sur ces bases que naît l’aire de la con­tre-infor­ma­tion en Ital­ie.

Le Comité nation­al de lutte con­tre la répres­sion et le mas­sacre d’État, qui coor­donne et rassem­ble la majeure par­tie des forces de la gauche extra­parlemen­taire, sera le prin­ci­pal sup­port de l’aire de la con­tre-infor­ma­tion. Dans les jours qui suiv­ent l’attentat de la piaz­za Fontana, la police s’engouffre tête bais­sée sur la « piste anar­chiste ». Dès l’après-midi des faits, le local anar­chiste de la via Scal­da­sole à Milan est perqui­si­tion­né

8 Il s’agit du Cir­co­lo anar­chista Ponte del­la Ghisol­fa dans le quarti­er ouvri­er de Bovisa, et auquel par­tic­i­pait Giuseppe (dit Pino) Pinel­li

. Pino Pinel­li, un cheminot anar­chiste bien con­nu dans le mou­ve­ment, est immé­di­ate­ment arrêté, puis ce sera le tour de Ser­gio Adau (qui plus tard se réfugiera en Suède pour se sous­traire aux per­sé­cu­tions poli­cières). Le grand arti­san de cette provo­ca­tion, le com­mis­saire Cal­abre­si, dira aux deux mil­i­tants lib­er­taires: « Je sais bien que vous n’avez rien à voir. Tout ça, c’est pour ce fou de Val­pre­da. » La police tient donc son coupable à peine deux heures après l’explosion des bombes, il s’appelle Pietro Val­pre­da.

Le 15 décem­bre, sur la foi du témoignage du fas­ciste Mer­li­no (infil­tré dans les milieux anar­chistes), Pietro Val­pre­da est arrêté à Rome. Pen­dant ce temps à Milan, les « lourds inter­roga­toires » de Pino Pinel­li se pour­suiv­ent. Sur­git alors l’étrange fig­ure du chauf­feur de taxi Cor­ne­lio Rolan­di, qui affirme avoir trans­porté le poseur de bombes et croit recon­naître Val­pre­da sur pho­togra­phie. La presse se déchaîne, et donne toute la richesse de sa gamme expres­sive: « l’homme sauvage arrêté », « la fureur de la bête humaine », etc. Le 16 décem­bre à 00h04, en sor­tant de la salle de presse de la Pré­fec­ture de Milan, le chroniqueur de L’Unità, Aldo Palum­bo, entend des bruits, puis l’impact d’une chute dans la cour intérieure du bâti­ment. Le corps brisé, sans vie, de Pino Pinel­li gît sur le sol, après un « vol » ter­ri­ble depuis le qua­trième étage.

L’histoire du « mas­sacre d’État » est trop con­nue pour être résumée ici briève­ment. Val­pre­da et de nom­breux autres anar­chistes inno­cents res­teront en prison pen­dant des années, tan­dis que les com­man­di­taires et les exé­cu­tants de l’« assas­si­nat d’État » de Pino Pinel­li res­teront dans l’ombre. Val­pre­da et d’autres mil­i­tants anar­chistes seront libérés grâce à la force et à l’unité du mou­ve­ment, à l’issue d’une mémorable bataille démoc­ra­tique et mil­i­tante. Le com­mis­saire Cal­abre­si, jugé respon­s­able de la mort de Pinel­li par le mou­ve­ment, sera assas­s­iné quelques années plus tard par des per­son­nes non iden­ti­fiées

9 Le com­mis­saire Cal­abre­si est assas­s­iné à Milan en 1972. La jus­tice a depuis attribué la respon­s­abil­ité de cette action au groupe extra­parlemen­taire Lot­ta con­tin­ua. C’est dans ce con­texte qu’Adriano Sofri, Gior­gio Piet­roste­fani et Ovidio Bom­pres­si furent con­damnés en 1997 à 22 ans de prison, au terme du 7e procès con­cer­nant l’affaire. On peut lire à ce pro­pos les livres de Car­lo Ginzburg, Le Juge et l’historien, Verdier, 1991, et d’Adriano Sofri, Les Ailes de plomb : Milan, 15 décem­bre 1969, Verdier, 2010.

.

L’aire anar­chiste et lib­er­taire – la plus directe­ment touchée par les manœu­vres du « mas­sacre d’État » – imprimera tout de suite une tonal­ité rad­i­cale à la bataille de la con­tre-infor­ma­tion. Les désac­cords seront donc fréquents avec ceux qui pré­ten­dent don­ner une ori­en­ta­tion démoc­ra­tique à ce con­flit avec l’État. Les dif­férentes ver­sions de la Bal­lade de Pinel­li qui cir­cu­lent durant cette péri­ode en témoignent: celle de Lot­ta con­tin­ua, quoique mil­i­tante, est assez mod­érée; celle de l’aire anar­cho-sit­u­a­tion­niste est net­te­ment plus rad­i­cale, et par cer­tains aspects prophé­tique. Sur le disque vinyle de cette ver­sion, pub­liée par le Cer­cle Giuseppe Pinel­li, on peut lire: « Cette chan­son peut être libre­ment reprise, repro­duite ou adap­tée par tous ceux qui ne sont pas des récupéra­teurs pro­gres­sistes et des faux enne­mis du sys­tème

10 Sor­tie anonymement en 1970, La Bal­la­ta del Pinel­li est en réal­ité l’œuvre du ténor lyrique, com­pos­i­teur et mil­i­tant anar­chiste milanais Joe Fal­lisi. Sur la face B du 45 tours fig­u­rait Il blues del­la squall­i­da cit­tà, réc­it de la som­bre péré­gri­na­tion de Joe dans les rues mortes de Milan, quadrillées par la police et le syn­di­cat

. »

La Bal­la­ta del Pinel­li (paroles et musique du pro­lé­tari­at)

Cette nuit-là à Milan il fai­sait chaud

ah quelle chaleur, quelle chaleur il fai­sait

Brigadier ouvre un peu la fenêtre

et d’un coup Pinel­li est tombé.

« Com­mis­saire, je vous l’ai déjà dit

je vous répète que je suis inno­cent

Anar­chie ne veut pas dire bombes

mais égal­ité dans la lib­erté. »

« Assez d’histoires, sus­pect Pinel­li

ton ami Val­pre­da a par­lé

c’est lui l’auteur de cet atten­tat

et nous savons que tu es son com­plice. »

« Impos­si­ble – s’écrie Pinel­li –

un cama­rade ne peut avoir fait cela

c’est chez les patrons qu’il faut chercher

ceux qui ont fait explos­er ces bombes. »

« D’autres bombes seront posées

pour empêch­er la lutte des class­es

les patrons et les bureau­crates savent

que nous ne sommes plus dis­posés à négoci­er. »

« Main­tenant ça suf­fit, sus­pect Pinel­li

– Cri­ait Cal­abre­si, nerveux –

Lo Gra­no, ouvre un peu la fenêtre!

qua­tre étages, c’est dur à descen­dre. »

En décem­bre à Milan il fai­sait chaud

ah quelle chaleur, quelle chaleur il fai­sait

il a suf­fi d’ouvrir la fenêtre

une bour­rade et Pinel­li est tombé.

Quelques jours plus tard nous étions trois mille

trois mille à tes funérailles

et aucun de nous ne peut oubli­er

ce que, sur ton cer­cueil, il jura.

Ils t’ont tué en te brisant le cou

tu es tombé et tu étais déjà mort

Cal­abre­si retourne à son bureau

Mais il n’est plus tran­quille à présent.

Ils t’ont tué pour te faire taire

parce que tu avais com­pris leurs intrigues

à présent tu dors, tu ne peux plus par­ler

mais les cama­rades te vengeront.

Pro­gres­sistes et récupéra­teurs

nous cra­chons sur tous vos dis­cours

pour Val­pre­da, Pinel­li et nous tous

il n’y a plus qu’une seule chose à faire.

Les ouvri­ers dans les usines et au dehors

sont en train de sign­er votre con­damna­tion

le pou­voir com­mence à trem­bler

la jus­tice sera jugée.

Cal­abre­si et Gui­da le fas­ciste

sou­venez-vous que le temps dure longtemps

tôt ou tard quelque chose finit par arriv­er,

quelque chose qui nous rap­pellera Pinel­li.

Ce soir-là à Milan il fai­sait chaud

ah quelle chaleur, quelle chaleur il fai­sait

Brigadier ouvre un peu la fenêtre

Et d’un coup Pinel­li est tombé.

dans ce chapitre« La stratégie de la ten­sion
  • 1
    L’Autel de la Patrie abrite la dépouille du sol­dat incon­nu. Il se trou­ve dans le mon­u­ment à Vit­to­rio Emanuele II érigé à Rome sur la piaz­za Venezia à la fin du XIXe siè­cle afin de célébr­er l’Unité ital­i­enne
  • 2
    Les deux thès­es qui s’opposent tra­di­tion­nelle­ment sur cette ques­tion, celle du Par­ti nation­al-social­iste et celle du Par­ti com­mu­niste (reprise ici), se sont ren­voyées la respon­s­abil­ité d’une manip­u­la­tion dans l’incendie du par­lement alle­mand. Pour en finir avec ces deux fic­tions, on lira avec intérêt les écrits du chômeur con­seil­liste, ouvri­er du bâti­ment et incen­di­aire du Reich­stag, Mar­i­nus van der Lubbe, Car­nets de route de l’incendiaire du Reich­stag et autres écrits, présen­tés par Yves Pagès et Charles Reeve, Ver­ti­cales, 2003
  • 3
    Ce texte est cité dans Ser­gio Ghi­lar­di et Dario Vari­ni, Inter­nazionale situ­azion­ista, op. cit
  • 4
    La Crit­i­cal crim­i­nol­o­gy, ou Rad­i­cal crim­i­nol­o­gy mar­que l’influence des thès­es de l’école de Chica­go dans l’approche de la délin­quance. En étu­di­ant le phénomène de « la déviance », des chercheurs tels que Howard Beck­er (Out­siders, Études de soci­olo­gie de la déviance [1963], Métail­ié, 1985) ont mon­tré le rôle des inter­ac­tions, sociales, insti­tu­tion­nelles, qui pro­duisent la délin­quance, en s’attachant à rompre avec tout essen­tial­isme pénal (le « crim­inel né ») et en soulig­nant au con­traire le rôle des « insti­tu­tions totales » (Pris­ons, Asiles, etc.) dans l’étiquetage de l’individu
  • 5
    L’État mas­sacre [1970], Champ libre, 1971.
  • 6
    Cette ques­tion sera abor­dée plus en détail par Ser­gio Bologna au chapitre 7 – Le temps des groupes extra­parlemen­taires, p. 335 sqq
  • 7
    « Nous qui cher­chons, nous récla­m­ons le droit d’être méprisés par les chercheurs pro­fes­sion­nels. Au sein de la société cap­i­tal­iste le tra­vail de recherche et la sci­ence du point de vue ouvri­er doivent revendi­quer en pleine con­nais­sance de cause l’honneur d’être isolés. Ce n’est que de la sorte qu’ils réus­siront tran­quille­ment à livr­er, aux mou­ve­ment de la classe qui est la leur, la con­nais­sance de la force offen­sive dont elle a besoin », Mario Tron­ti, Ouvri­ers et Cap­i­tal, « Le mot d’ordre : la valeur tra­vail », op. cit
  • 8
    Il s’agit du Cir­co­lo anar­chista Ponte del­la Ghisol­fa dans le quarti­er ouvri­er de Bovisa, et auquel par­tic­i­pait Giuseppe (dit Pino) Pinel­li
  • 9
    Le com­mis­saire Cal­abre­si est assas­s­iné à Milan en 1972. La jus­tice a depuis attribué la respon­s­abil­ité de cette action au groupe extra­parlemen­taire Lot­ta con­tin­ua. C’est dans ce con­texte qu’Adriano Sofri, Gior­gio Piet­roste­fani et Ovidio Bom­pres­si furent con­damnés en 1997 à 22 ans de prison, au terme du 7e procès con­cer­nant l’affaire. On peut lire à ce pro­pos les livres de Car­lo Ginzburg, Le Juge et l’historien, Verdier, 1991, et d’Adriano Sofri, Les Ailes de plomb : Milan, 15 décem­bre 1969, Verdier, 2010.
  • 10
    Sor­tie anonymement en 1970, La Bal­la­ta del Pinel­li est en réal­ité l’œuvre du ténor lyrique, com­pos­i­teur et mil­i­tant anar­chiste milanais Joe Fal­lisi. Sur la face B du 45 tours fig­u­rait Il blues del­la squall­i­da cit­tà, réc­it de la som­bre péré­gri­na­tion de Joe dans les rues mortes de Milan, quadrillées par la police et le syn­di­cat