La prise de conscience

Dans la péri­ode qui suc­cède aux occu­pa­tions de 1967, les dif­férentes uni­ver­sités com­men­cent à établir entre elles toute une série de liens. La sit­u­a­tion dans l’enseignement supérieur est extrême­ment ten­due et la vague de con­tes­ta­tion gagne bien­tôt les col­lèges et les lycées. Pour­tant, la presse bour­geoise n’y fait presque pas écho. Seule l’émission d’information Tv7 prend timide­ment acte de la con­tes­ta­tion étu­di­ante

1 C’est en jan­vi­er 1963 qu’apparaît pen­dant le jour­nal télévisé de la pre­mière chaîne la rubrique heb­do­madaire Tv7. D’une durée d’un quart d’heure env­i­ron, elle présen­tait des reportages sur des sujets d’actualité, qui entendaient rompre avec la forme tra­di­tion­nelle du jour­nal télévisé

. Le reste du pays demeure, sem­ble-t-il, étranger aux luttes en cours, qu’elles soient ouvrières ou étu­di­antes. Ce silence des médias per­dur­era pen­dant tout le début de l’année 1968, tan­dis que l’actualité inter­na­tionale est ponc­tuée d’événements reten­tis­sants. Bob Kennedy et Mar­tin Luther King sont assas­s­inés, le mas­sacre améri­cain de My Lai est per­pétré au Viet­nam, la Révo­lu­tion cul­turelle chi­noise est en marche et la guéril­la fait rage en Amérique latine. Lors des jeux olympiques de Mex­i­co, alors que les ath­lètes noirs améri­cains Tom­my Smith et John Car­los salu­ent la ban­nière étoilée de leur poing levé (l’image fait le tour du monde), la police tire, mutile et tue sur la place des Trois Cul­tures2 Le 2 octo­bre 1968, dix jours avant l’ouverture des Jeux olympiques, l’armée mex­i­caine ouvre le feu sur des étu­di­ants rassem­blés sur la place des Trois-Cul­tures de Tlatelol­co à Mex­i­co, met­tant bru­tale­ment fin à plus de trois mois de con­tes­ta­tion étu­di­ante con­tre le gou­verne­ment social­iste du Par­ti Révo­lu­tion­naire Insti­tu­tion­nel. Plusieurs cen­taines de man­i­fes­tants sont tués, de nom­breux autres sont blessés, arrêtés ou « portés dis­parus ».

La Chine, l’Algérie, Cuba et surtout le Viet­nam sont les grandes références inter­na­tionales des luttes étu­di­antes. « Dans ce con­texte, les étu­di­ants étaient les véri­ta­bles représen­tants du Tiers-monde à l’intérieur de la citadelle cap­i­tal­iste et, en toute logique, toutes les minorités du Pre­mier monde frap­pées par le sous-développe­ment et l’exclusion deve­naient leurs alliés naturels

3 Alber­to Asor Rosa, « Per­ché tut­to il mon­do insieme », sup­plé­ment à l’Espresso, n° 3, 1988

. »

Cette accéléra­tion des événe­ments sur le plan inter­na­tion­al, alliée au sen­ti­ment de la néces­sité d’autres formes d’engagement, allaient bal­ay­er jusqu’aux généreux choix exis­ten­tiels des beats. À Chica­go, des hip­pies se font moles­ter par la police pour avoir per­tur­bé la Con­ven­tion démoc­rate en présen­tant un cochon à l’investiture prési­den­tielle

4 Il ne s’agissait en l’occurrence pas de hip­pies, mais des Yip­pies, du Young inter­na­tion­al par­ty – une organ­i­sa­tion informelle fondée par Jer­ry Rubin et Abbie Hoff­man, issue du mou­ve­ment anti-guerre des années 1960, qui util­i­saient des méth­odes d’actions inédites par rap­port à celles de l’extrême-gauche améri­caine. En 1968, ils avaient per­tur­bé la Con­ven­tion démoc­rate à Chica­go en présen­tant un cochon du nom de Piga­sus à l’investiture pour la Mai­son Blanche. La répres­sion fut féroce et l’on dit que c’est à cette occa­sion que les policiers améri­cains gag­nèrent le surnom de « pigs » : « We’re run­ning a pig for pres­i­dent. But you guys are the real pigs. »

; en Ital­ie, après la destruc­tion de « Bar­bo­nia City », ils dis­parais­sent pour un temps. Cela n’empêche nulle­ment la mode de s’inspirer de leur style de con­tes­ta­tion paci­fiste et col­oré qui sera pour beau­coup dans l’essor de l’« empire Fioruc­ci5 L’enseigne de mode Fioruc­ci est née à Milan en mai 1967 ». L’Italie télévi­suelle bour­geoise et con­sumériste a de per­pétuels motifs d’émerveillement: Chris­ti­aan Barnard trans­plante les cœurs, la navette spa­tiale Sur­vey­or émet des images mag­iques du sol lunaire, tan­dis que le scan­dale du coup d’État man­qué du SIFAR mobilise la presse

6 Le pro­fesseur Chris­ti­aan Barnard (1922–2001) effectue la pre­mière trans­plan­ta­tion car­diaque en 1967. En mai, lors de la mis­sion lunaire Sur­vey­or 3, plus de 6 000 pris­es de vue sont envoyées sur terre et con­ver­ties en temps réel en un sig­nal de télévi­sion. Au print­emps, le mag­a­zine L’Espresso révèle l’existence du « plan Solo ».

. Les émis­sions du same­di soir con­tin­u­ent à attir­er des mil­lions de téléspec­ta­teurs. On compte à présent en Ital­ie un poste de télévi­sion pour deux familles.

Mais on dis­cerne égale­ment de nets indices de change­ment dans la pro­duc­tion ciné­matographique, musi­cale et théâ­trale. De plus en plus de groupes rock améri­cains enreg­istrent des chan­sons con­tre la guerre du Viet­nam, le génie théâ­tral du Liv­ing The­ater et Carme­lo Bene com­men­cent à percer, le Pic­co­lo Teatro met en scène le Marat-Sade de Peter Weiss et les jeunes accourent en masse pour voir La Chi­noise de Godard – mal­gré l’éreintage que lui ont réservé les Quaderni pia­cen­ti­ni, qui avaient con­tribué en revanche au suc­cès de La Chine est proche de Bel­loc­chio. Deux dynamiques bien dis­tinctes coex­is­tent donc dans la société: l’une sem­ble rel­a­tive­ment sat­is­faite du statu quo, l’autre est à la recherche de nou­velles formes de con­nais­sance, sus­cep­ti­bles de don­ner un sens à l’expérience vécue, et de favoris­er la prise de con­science.

Lorsque débute l’année 1968, le mou­ve­ment des occu­pa­tions touche la moitié des 36 uni­ver­sités ital­i­ennes. La répres­sion s’accentue. À Turin notam­ment, des étu­di­ants sont blessés lors d’affrontements avec la police, d’autres sont arrêtés, sans compter les mesures dis­ci­plinaires qui com­men­cent à devenir mon­naie courante à l’université. La télévi­sion d’État qui avait jusqu’alors relégué le mou­ve­ment dans les espaces étroits des bul­letins d’information heb­do­madaires, com­mence à souf­fler sur les brais­es, à grand ren­fort d’alarmisme et de fal­si­fi­ca­tions. Les étu­di­ants, par con­tre­coup, sont sou­vent con­traints de s’exprimer sur le même ter­rain, sou­vent aidés en cela par les revues fondées dans les années 1960 par les intel­lectuels dis­si­dents.

La revue Quindi­ci, par exem­ple, pub­lie en insert tout un numéro de S et le man­i­feste du Palaz­zo Cam­pana, Con­tre l’autoritarisme uni­ver­si­taire. Les Quaderni pia­cen­ti­ni, qui ont atteint de forts tirages, cir­cu­lent abon­dam­ment dans les uni­ver­sités. Les librairies Fel­trinel­li impri­ment en temps réel et dif­fusent pour un prix sym­bol­ique les textes issus des dif­férentes occu­pa­tions. Les étu­di­ants parvi­en­nent à dénich­er des alliés, des « com­pagnons de route » y com­pris dans les secteurs « démoc­ra­tiques » et pro­gres­sistes de la société, sim­ple­ment parce que ceux-ci dés­ap­prou­vent la répres­sion et les méth­odes poli­cières. La vague de con­tes­ta­tion, en réal­ité, était en train d’enrayer la fonc­tion assignée à la sphère de l’éducation par la pro­gram­ma­tion cap­i­tal­iste, au risque de la faire explos­er.

Car le « néo­cap­i­tal­isme » qui s’était affir­mé tout au long du tortueux développe­ment indus­triel des années 1960, poussé par cette néces­sité de pro­gram­ma­tion qui était à l’origine de ce qu’on appelait l’« économie du plan », con­férait à l’école, à la for­ma­tion intel­lectuelle, à la qual­i­fi­ca­tion de la force de tra­vail, des tâch­es com­plex­es. Comme c’est sou­vent le cas dans des phas­es de grands change­ments, les exi­gences de réformes démoc­ra­tiques issues de la société civile s’avéraient égale­ment utiles au développe­ment économique.

En ce sens, les objec­tifs que les cerveaux néo­cap­i­tal­istes assig­naient à la réforme de l’éducation au début des années 1960 (celle du col­lège unique) étaient un pari sur l’avenir. Il s’agissait en sub­stance, « avec la sco­lar­i­sa­tion de masse, d’étendre le mythe tech­nocra­tique de la grande indus­trie aux insti­tu­tions de la for­ma­tion: l’idéologie de la qual­i­fi­ca­tion devait pou­voir fonc­tion­ner aus­si bien dans la pro­duc­tion à court terme que dans la for­ma­tion de la future force de tra­vail. Dans les faits, on attendait de l’instruction sco­laire qu’elle acquière sa pro­pre logique de développe­ment « plan­i­fié » en façon­nant des com­porte­ments génériques au tra­vail […] ». Il s’agissait en pre­mier lieu de pro­duire un sujet au tra­vail à la fois plus flex­i­ble (mieux out­il­lé pour s’adapter à de nou­velles fonc­tions), plus disponible (grâce à la trans­mis­sion d’un « savoir » fondé sur le mythe de l’efficacité cap­i­tal­iste), et sus­cep­ti­ble d’être opposée au pro­jet poli­tique et à la rigid­ité de l’« ouvri­er » ­pro­fes­sion­nel, qui con­sti­tu­ait le « noy­au dur » de l’usine.

Naturelle­ment, un tel sujet devait avoir sa place aus­si bien dans l’usine tay­lorisée que dans son secteur ter­ti­aire (les employés tra­vail­lant dans l’enceinte de l’usine ou à l’extérieur) de manière à con­stituer un « cap­i­tal humain » « disponible », pour une offre de tra­vail qui soit stricte­ment « dépen­dante » de la demande et des exi­gences des employeurs. La « fab­rique du con­sen­sus » des médias de masse, allait quant à elle jouer le rôle récon­for­t­ant de grand repro­duc­teur des mod­èles pro­posés, et ce n’est pas un hasard si on assiste au cours de ces mêmes années aux pre­miers phénomènes de con­cen­tra­tion édi­to­ri­ale ou de mono­pole dans le secteur de ­l’information. Il s’agissait là d’une stratégie habile et de vaste portée. Dans la pra­tique, le cap­i­tal (les cap­i­tal­istes) s’appropriait le temps de vie en dehors du cadre salar­i­al, envahis­sait la sphère des choix indi­vidu­els, tra­vail­lait – pour citer Marx – à « con­ver­tir le temps sociale­ment disponible en temps pro­duc­tif », « en créant les con­di­tions insti­tu­tion­nelles de l’« appro­pri­a­tion gra­tu­ite » non seule­ment de la for­ma­tion (l’éducation), financée par la dépense publique, mais aus­si des capac­ités indi­vidu­elles con­sti­tuées dans le temps non soumis au rap­port de tra­vail

7 Rober­ta Tomassi­ni (dir.), « Stu­den­ti e com­po­sizione di classe », Aut Aut, 1977. Sur la cap­ta­tion cap­i­tal­iste du temps chez Marx, voir Le Cap­i­tal, Livre I, chapitre VIII, op. cit. : « Il va de soi tout d’abord que le tra­vailleur n’est rien d’autre, chaque jour de sa vie entière, que sa force de tra­vail, que donc tout son temps disponible est par nature et de droit, du temps de tra­vail, qu’il appar­tient donc à l’autovalorisation du cap­i­tal. Quant au temps qu’il faut pour son édu­ca­tion d’homme, pour son développe­ment intel­lectuel, pour la sat­is­fac­tion de ses besoins soci­aux, pour le com­merce des gens, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, et même le temps libre du dimanche – et cela dans le pays même des sanc­tifi­ca­teurs du Sab­bat – tout ça n’est que calem­bredaine ! Or dans sa pul­sion aveu­gle et démesurée, sa bes­tiale fringale du sur­tra­vail, le loup-garou cap­i­tal ne fran­chit pas seule­ment les bornes morales, mais aus­si les bornes extrêmes pure­ment physiques de la journée de tra­vail. Il usurpe le temps qu’il faut pour la crois­sance, le développe­ment et le main­tien du corps en bonne san­té. Il vole le temps qu’il faut pour respir­er l’air libre et jouir de la lumière du soleil. »

».

Para­doxale­ment, la poli­tique du PCI, for­mée au moule de l’idéologie de la Recon­struc­tion et par con­séquent fondée sur l’idéologie du tra­vail, ne pou­vait que favoris­er ce type de pro­jet, tant elle était axée sur le développe­ment des forces pro­duc­tives. Si l’ouvrier pro­fes­sion­nel devait rivalis­er avec le patron dans sa capac­ité à faire fonc­tion­ner l’usine, le droit aux études pour les pro­lé­taires sig­nifi­ait dans cette optique que « la réap­pro­pri­a­tion des moyens de pro­duc­tion [était] liée, même dans une stratégie por­teuse de valeurs et d’idéaux nou­veaux, à la pos­si­bil­ité pour les pro­lé­taires d’acquérir les com­pé­tences tech­niques et sci­en­tifiques qui apparte­naient à la bour­geoisie, et dont le pro­lé­tari­at (en ce sens) n’était que l’héritier ».

Le tableau est sans doute rapi­de­ment brossé, il n’en reste pas moins que la direc­tion du PCI n’abandonnera jamais cette cul­ture poli­tique (qui est au fonde­ment par exem­ple de la poli­tique des sac­ri­fices, ou « ligne de l’EUR

8 En févri­er 1978, lors d’une con­férence qui se tient à Rome au Palais des con­grès de l’EUR, les dirigeants de la CGIL se posi­tion­nent à l’avant-garde des poli­tiques d’austérité en appelant à une poli­tique de mod­éra­tion salar­i­ale pour garan­tir l’emploi. Luciano Lama, secré­taire de la CGIL avait déjà invité les ouvri­ers en jan­vi­er, dans la Repub­bli­ca à « se ser­rer la cein­ture » : « La poli­tique salar­i­ale, au cours des prochaines années devra être très mod­érée. […] Nous ne pou­vons plus oblig­er les entre­pris­es à entretenir à leurs frais un nom­bre de tra­vailleurs qui excède leurs capac­ités pro­duc­tives. […] Nous pro­posons dans notre texte que les tra­vailleurs puis­sent être assistés par l’assurance-chômage pen­dant un an, et pas au-delà. […] En somme : mobil­ité effec­tive de la main d’œuvre et fin du tra­vail assisté en per­ma­nence. » Voir aus­si le chapitre 8 – Le com­pro­mis his­torique, p. 439 sqq

» défendue par le PCI entre 1975 et 1977). La lutte y est conçue en sub­stance comme une mise en con­cur­rence per­ma­nente avec les pro­jets de plan­i­fi­ca­tion et de développe­ment du « cap­i­tal­iste col­lec­tif »: elle oscille per­pétuelle­ment entre coopéra­tion et con­flit « démoc­ra­tique » (en optant pour des formes « légales » de lutte), et le pri­mat s’y dis­pute sur la base de caté­gories telles que l’efficience, la com­pé­tence, la capac­ité à pro­gram­mer le développe­ment, à accroître la pro­duc­tiv­ité des ressources humaines, etc. C’est ain­si que s’expliquent les inces­santes récrim­i­na­tions du PCI con­tre les dys­fonc­tion­nements du sys­tème poli­tique, sco­laire, économique, sa pré­ten­tion à l’« hégé­monie » au sein des insti­tu­tions, son inca­pac­ité à com­pren­dre les mou­ve­ments de base dans le champ social, sa dif­fi­culté à pren­dre acte des trans­for­ma­tions de la sub­jec­tiv­ité sur­v­enues dans les années 1960, pen­dant le cycle de lutte de l’ouvrier-masse. Mais c’est pré­cisé­ment au cours de ces années, antérieures à 68, que les straté­gies par­al­lèles des intel­li­gences néo­cap­i­tal­istes et des par­tis ouvri­ers his­toriques ont été lente­ment érodées par les com­porte­ments col­lec­tifs des nou­velles généra­tions.

Comme on l’a vu, les luttes de l’ouvrier-masse n’avaient cessé d’accroître leur capac­ité à remet­tre en cause non seule­ment la manière de pro­duire des marchan­dis­es, mais aus­si l’organisation de la société tout entière (ce qui allait devenir, au cours de l’année 1969 et pen­dant l’Automne chaud, à la fois une par­tie de la mémoire de classe et un pro­jet poli­tique). En ce sens, « l’impulsion don­née à la sco­lar­i­sa­tion de masse, à la général­i­sa­tion de l’accès à l’éducation, avait été immé­di­ate­ment mise au ser­vice (à con­tre-courant des inten­tions des lég­is­la­teurs) du mou­ve­ment de fuite per­ma­nente devant la per­spec­tive de l’usine, de la néces­sité pro­lé­taire du refus du tra­vail salarié sub­or­don­né ». Per­pétuelle­ment tirail­lés entre un désir d’émancipation et un désir de refus (tout comme les jeunes d’extraction petite-bour­geoise qui voy­aient s’effondrer les priv­ilèges de l’« instruc­tion »), ces ouvri­ers avaient déjà pro­duit des formes de con­tes­ta­tion rad­i­cales et paci­fiques. Mais pour paci­fiques qu’elles aient été, ces formes étaient déjà por­teuses du refus du monde du tra­vail et du monde de l’éducation, et elles expri­maient sur le plan exis­ten­tiel un besoin d’expériences et de valeurs inc­on­cil­i­ables avec les normes dom­i­nantes. En cela, les images de la par­tic­i­pa­tion mas­sive aux sec­ours lors de l’inondation de Flo­rence en 1966 ont induit une lec­ture aus­si récon­for­t­ante que trompeuse9 Les « anges de la boue », comme on les surnom­ma, étaient de jeunes volon­taires issus de nom­breux pays, qui avaient rejoint la ville de Flo­rence en 1966 afin de sauver et restau­r­er les œuvres d’art men­acées par la crue de l’Arno. Cette « mobil­i­sa­tion spon­tanée » fut très médi­atisée, et reçut le sou­tien des asso­ci­a­tions de jeunesse laïques ou religieuses, de cer­taines fédéra­tions de par­tis, de la Croix rouge alle­mande, de l’Union sovié­tique, des forces armées améri­caines sta­tion­nées en Ital­ie, de Richard Bur­ton et du pape Paul VI qui célébra la messe de Noël 1966 à Flo­rence dans la cathé­drale San­ta Maria del Fiore.

Dans les uni­ver­sités, les pro­fesseurs de gauche et pro­gres­sistes, sou­vent tout aus­si autori­taires et clien­télistes que les pro­fesseurs bour­geois, s’avéraient inca­pables de saisir les trans­for­ma­tions en cours. De manière générale, les enseignants, mar­qués par un fort con­ser­vatisme, étaient les aux­il­i­aires (volon­taires ou non) de la fonc­tion glob­ale de l’école (dont la Let­tre à une maîtresse d’école opère un dévoile­ment magis­tral). Tout cela con­tribua large­ment à la remise en ques­tion des rôles et de l’autorité.

Si le mou­ve­ment se « lim­ite » dans un pre­mier temps à la cri­tique des formes tra­di­tion­nelles de la représen­ta­tion étu­di­ante liée aux par­tis his­toriques, le moteur véri­ta­ble de la con­tes­ta­tion c’est la con­science nou­velle de la mys­ti­fi­ca­tion opérée par l’institution sco­laire, de sa capac­ité à occul­ter les proces­sus réels qui font fonc­tion­ner la société. On lui reproche sa par­tic­i­pa­tion à la main­mise générale du pou­voir sur les exis­tences et non, comme le font le PCI et les réformistes, « ses inef­fi­cac­ités et ses retards », son « inca­pac­ité à faire face à la nou­velle con­jonc­ture du marché du tra­vail ». Car il devient évi­dent que l’école sert les exi­gences mêmes du développe­ment cap­i­tal­iste: « La cri­tique des con­tenus des enseigne­ments, de l’idéologie de la cul­ture bour­geoise et des formes d’identification qu’elle induit se man­i­feste, aux débuts de la révolte étu­di­ante, par le refus d’une social­i­sa­tion du savoir qui résul­terait de la pure con­nais­sance des con­tenus objec­tifs de la réal­ité ».

Si l’on s’en prend à la fig­ure autori­taire de l’enseignant, c’est en réal­ité pour con­tester les con­tenus du savoir dont il est por­teur, c’est pour refuser l’autorité et les plans du sys­tème cap­i­tal­iste dont il est à la fois le com­plice et le relais. Le mou­ve­ment étu­di­ant met peu à peu au point un usage et une social­i­sa­tion du savoir qui s’affranchissent des fonc­tions assignées à l’institution sco­laire par les élites néo­cap­i­tal­istes, une « dés­co­lar­i­sa­tion réelle » au sens d’Ivan Illich

10 Voir Ivan Illich, Une Société sans école [1971], Seuil, 1972 : « Aujourd’hui, les écoles, les stu­dios de télévi­sion, les théâtres et autres lieux sim­i­laires sont tous conçus pour être util­isés par des pro­fes­sion­nels. Dés­co­laris­er la société veut dire, avant tout, refuser le statut pro­fes­sion­nel à ce méti­er qui, par ordre d’ancienneté, vient juste après le plus vieux du monde, j’entends l’enseignement ! »

: la recherche d’un savoir con­tre le pou­voir du cap­i­tal. L’ouvrier-masse était en train d’élaborer la reven­di­ca­tion du « salaire comme vari­able indépen­dante de la pro­duc­tion »: plus de salaire, moins de temps tra­vail­lé, diminu­tion des rythmes de pro­duc­tion pour se réap­pro­prier le temps vécu dans l’usine et dans la société, pour (re)donner de la valeur à sa pro­pre vie et à son pro­pre corps (auto­val­ori­sa­tion

11 Le terme d’« auto­val­ori­sa­tion » désigne chez Marx la dom­i­na­tion du cap­i­tal sur le temps de tra­vail et de vie ouvri­er, y com­pris au moyen du salaire : « Sous l’angle de la con­ti­nu­ité du procès de pro­duc­tion, le salaire n’est que la par­tie du pro­duit qui, après avoir été créée par l’ouvrier, se trans­forme en moyens de sub­sis­tance, autrement dit, en moyens de con­ser­va­tion et d’accroissement de la capac­ité de tra­vail néces­saires au cap­i­tal pour son auto­val­ori­sa­tion et son procès vital. » (Chapitre inédit du Cap­i­tal, 1867 – disponible en ligne). L’autovalorisation dont il est ici ques­tion désigne au con­traire la capac­ité effec­tive du mou­ve­ment à s’émanciper dans ses formes et son organ­i­sa­tion même du « procès vital » du cap­i­tal. Con­tre la val­ori­sa­tion cap­i­tal­iste du temps de tra­vail et de vie ouvri­er, l’autovalorisation pro­lé­taire est réap­pro­pri­a­tion du sur­tra­vail du point de vue ouvri­er. À pro­pos de l’autovalorisation « étu­di­ante », voir la brochure L’école, ate­lier de la société-usine (1973) – disponible en ligne. Il sera de nou­veau ques­tion d’autovalorisation au chapitre 8 – Lucio Castel­lano : L’autonomie, les autonomies, p. 420 sqq

), en attaquant à la racine le proces­sus d’accumulation et d’exploitation. De la même manière, les étu­di­ants aspi­raient à débar­rass­er l’institution uni­ver­si­taire des fonc­tions pro­duc­tives qui lui étaient dévolues. « Cette ten­dance à affirmer des besoins autonomes en matière de con­nais­sance, con­tre le pro­jet de for­ma­tion et de qual­i­fi­ca­tion cap­i­tal­iste, mène pro­gres­sive­ment le mou­ve­ment à dépass­er la reven­di­ca­tion idéologique d’une con­science alter­na­tive de la réal­ité sociale – reven­di­ca­tion qu’il aurait été pos­si­ble de sat­is­faire dans le cadre de l’institution

12 Rober­ta Tomassi­ni, « Stu­den­ti e com­po­sizione di classe », op. cit

»: il com­mence à inve­stir la société, les quartiers, part à la recherche d’autres mod­èles de vie et, devant les usines et les lieux de tra­vail, se met en quête d’alliances entre ouvri­ers et étu­di­ants.

Les nou­veaux lead­ers du mou­ve­ment restaient pour­tant con­va­in­cus de la néces­sité d’une analyse de classe au sein de la pop­u­la­tion étu­di­ante, comme on l’a vu lors de l’occupation du Palaz­zo Cam­pana à Turin. Mais cette ques­tion, qui risquait au final d’occulter les dif­férences de classe, avait été ini­tiale­ment sous-éval­uée et cer­tains des con­tenus rad­i­caux des Thès­es de la Sapien­za n’avaient pas com­plète­ment pénétré

13 « La tâche pre­mière du mou­ve­ment étu­di­ant con­siste à opér­er des dis­tinc­tions de classe au sein de la pop­u­la­tion sco­lar­isée », Gui­do Viale, Con­tre l’université, op. cit

. En réal­ité, à Trente, à Pise et à Turin (les trois pôles prin­ci­paux de la con­tes­ta­tion, au moins pour ce qui con­cerne la pro­duc­tion théorique), l’urgence d’une analyse poli­tique glob­ale se heur­tait con­tin­uelle­ment aux appareils théoriques des for­ma­tions de la nou­velle gauche.

Le débat qui opposa les dif­férentes com­posantes de la rédac­tion des Quaderni pia­cen­ti­ni est à ce titre exem­plaire. En 1967–1968, le noy­au orig­inel s’était élar­gi. On y trou­vait d’une part Luca Mel­dole­si, Nico­let­ta Stame, Cesare Pianci­o­la, Gior­gio Back­aus, qui s’orienteront, à des moments dif­férents et avec des for­tunes divers­es vers l’Unione dei marx­isti-lenin­isti; de l’autre Lui­gi Bob­bio et Gui­do Viale (issus du Palaz­zo Cam­pana) qui fonderont Lot­ta con­tin­ua, et Ser­gio Bologna qui fera par­tie des fon­da­teurs de Potere operaio. C’est-à-dire d’une part la théorie typ­ique­ment m‑l de l’avant-garde intel­lectuelle des cadres poli­tiques qui « doivent » diriger les mass­es, et de l’autre la ten­ta­tive per­ma­nente de con­cili­er spon­tanéité et organ­i­sa­tion. En vérité, les acteurs de ce débat com­plexe, sou­vent cam­pés dans une « fière adver­sité », peinaient eux-mêmes à en restituer les enjeux en ter­mes généraux. Cepen­dant le besoin impératif de dégager une ligne uni­taire aboutit à un doc­u­ment qui, selon Bel­loc­chio (l’un des fon­da­teurs des Quaderni pia­cen­ti­ni), « avait en quelque sorte inven­té le mou­ve­ment étu­di­ant ». Ce texte, rédigé par Gui­do Viale et inti­t­ulé « Con­tre l’université » fut pub­lié sous forme d’article dans les Quaderni pia­cen­ti­ni, tirés pour l’occasion à 20000 exem­plaires et dis­tribués dans toutes les uni­ver­sités. Par-delà l’emphase de Bel­loc­chio, il est indé­ni­able que ce texte sus­ci­ta par­mi ses lecteurs une iden­ti­fi­ca­tion très large, presque à l’égal de la Let­tre à une maîtresse d’école qui restait une référence majeure pour beau­coup de sémi­naires et de con­tre-cours.

Le long texte de Gui­do Viale est une propo­si­tion de syn­thèse du tra­vail et des expéri­men­ta­tions intel­lectuelles issus des con­tre-cours et des sémi­naires organ­isés par les étu­di­ants pen­dant l’occupation de l’université de Turin. En cela, il peut être lu comme un bilan général de cette pre­mière phase de luttes, dont il refor­mule les ques­tions encore irré­solues.

L’université comme out­il d’intégration. L’université y est décrite comme un instru­ment de manip­u­la­tion idéologique et poli­tique, qui fab­rique de la sub­or­di­na­tion par rap­port au pou­voir. Elle est faite pour détru­ire dans la per­son­nal­ité de cha­cun le sens de la sol­i­dar­ité et du col­lec­tif en pro­mou­vant le mythe de la com­péti­tiv­ité indi­vidu­elle et de la sélec­tion entre sujets priv­ilégiés et sujets défa­vorisés. Elle a pour objec­tif la coop­ta­tion sélec­tive de la classe dirigeante et des organes de pou­voir. On peut ain­si répar­tir les étu­di­ants en trois caté­gories: 1) ceux qui se ser­vent de l’université (comme rampe de lance­ment pour accéder au pou­voir); 2) ceux qui subis­sent l’université (comme une étape oblig­a­toire pour occu­per une posi­tion quel­conque dans la hiérar­chie sociale); 3) ceux qui sont opprimés par l’université (qui n’a alors d’autre rôle que de légitimer leur sub­or­di­na­tion sociale). À Turin il s’agit claire­ment d’une lutte menée par la deux­ième caté­gorie con­tre la pre­mière, avec l’objectif de dénon­cer les con­cepts de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle et de « pro­fes­sion­nal­isme » comme autant de mys­ti­fi­ca­tions.

Car­lo Dono­lo écrira à ce pro­pos: « L’un des aspects les plus intéres­sants de la révo­lu­tion cul­turelle étu­di­ante est de met­tre en cause la fonc­tion pro­fes­sion­nelle de l’enseignement non seule­ment en rai­son de l’autoritarisme de ses con­tenus, mais aus­si et surtout parce que le cap­i­tal se pré­vaut de leur pseu­do-sci­en­tificité pour façon­ner à la fois ses pro­pres esclaves et leurs futurs oppresseurs. »

Le texte de Viale se pour­suit par l’analyse des mécan­ismes de sélec­tion: des plus évi­dents, comme le coût des études, à ceux, plus sub­tils, qui tien­nent aux dif­férentes manières de fréquenter l’université. Les étu­di­ants se divisent ain­si en deux caté­gories: ceux qui se des­ti­nent à une car­rière uni­ver­si­taire et aux postes de direc­tion, et les autres pour qui le diplôme n’est qu’un bout de papi­er tout juste bon à dégot­er un poste de tra­vail quel­conque. Dans cette optique, il est de pre­mière impor­tance d’analyser la con­di­tion des étu­di­ants-tra­vailleurs.

Après avoir rap­pelé et analysé la fonc­tion de l’autoritarisme académique, les dif­férentes com­mis­sions d’étude ont con­staté que les livres pou­vaient se révéler tout aus­si autori­taires que les pro­fesseurs. Le culte du livre et de la « vérité » livresque est par con­séquent l’objet d’une cri­tique rad­i­cale, et on lui préfère la dis­cus­sion et la con­fronta­tion avec des « experts ».

L’université et la sci­ence. La recherche sci­en­tifique est prin­ci­pale­ment abor­dée sous l’angle de son organ­i­sa­tion bureau­cra­tique (soumise à des ori­en­ta­tions poli­tiques pré­cis­es). La fonc­tion idéologique de la recherche sci­en­tifique est dure­ment cri­tiquée, parce qu’elle garan­tit à ses pro­pres ten­ants une sit­u­a­tion priv­ilégiée en même temps qu’elle impose à la société l’idéologie de l’inéluctable divi­sion en class­es (la néces­sité des experts). Le mou­ve­ment étu­di­ant des fac­ultés tech­niques et sci­en­tifiques doit trou­ver, dans le con­tact avec les usines et avec la classe ouvrière, le ter­rain d’étude où il pour­ra exercer ses choix, au sens où il lui faut pré­par­er les tech­ni­ciens à être autre chose que les « fonc­tion­naires » du cap­i­tal.

Les luttes, la base et le som­met. Pour Viale, les instances dirigeantes du mou­ve­ment ont mon­tré un retard con­stant par rap­port à la volon­té de lutte de la base étu­di­ante, et cela en rai­son de trois erreurs: 1) elles ont con­sid­éré comme un devoir des « dirigeants » d’interpréter les com­porte­ments de la « base », au lieu de pré­sup­pos­er que seul pou­vait être dirigeant celui qui se don­nait les moyens de faire des choix avec plus de clarté et de déter­mi­na­tion que les autres; 2) elles ont con­sid­éré que la lib­erté de l’assemblée con­sis­tait unique­ment à choisir entre des alter­na­tives prédéter­minées; dans une société fondée sur l’oppression, la lib­erté ne relève pas de l’exercice du choix; les alter­na­tives n’autorisent jamais la dif­férence, et l’assemblée ne parvient à la cohérence et à l’unité que lorsqu’elle définit elle-même la voie qui lui per­met de se sous­traire aux con­di­tions de la « nor­mal­ité »; 3) elles ont cru qu’il était pos­si­ble d’extraire de l’assemblée une com­posante plus avancée, de l’isoler de la masse de ceux qui n’étaient pas encore « ini­tiés », de sépar­er ces deux com­posantes et de leur tenir des dis­cours dif­férents (« révo­lu­tion­naires » pour les pre­miers, « réformistes » pour les autres).

Ce texte, comme on peut le con­stater, soule­vait de mul­ti­ples ques­tions (qui allaient bien au-delà de cette rapi­de syn­thèse, et qui servi­ront de sup­port à de nom­breuses dis­cus­sions et assem­blées). Quoi qu’il en soit, une ligne s’en dégageait: on ne lut­tait plus « dans » l’université mais « con­tre » l’université et les struc­tures même de son organ­i­sa­tion.

dans ce chapitre« Ser­gio Bianchi: pre­mières pistes d’interprétation de 1968« Cette fois, on ne s’est pas enfuis »: la bataille de Valle Giu­lia »
  • 1
    C’est en jan­vi­er 1963 qu’apparaît pen­dant le jour­nal télévisé de la pre­mière chaîne la rubrique heb­do­madaire Tv7. D’une durée d’un quart d’heure env­i­ron, elle présen­tait des reportages sur des sujets d’actualité, qui entendaient rompre avec la forme tra­di­tion­nelle du jour­nal télévisé
  • 2
    Le 2 octo­bre 1968, dix jours avant l’ouverture des Jeux olympiques, l’armée mex­i­caine ouvre le feu sur des étu­di­ants rassem­blés sur la place des Trois-Cul­tures de Tlatelol­co à Mex­i­co, met­tant bru­tale­ment fin à plus de trois mois de con­tes­ta­tion étu­di­ante con­tre le gou­verne­ment social­iste du Par­ti Révo­lu­tion­naire Insti­tu­tion­nel. Plusieurs cen­taines de man­i­fes­tants sont tués, de nom­breux autres sont blessés, arrêtés ou « portés dis­parus »
  • 3
    Alber­to Asor Rosa, « Per­ché tut­to il mon­do insieme », sup­plé­ment à l’Espresso, n° 3, 1988
  • 4
    Il ne s’agissait en l’occurrence pas de hip­pies, mais des Yip­pies, du Young inter­na­tion­al par­ty – une organ­i­sa­tion informelle fondée par Jer­ry Rubin et Abbie Hoff­man, issue du mou­ve­ment anti-guerre des années 1960, qui util­i­saient des méth­odes d’actions inédites par rap­port à celles de l’extrême-gauche améri­caine. En 1968, ils avaient per­tur­bé la Con­ven­tion démoc­rate à Chica­go en présen­tant un cochon du nom de Piga­sus à l’investiture pour la Mai­son Blanche. La répres­sion fut féroce et l’on dit que c’est à cette occa­sion que les policiers améri­cains gag­nèrent le surnom de « pigs » : « We’re run­ning a pig for pres­i­dent. But you guys are the real pigs. »
  • 5
    L’enseigne de mode Fioruc­ci est née à Milan en mai 1967
  • 6
    Le pro­fesseur Chris­ti­aan Barnard (1922–2001) effectue la pre­mière trans­plan­ta­tion car­diaque en 1967. En mai, lors de la mis­sion lunaire Sur­vey­or 3, plus de 6 000 pris­es de vue sont envoyées sur terre et con­ver­ties en temps réel en un sig­nal de télévi­sion. Au print­emps, le mag­a­zine L’Espresso révèle l’existence du « plan Solo ».
  • 7
    Rober­ta Tomassi­ni (dir.), « Stu­den­ti e com­po­sizione di classe », Aut Aut, 1977. Sur la cap­ta­tion cap­i­tal­iste du temps chez Marx, voir Le Cap­i­tal, Livre I, chapitre VIII, op. cit. : « Il va de soi tout d’abord que le tra­vailleur n’est rien d’autre, chaque jour de sa vie entière, que sa force de tra­vail, que donc tout son temps disponible est par nature et de droit, du temps de tra­vail, qu’il appar­tient donc à l’autovalorisation du cap­i­tal. Quant au temps qu’il faut pour son édu­ca­tion d’homme, pour son développe­ment intel­lectuel, pour la sat­is­fac­tion de ses besoins soci­aux, pour le com­merce des gens, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, et même le temps libre du dimanche – et cela dans le pays même des sanc­tifi­ca­teurs du Sab­bat – tout ça n’est que calem­bredaine ! Or dans sa pul­sion aveu­gle et démesurée, sa bes­tiale fringale du sur­tra­vail, le loup-garou cap­i­tal ne fran­chit pas seule­ment les bornes morales, mais aus­si les bornes extrêmes pure­ment physiques de la journée de tra­vail. Il usurpe le temps qu’il faut pour la crois­sance, le développe­ment et le main­tien du corps en bonne san­té. Il vole le temps qu’il faut pour respir­er l’air libre et jouir de la lumière du soleil. »
  • 8
    En févri­er 1978, lors d’une con­férence qui se tient à Rome au Palais des con­grès de l’EUR, les dirigeants de la CGIL se posi­tion­nent à l’avant-garde des poli­tiques d’austérité en appelant à une poli­tique de mod­éra­tion salar­i­ale pour garan­tir l’emploi. Luciano Lama, secré­taire de la CGIL avait déjà invité les ouvri­ers en jan­vi­er, dans la Repub­bli­ca à « se ser­rer la cein­ture » : « La poli­tique salar­i­ale, au cours des prochaines années devra être très mod­érée. […] Nous ne pou­vons plus oblig­er les entre­pris­es à entretenir à leurs frais un nom­bre de tra­vailleurs qui excède leurs capac­ités pro­duc­tives. […] Nous pro­posons dans notre texte que les tra­vailleurs puis­sent être assistés par l’assurance-chômage pen­dant un an, et pas au-delà. […] En somme : mobil­ité effec­tive de la main d’œuvre et fin du tra­vail assisté en per­ma­nence. » Voir aus­si le chapitre 8 – Le com­pro­mis his­torique, p. 439 sqq
  • 9
    Les « anges de la boue », comme on les surnom­ma, étaient de jeunes volon­taires issus de nom­breux pays, qui avaient rejoint la ville de Flo­rence en 1966 afin de sauver et restau­r­er les œuvres d’art men­acées par la crue de l’Arno. Cette « mobil­i­sa­tion spon­tanée » fut très médi­atisée, et reçut le sou­tien des asso­ci­a­tions de jeunesse laïques ou religieuses, de cer­taines fédéra­tions de par­tis, de la Croix rouge alle­mande, de l’Union sovié­tique, des forces armées améri­caines sta­tion­nées en Ital­ie, de Richard Bur­ton et du pape Paul VI qui célébra la messe de Noël 1966 à Flo­rence dans la cathé­drale San­ta Maria del Fiore
  • 10
    Voir Ivan Illich, Une Société sans école [1971], Seuil, 1972 : « Aujourd’hui, les écoles, les stu­dios de télévi­sion, les théâtres et autres lieux sim­i­laires sont tous conçus pour être util­isés par des pro­fes­sion­nels. Dés­co­laris­er la société veut dire, avant tout, refuser le statut pro­fes­sion­nel à ce méti­er qui, par ordre d’ancienneté, vient juste après le plus vieux du monde, j’entends l’enseignement ! »
  • 11
    Le terme d’« auto­val­ori­sa­tion » désigne chez Marx la dom­i­na­tion du cap­i­tal sur le temps de tra­vail et de vie ouvri­er, y com­pris au moyen du salaire : « Sous l’angle de la con­ti­nu­ité du procès de pro­duc­tion, le salaire n’est que la par­tie du pro­duit qui, après avoir été créée par l’ouvrier, se trans­forme en moyens de sub­sis­tance, autrement dit, en moyens de con­ser­va­tion et d’accroissement de la capac­ité de tra­vail néces­saires au cap­i­tal pour son auto­val­ori­sa­tion et son procès vital. » (Chapitre inédit du Cap­i­tal, 1867 – disponible en ligne). L’autovalorisation dont il est ici ques­tion désigne au con­traire la capac­ité effec­tive du mou­ve­ment à s’émanciper dans ses formes et son organ­i­sa­tion même du « procès vital » du cap­i­tal. Con­tre la val­ori­sa­tion cap­i­tal­iste du temps de tra­vail et de vie ouvri­er, l’autovalorisation pro­lé­taire est réap­pro­pri­a­tion du sur­tra­vail du point de vue ouvri­er. À pro­pos de l’autovalorisation « étu­di­ante », voir la brochure L’école, ate­lier de la société-usine (1973) – disponible en ligne. Il sera de nou­veau ques­tion d’autovalorisation au chapitre 8 – Lucio Castel­lano : L’autonomie, les autonomies, p. 420 sqq
  • 12
    Rober­ta Tomassi­ni, « Stu­den­ti e com­po­sizione di classe », op. cit
  • 13
    « La tâche pre­mière du mou­ve­ment étu­di­ant con­siste à opér­er des dis­tinc­tions de classe au sein de la pop­u­la­tion sco­lar­isée », Gui­do Viale, Con­tre l’université, op. cit